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première rencontre avec elle. Ou j'aimerais sans être aimé, et je serais malheureux et ridicule, ou l'on me rendrait affection pour affection, et, au lieu d'un homme libre, il n'y aurait plus en moi l'esclave des volontés d'une femme!

que

« Plus j'examinais la situation, et plus ces réflexions, justes ou fausses, délicates ou misérables, élevées ou basses, s'incrustaient dans mon esprit. Elles finirent par le dominer si complétement, que quand je me trouvai en présence de la petite-fille du vénérable comte Michel, je ne me sentis plus inspiré que pour lui offrir des consolations banales ou des conseils qui ne ressemblaient guère à des promesses de dévouement.

« Une monstrueuse personnalité l'avait emporté encore une fois sur mes bons instincts, comme vous le voyez. >

Depuis que nos relations intimes avec le père la Trompette, nous avaient mis dans le secret des principaux événements de sa vie, il s'était abandonné à diverses reprises au découragement et presque au désespoir lorsque la marche de son récit lui faisait rencontrer en chemin certaines circonstances dont le souvenir lui était particulièrement pénible. Dans ces occasions là, son visage s'altérait subitement, sa voix, presque toujours ferme et vibrante, devenait faible et sourde, son front se couvrait de la sueur froide d'un douloureux malaise, et toute sa personne trahissait une grande souffrance intérieure, violemment contenue par une force d'âme souvent mise à l'épreuve.

Nous étions habitués, mon père et moi, à ces crises de muette désolation, et le plus ordinairement nous nous entendions du regard pour nous avertir mutuellement de ne pas paraître les remarquer. Ainsi fimes-nous encore quand le vieux veneur suspendit sa narration après nous avoir avoué qu'il ne s'était pas senti le courage de rester le protecteur et l'ami de la pauvre jeune fille à laquelle il avait sauvé l'honneur.

Son silence fut long, et le paroxysme de son accès de regrets ou de remords plus poignant à contempler que tous ceux dont nous avions été témoins jusqu'à ce moment.

Enfin il fit un suprême effort, et comme un homme qui veut à tout prix rejeter bien loin de lui un fardeau qui l'accable, il nous regarda en face, mon père et moi, et comme dénouement au lamentable épisode qu'il venait de nous conter, il murmura d'un ton lugubre, mais résolu cependant, ces quelques paroles :

« Quarante-huit heures après, je conduisis la petite-fille du comte Michel au couvent des Basiliennes de Wilna. »

Et il laissa tomber son front humide et pâle dans ses deux larges mains crispées.

(La suite au prochain numéro.)

MARQUIS DE FOUDRAS.

MES CHASSES EN ABYSSINIE

PAR A. VAYSSIÈRES.

SECOND VOLUME.

CHAPITRE IX.

L'ANGLAIS QUI VEUT DÉCOUVRIR LES SOURCES DU NIL.

Pendant notre séjour à Dahlak, un Anglais nouvellement arrivé d'Aden était venu s'installer dans une maison voisine de celle habitée par Stéphen. Le nouveau débarqué avait couru l'Inde tout entière, ainsi que la plus grande partie de la Nouvelle-Hollande, où il avait fait un long voyage dans l'intérieur, à la découverte de je ne sais plus quel fleuve. Il s'en allait maintenant aux sources du fleuve Blanc; celles-là trouvées, il passerait à celles du Niger, puis à celles de la Tchadda, enfin à celles de tous les grands fleuves de l'Afrique. Sa profession était de trouver les sources introuvables.

Il n'y avait à tout cela qu'une petite difficulté : c'est que l'intrépide explorateur ne savait pas le premier mot des mille et un idiomes de l'Afrique. Mais, outre qu'avec sa boussole il pouvait à la rigueur se passer de parler à qui que ce fût, notre homme, qui était le plus bizarre des originaux des trois royaumes unis, avait trouvé un moyen aussi simple que facile de parer à cet inconvénient. Au lieu d'apprendre lui-même les langues parlées

dans les provinces qu'il avait à traverser, il y avait économie de temps, selon lui, à enseigner l'anglais aux hommes avec qui il lui plairait d'avoir des relations.

