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était obligé de préparer lui-même son manger, et partit peu après pour Djeddah, ce qui explique comme quoi le voile mystérieux qui couvre les sources du fleuve Blanc, du Niger et de la Tchadda n'a point encore été soulevé.

Outre l'Anglais, notre voisinage s'était augmenté d'un nouveau venu dans la personne de Mohammed Cotten. Sa maison avait été incendiée par les Abyssins lors de leur apparition à Maholjo, et, en attendant la possibilité d'en rebâtir une neuve, notre chamelier en chef avait jugé à propos d'élire domicile dans une hutte contiguë à notre demeure. La mort y était entrée avec lui et avait frappé d'abord sa vieille mère; ensuite, à quelques jours d'intervalle, sa jeune femme. Pendant près d'un mois ce furent des cris, des sanglots, des myriologues, des danses funèbres qui nous empêchèrent de fermer l'œil : après quoi, cette bruyante douleur tomba tout à coup, et les parents des deux défuntes ne se souvinrent plus d'elles qu'un jour par semaine.

Ce jour là, c'était toujours le mercredi, dès l'aurore les femmes du quartier se réunissaient dans la maison de notre chamelier. Une des commères commençait par couper et laver le toumbéki nécessaire pour remplir le narghileh dont le tuyau passait de main en main et auquel chacune des assistantes aspirait à son tour une bouffée de tabac. Pendant ce temps, une autre préparait le café, et la tasse faisait le tour du cercle.

Ces dispositions préliminaires terminées, la matrone la plus renommée par son talent d'improvisation entonnait d'une voix dolente la première strophe d'un myriologue; d'autres l'accompagnaient de cris, de sanglots, de contorsions effrayantes, tandis que les danseuses échevelées, en proie à un désespoir frénétique, hurlaient toutes ensemble leur refrain lugubre : Ouoyé! ouoyé!

Tout à coup, à un signe de la vieille femme qui remplissait les fonctions de maîtresse des cérémonies, l'improvisatrice s'arrêtait, les yeux des pleureuses se rassérénaient, les danseuses rajustaient leurs vêtements en désordre; toutes se pressaient au tour de la bouilloire et du narghileh, que l'on rallumait; la tasse recommençait à circuler à la ronde, et ces femmes, si désolées une minute auparavant, caquetaient, médisaient ou riaient aux éclats.

Cette comédie, avec ses entr'actes, durait jusqu'à midi, et devait se répéter régulièrement tous les mercredis pendant trois

ans.

Or il arriva que, dans cette périodique affluence de femmes

qui se réunissaient chez lui chaque semaine, Mohammed-Cotten finit par remarquer une jeune fille dont la vue acheva de calmer ce qu'il pouvait y avoir encore de regrets au fond de son cœur ; et le célibat, ainsi que le veuvage, étant considéré ici comme une énormité que rien n'excuse, le mariage fut décidé en quelques jours.

Le soir fixé pour la cérémonie, la maison de notre voisin s'illumina comme une chapelle ardente; des œufs d'autruche, que l'on ne casse que lorsque le mariage est consommé, décorèrent sa porte d'une bizarre guirlande, et un grand festin, auquel nous fûmes conviés, Stephen et moi, réunit les parents et les amis des deux familles.

A part un grand feu qui fut allumé devant la porte du nouveau marié, et au tour duquel vint danser un double cercle de jeunes filles, rien des farces bruyantes dont un mariage, dans les camps nomades est toujours l'occasion, ne marqua cette fête. Tout se borna à dévorer quelques sacs de riz et nombre de moutons; après quoi, le cadi bénit les deux conjoints et les assistants se retirèrent.

La même différence qui existe dans les cérémonies extérieures du mariage se retrouve dans le sort des femmes chez les Bédouins et celui des femmes de Massouah et d'Arkeeko. Tandis que les premières sont condamnées aux travaux les plus rudes, les dernières, au contraire, devraient être comptées dans la catégorie des êtres privilégiés dont parle le proverbe arabe : « Il n'y a rien de plus heureux en ce monde que les ramiers de la Mecque, les chevaux de l'iman de Sanâ et les femmes de Sawahin.»

Dans les villes du littoral, la femme est, en effet, considérée comme un animal de luxe, que l'on ne doit point soumettre au travail, de peur d'en amoindrir la valeur. Pour elle, la durée de la lune de miel se mesure à la durée de sa beauté! La conservation de celle-ci est son unique besogne; les soins du ménage sont l'affaire des esclaves et non la sienne. Toute fatigue lui est interdite; elle ne peut aller visiter une amie qu'à mule, ou montée sur un chameau bien doux, dont on amortit encore le cahot au moyen de tapis. Le mari rentre-t-il pour le repas du soir après une journée de labeur, du pied, la femme, accroupie sur son sérir, lui montre sans mot dire l'endroit où il trouvera son manger, et le mari lui doit encore des remercîments pour ce geste. En un mot, elle est traitée en nouvelle mariée jusqu'à ce que se montre la

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première ride. Alors seulement apparaît le revers de la médaille. Les philtres, les lotions, les pratiques bizarres, qui sont le secret de certaines vieilles, dont chacune tient à capter la bienveillance, rien n'est épargné pour retarder ou déguiser le plus longtemps possible les ravages du temps. Mais une vieillesse prématurée ne tarde point à suivre ce premier signe; une pente rapide conduit à l'abîme; et du jour où sa beauté, ce talisman qui lui valait une si douce existence, vient à se flétrir, rien ne saurait soustraire la malheureuse à l'abandon et au divorce; à moins que, par une pitié plus humiliante encore, le mari ne consente à la garder pour servir la jeune fille qui prendra sa place au lit conjugal.

