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sauve pas, je la tuerai plutôt que de la laisser tomber vivante entre ses mains, répondit Brise-Tout avec une énergie vraiment

sublime.

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<Je ne pus m'empêcher de lui sauter au cou et de le presser

contre mon cœur.

<- Je pars - lui dis-je — et je compte sur ton courage, mon brave compagnon!

« Dix minutes après, je galopais à toute bride sur la route de Wilna, et deux heures ne s'étaient pas écoulées que je rentrais au logis, accompagné du meilleur médecin de la ville et d'une religieuse de Saint-Basile, pieuses filles qui remplacent dans ce pays nos sœurs de charité.

< Rien de fâcheux ne s'était passé pendant ma rapide excursion. La partie du château affectée à la résidence de l'intendant, hermétiquement fermée, paraissait déserte, et aucun bruit alar

mant ne venait de ce côté.

« Le médecin et la religieuse entrèrent auprès de la malade, que Brise-Tout put quitter alors.

« La raison n'était pas revenue à Delphine durant mon absence. Quand elle ne restait pas plongée dans une morne stupeur, elle prononçait, avec une volubilité effrayante, une multitude de phrases sans liaison entre elles, dont il était impossible de tirer aucune lumière, si ce n'est que la malheureuse enfant n'avait pas la moindre conscience de sa situation.

« Aussitôt que Brise-Tout eût fini de me donner en peu de mots ces douloureux détails et d'autres encore, je l'envoyai à l'écurie préparer son cheval, qui fort heureusement n'avait pas fait de chasse très-rude depuis plusieurs jours, et comme il achevait de le brider, je lui remettais un billet de quelques lignes pour le comte Michel, avec la recommandation pressante de faire la plus grande diligence.

« J'ajoutai à ce message écrit un certain nombre de courtes explications verbales, très-nettement formulées, afin que mon envoyé fût en mesure de répondre sans se troubler à toutes les questions que le pauvre vieux seigneur pourrait lui adresser, de manière à ne pas augmenter ses angoisses, en évitant toutefois de le trop fortifier dans ses espérances, s'il lui en restait encore quelquesunes sur le sort de l'être aimé que je savais être son unique joie en ce monde désormais.

« Je vivrais autant d'années que j'en ai déjà passé sur la terre,

et je consacrerais tout mon temps à vous raconter mes impressions pendant cette première journée, à partir du moment où Brise-Tout s'était séparé de moi, que je ne parviendrais pas encore, messieurs, à vous initier à toutes les tortures qui assaillirent successivement mon âme, déjà bien brisée, comme vous le savez. Je n'osais sonder les mystères du tragique événement dont j'avais été en quelque sorte le témoin, et je frémissais d'horreur à la seule pensée de ce qu'il me faudrait apprendre au comte Michel des circonstances dans lesquelles la Providence avait fait de moi le protecteur de sa petite-fille. Descendant ensuite à des sentiments d'une amertume plus personnelle, je souffrais cruellement pour mon propre compte à l'idée qu'un misérable tel que Balthazar Ruys avait pu espérer faire aisément sa proie d'une aussi céléste créature que Delphine, dont je me serais à peine permis de baiser les pas dans la poussière. La pitié, l'indignation, la haine, le besoin de vengeance, la jalousie, en un mot toutes les passions violentes qui sont tour à tour la volupté, le tourment et la honte de la pauvre humanité, transformaient mon cœur en un véritable enfer, et lui faisaient éprouver des douleurs qu'il n'avait jamais connues dans mes plus mauvais jours! Il n'y a pas la moindre exagération à vous dire, mes amis, que les souvenirs de cette matinée et du lendemain qui la suivit pèsent plus lourdement sur ma mémoire que ceux de tous les autres malheurs de ma vie ensemble.