Et tout d'abord il résolut de se former un domestique avec lequel il n'eût pas besoin de recourir à un baragouin aussi barbare que l'arabe. Il prit donc un serviteur auquel, dès le premier jour, il donna l'ordre, en anglais bien entendu, d'aller au marché, et de lui en rapporter du pain, du beurre, des œufs et de la volaille. Le serviteur était tout oreilles; mais, pour si grandes qu'il les ouvrit, pas un mot de tout cela n'arriva à son intelligence. Le maître lui administra une volée de coups de pieds, sous prétexte de lui ouvrir l'intellect; puis, quand il jugea cette première leçon de longueur suffisante, il ouvrit la porte au malheureux, qui se sauva en criant au feu !

L'Anglais jeûna jusqu'au soir. Un peu avant la nuit, il lui fallut bien pourtant se résoudre à courir lui-même au bazar, où son costume excita une hilarité générale.

En effet, dès le premier jour de son arrivée, notre homme n'avait eu rien de plus pressé que de se mettre comme les gens du pays, c'est-à-dire qu'à part la serviette qu'il avait roulée autour de ses reins en guise de pagne, il était tout nu. Je me trompe : en sa qualité de gentleman, il n'avait pu se décider à renoncer aux gants blancs, qu'il ne quittait jamais, même pour manger son pilau avec les doigts.

Arrivé au milieu du marché, voici comment il s'y prit pour trouver une poule à acheter.

D'abord, il ploya son grand corps jusqu'à toucher la terre du nez; puis il allongea ses bras le long des cuisses, et se mit à marcher ainsi de côté et d'autre, comme les poules en quête d'un grain de mil, s'arrêtant quelquefois pour gratter la terre du pied, ou se redressant brusquement pour imiter en fausset le chant du coq. Comme il avait soin de montrer sa main pleine de roupies à chacune de ses évolutions, tout le monde comprit: les poules et les coqs arrivèrent en foule, et le gentleman s'en retourna chargé de volailles. Il n'y avait plus qu'à en faire cuire une.

Le voyageur essaya de la plumer; mais trouvant bientôt ce procédé trop peu expéditif, il imagina d'allumer un grand feu, de suspendre le volatile au-dessus, et de laisser aux flammes le soin de la débarrasser de l'habit de plumes qu'elle tenait de dame nature. Les plumes, ainsi calcinées, se réduisirent en une croûte de

corne, dans laquelle la malheureuse bête, mal saignée, cria jusqu'à ce qu'elle fût à moitié cuite.

Cette volaille à la coque c'est le nom que l'Anglais donnait à la nouvelle préparation culinaire de son invention lui parut délicieuse, et surtout très-tendre.

Toutefois, après son diner, notre voisin vint nous faire une visite et nous dit qu'il comptait aller se plaindre au gouverneur de la conduite peu honnête de son domestique. L'Arabe avait, en effet, le tort d'avoir pris une leçon d'anglais et d'être parti sans payer le cachet. Stephen se chargea de pourvoir à son remplacement.

A peine installé, le nouveau visiteur reçut à peu près les mêmes ordres que celui de la veille, et comme lui, ne comprit goutte. Le voyageur, convaincu plus que jamais de l'excellence de sa méthode, ne se reprochait que d'avoir voulu procéder graduellement à l'endroit de son premier élève, sans doute afin de ne point surcharger sa mémoire. Aussi résolut-il d'entrer plus énergiquement en matière avec le second, et de lui apprendre tout l'anglais d'une seule fois. La leçon se prolongea jusqu'au moment où ses voisins, entendant l'homme d'Arkeeko beugler et appeler au secours, se hasardèrent à enfoncer la porte.

Enfin l'Anglais finit par déterrer, sans le secours de Stéphen, cette fois, un matelot indien, qui parlait sa langue et dont il se trouva très-satisfait, excepté sur le chapitre de l'activité.

Par-dessus tout, le matelot avait le sommeil dur; or, une nuit, son maître, venant à s'éveiller vers les trois heures du matin, eut envie de prendre le thé :

-Hamed! lui cria-t-il.

Le serviteur ronflait et se garda bien de répondre.
-Hamed! répéta l'Anglais.

L'Indien dormait toujours.

Hamed!... enfant de chien! vociféra le maître, qui, ne pouvant plus y tenir, se leva, versa une charge de poudre dans le canon d'un pistolet et lâcha le coup à deux pouces de l'oreille du dormeur.

Celui-ci s'éveilla en sursaut, bondit hors de son lit et se sauva tout nu dans les rues de la ville, tandis que le gentleman riait à se disloquer les mâchoires de cette facétie qu'il trouvait infiniment réjouissante.

Pourtant, comme aucun domestique ne voulait d'un tel maître, le voyageur se dégoûta vite d'un pays où un riche enfant d'Albion

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