Maintenant que le lecteur est rassuré sur le sort de Mohammed Cotten, qui, avec l'aide de Dieu, léguera à une nombreuse postérité son inépuisable répertoire de légendes et de chansons, ainsi que son talent musical, il me reste à lui dire ce qu'il est advenu de quelques autres personnages qui ont passé sous ses yeux dans le cours de ces récits.

Une destinée non moins heureuse que celle de notre chamelier en chef attendait Gazaïn, le chasseur de M. D..., au service duquel il avait amassé un pécule qui, en Abyssinie, devait lui valoir une honnête aisance. De plus, en quittant Massouah pour retourner en Égypte, son maître lui abandonnait un fusil de chasse avec lequel le Nemrod noir s'était pour ainsi dire identifié. Pour lui, de la Mer-Rouge à Gondard, il n'y avait point deux yeux de jeune fille dont l'éclair lui allât au cœur comme le brillant des batteries de son arme, ni de voix plus douce que le bruit de ses coups, d'ami plus sûr que la balle qui s'échappait en sifflant de sa double bouche. Gazaïn avait donc tout un avenir de bonheur devant lui. Aussi, au lieu de ces fantômes féminins qui passent dans les rêves des autres jeunes hommes, ses songes à lui étaient peuplés de gazelles, d'antilopes colossales, de rhinocéros formidables de la colère desquels il se riait, d'éléphants monstrueux qui lui apportaient humblement leurs gigantesques défenses. Par surcroît de prospérité, avant de regagner son pays, il avait pu enfin réaliser un de ses voeux les plus ardents.

Un jour que son maître lui avait dit : « J'ai du monde à dîner, il me faudrait un peu de gibier, » Gazaïn s'était levé bien avant l'aube, et s'était acheminé tout seul du côté de la vallée d'OuïenNegous, où les arabats pullulent. Ils s'y trouvèrent deux chasseurs, lui et le lion que depuis longtemps il brûlait de rencontrer. Comme

TOME XXIX. 2e SEMESTRE 1860.

s'il flairait un ennemi, ce dernier se prit à rugir, à fouetter la terre de sa queue, à hérisser sa fauve crinière, tout son corps se contracta sur lui-même, et il allait s'élancer; mais un éclair, bientôt suivi d'un autre, jaillit du fusil de Gazaïn, et, atteint à la fois à la tête et en avant de l'épaule, le roi de la vallée s'affaissa sans vie sur le sable.

Avant dix heures du matin, Gazaïn était de retour à Massouah, suivi d'un chameau qui portait, d'un côté, le gibier demandé par son maître, de l'autre, la dépouille de son gibier à lui. Cette fourrure, il ne l'eût pas troquée contre une couronne. C'était un trophée devant lequel pâlirait la gloire du guerrier de son village à la hutte duquel étaient appendus le plus de guéday humains. Une ovation accueillerait le retour du chasseur au milieu des siens; les jeunes filles se disputeraient son amour, et, lorsqu'il lui plairait de travailler à la procréation de l'espèce humaine, son premier né dormirait sur la dépouille du lion. Or en Abyssinie un tel lit est un luxe réservé aux princes, et l'enfant qui a grandi dans un semblable berceau ne peut manquer de devenir fort et brave comme le redoutable animal qui en a fait les frais.

Les affaires qui m'avaient appelé à Massouah étaient à peu près terminées, lorsqu'on signala un navire européen au mât duquel se déployait un pavillon inconnu. Ce pavillon était celui de la France et ce navire était le brick la Grenouille, appartenant à la maison Régis frères, de Marseille. Je courus au port.

Le brick français partait le lendemain pour Djeddah, et le capitaine Bisson m'offrait obligeamment passage à son bord.

On mit à la voile dès le point du jour, par un vent du sud qui tomba dans la nuit suivante, et fit place à une brise carabinée du nord-est, avec laquelle le navire ne pouvait que louvoyer de la côte d'Afrique à la côte arabe, s'élevant en latitude avec tant de lenteur qu'il nous eût fallu plus d'un mois pour nous rendre à notre destination.

Le troisième jour, le vent fraîchit encore; le quatrième il souffla par rafales si violentes que nous dûmes fuir à la cape, tous les ris pris sur une mer blanche d'écume, comme si à sa surface eut flotté une couche de neige.

Au dixième jour de route, un des Malgaches qui faisaient partie de l'équipage se plaignit d'une légère indisposition. Son mal empira dans la nuit, et le lendemain on le trouva mort dans son hamac. Ses camarades l'y roulèrent comme dans un linceul, et, la

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PANNEAU SUR BOKS

EXEC PAR A LECUIRE SCULPTEUR POUR ME H LUNEL (1860

15 Août 1860 24 année

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