« Le médecin venait de temps en temps près de moi pour me rendre compte de l'état de sa maladé, dans la chambre de laquelle je n'avais pas voulu pénétrer, et, sans se prononcer positivement dans un sens trop favorable, ses paroles étaient un peu plus rassurantes à chacune de ses visites, si bien que lorsqu'il me quitta pour retourner à la ville, vers la fin de l'après-midi, il put m'affirmer sur l'honneur que Delphine était mieux, que la raison lui revenait par intervalle, enfin que l'on pouvait beaucoup espérer de cet heureux changement, si les causes qui avaient amené le mal ne se renouvelaient plus.

« A la chute du jour, je vis entrer la religieuse, qui me dit que Delphine désirait connaître et remercier son libérateur.

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« - Quoi! c'est vous, monsieur! murmura-t-elle d'une voix faible quand elle m'aperçut debout au chevet de son lit. Oh! alors il est bien certain que je suis sauvée! Merci! mon Dieu!

« Et un sourire angélique illumina son pur et doux visage pendant qu'elle levait les yeux vers le ciel.

reprit-elle,

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<< — Je sais que vous avez envoyé chercher mon grand-père,— mais le trouvera-t-on en état de venir jusqu'à moi ? Dieu veuille seulement que la douleur ne l'ait pas déjà tué!

((

Du courage, ma chère demoiselle!

lui dis-je,

« celui qui vous a sauvée ne voudra pas vous imposer de nouvelles épreuves..... Mettez votre confiance en lui; moi, j'ai bon espoir.

« Je l'engageais à espérer, et, dans mon for intérieur, j'étais convaincu que le retour de Brise-Tout nous mettrait à tous la mort dans l'âme.

Elle le vit sans doute sur ma physionomie, car la sienne s'assombrit tout à coup, et la pauvre enfant, qui s'était mise sur son séant pour me recevoir, s'affaissa sur ses oreillers en poussant un profond soupir de découragement.

balbutia-t-elle en

« Ma bonne sœur, faites-moi dormir, fermant les yeux. - Demain sera plus vite venu, et il m'apportera peut-être de la consolation.

« C'était du désespoir que le lendemain devait lui apporter. <«< Au point du jour Brise-Tout revint, et je n'eus pas besoin de l'interroger pour savoir que tous mes funestes pressentiments avaient été des révélations.

<< Le pauvre comte Michel n'existait probablement plus en ce moment, car il était à toute extrémité dans le milieu de la nuit. « La surveille, en apprenant que sa bien-aimée petite-fille venait d'être enlevée, à quelques pas seulement de chez lui, par une troupe de gens masqués qui avaient fui aussitôt, il était tombé comme foudroyé sous le coup d'une de ces apoplexies terribles qui ne laissent aucune ressource à la science, et il y avait déjà vingt-quatre heures qu'il était privé de sentiment lors de l'arrivée de mon piqueur sur le théâtre de cette autre scène de désolation. Ainsi ma lettre n'avait pu lui être remise.

« Le médecin qui lui donnait des soins affirmait qu'il ne faudrait rien moins qu'un miracle pour le tirer d'affaires, et les deux anciens serviteurs de la famille, frappés de stupeur par l'enlèvement de leur jeune maîtresse et la certitude de la mort prochaine de leur vieux maître, avaient perdu la tête au point de ne pouvoir plus ni parler, ni comprendre, ni rendre le plus petit service. Le bras de Dieu s'était étendu inexorable sur toute cette maison, ой

régnait naguère, ainsi que je vous l'ai raconté, la douce paix d'un intérieur de patriarche.

> Comment annoncer ces terrifiantes nouvelles à la malheureuse enfant, et qu'allait-elle devenir si la puissance de sa jeunesse la condamnait à survivre à cette seconde secousse, plus terrible encore peut-être que la première? Quelle serait aussi sa destinée désormais dans le cas où elle ne conserverait la vie qu'à la condition cruelle de perdre de nouveau la raison, et cette fois pour toujours? Le récit des infortunes de son aïeul m'avait appris qu'après lui elle serait sans famille, sans appui, et qu'ils ne possédaient à eux deux pas d'autres moyens d'existence qu'une pension de la cour de Russie, qui très-probablement s'éteindrait avec l'existence du comte. Je savais qu'elle avait été accordée à ce dernier à la prière du roi Stanislas, lorsque celui-ci s'était vu contraint de conjurer sa spoliatrice Catherine de se charger du paiement de ses dettes de reconnaissance.

«

< Ainsi la mort, la folie, l'abandon et la misère, telles étaient les quatre douloureuses perspectives qu'offrait à mon esprit la destinée de la charmante Delphine après le retour de BriseTout.

« Une seule ressource restait à la pauvre enfant, si elle échappait tout à la fois à la mort et à la démence, c'était que je remplaçasse le soutien qu'elle avait perdu, en me dévouant à elle aussi longtemps que je vivrais. Ma petite fortune de proscrit me permettait ce surcroît de dépense, et mon cœur, je ne crains pas de vous l'avouer, se sentait porté naturellement à accomplir cet acte d'humanité.

<< C'était le premier élan de ma sympathie pour une grande et touchante infortune, et sans me promettre précisément d'en suivre l'impulsion jusqu'au bout, je m'abandonnai sans contrainte au charme que cause toujours dans une âme, même triste et désenchantée de tout, l'éclosion soudaine d'un bon et noble sentiment qui la relève à ses propres yeux.

<< Dans le courant de la journée, alors que je n'avais pas revu la pauvre Delphine, encore dans l'ignorance du dernier coup qui la menaçait, je consultai mon fidèle Brise-Tout sur l'idée qui m'était venue, et l'excellente créature fut d'avis que je ne pouvais pas abandonner l'intéressante jeune fille que la Providence avait en quelque sorte mise sous ma protection.

« Mais, avant d'en arriver à exprimer mon désir à cet égard,

j'avais à remplir une mission affreuse que je ne pouvais plus différer bien longtemps.

< Vous devinez, messieurs, qu'il s'agissait de préparer notre malade à acquérir bientôt la certitude qu'elle était orpheline.

« Je n'attendais plus que le retour du docteur pour m'entendre avec lui sur la meilleure marche à suivre afin de traverser cette épreuve suprême dont la seule pensée glaçait mon cœur d'effroi. Il vint, je lui contai tout, et, après une mûre délibération, nous convînmes que ce serait la bonne religieuse de Saint-Bazile qui se chargerait de dire la triste vérité quand le moment lui semblerait opportun.

« Je devais parler ensuite et aider la malheureuse orpheline de mes conseils ou de mes services, selon que je la trouverais disposée à accepter les uns ou les autres.

« Ce ne fut que le jour suivant, dans la matinée, que la religieuse vint me confier qu'il n'y avait plus rien à révéler à Delphine, si ce n'est qu'il lui restait encore un ami dans ce monde, assurance que je pouvais seul lui donner.

Elle était au désespoir de la mort de son aïeul, dont nous avions appris la nouvelle certaine; mais sa raison ne s'était pas brisée sous ce dernier coup du sort.

<< Moi, j'avais passé une grande partie de la nuit à réfléchir sérieusement et douloureusement à ma résolution généreuse de la veille et je dois vous confesser, messieurs, et vous confesser à ma honte que mon entraînement s'était transformé en hésitation. Je ne voyais plus que des embarras à éprouver là où je n'avais vu d'abord que de doux devoirs à remplir. La raison, cette froide conseillère des cœurs égoïstes, me montrait des inconvénients sans nombre dans l'accomplissement de la noble tâche dont la pensée m'avait paru si naturelle dans le premier moment. Il me faudrait sacrifier mon indépendance, qui était le plus impérieux de mes besoins depuis de nombreuses années; pour avoir une personne de plus dans mon intérieur, je serais peut-être obligé de restreindre les dépenses nécessaires à l'entretien de mon équipage de chasse, et, une fois entré dans cette voie, qui aboutissait fatalement à la destruction de mon vou d'exterminateur de loups à perpétuité, où m'arrêterais-je? Le mal s'aggraverait encore dans des proportions incalculables, si je m'avisais de m'éprendre d'amour pour cette séduisante jeune fille, dont le souvenir avait eu déjà un si grand pouvoir sur mon imagination à la suite de ma

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