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MES CHASSES EN ABYSSINIE

PAR A. VAYSSIÈRES.

SECOND VOLUME.

CHAPITRE X.

GHALIA-BEK.

Il y aurait certes beaucoup à dire sur l'importance politique et commerciale de Djeddah, qui est peut-être le plus riche marché de l'Asie; ce serait surtout le lieu de parler de la Mecque, de son influence sur le monde musulman comme centre religieux, et du temple qui y attire annuellement plus de quatre-vingt mille pèlerins. Mais, outre que je courrais le risque de répéter ce que tant d'autres ont déjà dit, des prétentions aussi ambitieuses ne sauraient convenir ni au cadre que je me suis tracé, ni au caractère plus modeste de ces simples récits de chasseur. Je me borne donc à transcrire ici, en le faisant succéder de quelques détails topographiques indispensables, un épisode de la guerre contre les Wahabites, ces terribles sectaires que Méhémet-Ali vainquit sans les dompter. Cet épisode a pris place depuis longtemps parmi les contes qui ont cours sous la tente du Bédouin, et je lui trouvai un cachet particulier, je ne sais quelle saveur du désert, que je m'estimerai heureux d'avoir conservé à ma version.

En sortant de la Mecque, la route du Nerdj, ou plateau central s'engage dans les montagnes de la chaîne arabique, gravit le Djebel-el-Kara, redescend ensuite par le versant oriental vers une bourgade cachée au creux d'une gorge qu'emplissent des vergers

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d'amandiers, d'abricotiers, de citronniers. Comme des prisonniers qui retrouvent enfin leur liberté, les maisonnettes du village semblent se fuir et se dispersent capricieusement au bord des eaux vives, dans la moire mouvante des arbres en fleurs, sous des berceaux de vignes peuplés de bulbuls qui chantent leurs amours avec les roses. La stérilité des montagnes de granit qui encaissent la vallée, l'aspect plus lugubre encore de la plaine qui fuit dans un horizon infini de solitudes arides, donnent un prestige de plus à la riche oasis. Ce riant Éden, que les riches seuls vivifient pendant les mois les plus chauds de l'année, s'appelle Taïf.

Au delà de l'heureuse bourgade, la route s'enfonce dans des steppes torréfiés du soleil. Au bout de trois longues marches, le voyageur voit son dromadaire doubler l'impétuosité de sa course en humant l'air, comme s'il sentait passer l'humide fraîcheur de l'eau.

Tout à coup le sol semble se dérober sous ses pieds; son œil plonge jusqu'au fond d'un large sillon creusé par les pluies qui tombent l'hiver dans les montagnes et, de ce repli de l'immense plateau, jaillit comme par enchantement un merveilleux paysage. Une forêt de dattiers remplit toute la largeur de la vallée, se tord comme elle en vastes ondulations qui ont l'air de s'amoindrir à mesure qu'elles s'éloignent, puis s'éteignent en un filet indécis comme une légère traînée d'azur à la surface d'un plan rougeâtre. Des villages aux maisons de briques simplement séchées au soleil, s'adossent contre le revers de ce sillon tortueux; d'autres se perdent au milieu des dattiers, sous les larges feuilles des figuiers. Le vent répand au loin cette senteur si saine que la végétation abandonne à l'air.

Dans ce torrent de verdure quia remplacé les eaux d'orage, les colombes roucoulent, les oiseaux gazouillent, les coqs chantent, es femmes s'appellent d'un village à l'autre; des esclaves noirs, occupés à puiser de l'eau, charment leur rude labeur par quelque mélodie africaine suave et douce, et les bascules des puits grincent comme une plainte au milieu de tout ce calme bonheur. Ces bruits de la vie se multiplient à mesure que l'on s'abaisse vers la forêt, que l'on pénètre plus avant sous la voûte toujours verte des palmes, bruissant ainsi qu'une eau courante, au souffle de la brise. Enfin, à travers ces colonnes aux fûts grisâtres autour desquelles s'enroulent des jasmins odorants ou des dolichos dont les fleurs ressemblent à un papillon d'azur, l'on arrive au lit du torrent, en

combré de sénés, de coloquintes, de tamarins nains dont les branches ploient sous le poids de guépiers verts et jaunes, criblé de puits autour desquels se pressent d'innombrables troupeaux de chameaux, de moutons, de chèvres.

Cette vallée, c'est l'Ouadi-Tarabah; ces villages sont ceux des Béni-Bouzoum; ces esclaves noirs, dont la sueur fertilise les dattiers, appartiennent à leurs sept fractions, ainsi que la forêt parfumée, ainsi que les troupeaux mugissants.

Les Béni-Bouzoum sont une des plus puissantes tribus du Béledel-Ahrameïn. Ils comptent près de soixante mille fusils, c'est-àdire soixante mille hommes pour la guerre. L'Ouadi-Tarabah n'est qu'une partie de leurs richesses; leurs troupeaux sont immenses, et, tandis que les esclaves noirs, commis à la culture des dattiers, gardent l'Ouadi, la tribu elle-même couvre les déserts de l'Est de camps qu'elle transplante de pâturage en pâturage, jusqu'au moment où la maturité des dattes la rappelle vers sa fertile vallée.

Or, il y a trente-six ans, au moment où la bande vagabonde était ainsi dispersée dans les steppes, les noirs envoyèrent courrier sur courrier à leurs maîtres pour les prévenir de l'approche des régiments égyptiens, commandés par Mahomed-Bek, beau-frère de Méhémet-Ali. Ces régiments n'étaient que l'avant-garde de l'armée avec laquelle le vice-roi, qui n'avait pas encore quitté la Mecallait s'élancer lui-même à la poursuite des Wahabites et de Sohoud, leur chef.

que,

Au reçu de ces nouvelles, les Béni-Bouzoum se hâtèrent de regagner leurs plantations qu'il s'agissait de défendre. Ils arrivèrent trop tard: les Égyptiens avaient envahi l'Ouadi, et ses arbres étaient complétement dépouillés de leurs dattes à moitié mûres. Un premier engagement eut lieu. Devant les masses de Bédouins, l'avant-garde, qui craignait d'être coupée du gros de l'armée, battit en retraite jusqu'au puits de Kharredj.

Quand le bruit de cet échec parvint au Pacha, en voyant des rides d'un sinistre augure plisser son front, tous les officiers tremblèrent. Pourtant la formidable colère de Mehemet-Ali se contenta d'une seule victime; le vice-roi cassa lui-même la tête au malheureux courrier d'un coup de pistolet; puis il fit immédiatement mettre en marche tout ce qu'il trouva de Nizams et de cavalerie sous sa main, et partit de sa personne dans la nuit.

Le lendemain au soir, il rejoignait son avant-garde au puits de

Kharredj, autour duquel tombèrent encore deux ou trois têtes, et, le jour suivant, au coucher du soleil, l'armée tout entière se remit en route.

Au matin, elle n'avait plus entre elle et l'Ouadi-Tarabah qu'un espace d'une profondeur d'un peu plus d'une demi-lieue, sur lequel galopaient des nuées de cavaliers montés sur des chevaux de race nezdji pure, ou de dromadaires légers comme le vent. Des cris de guerre partaient de chacun de ces tourbillons qui passaient et repassaient devant le front de bataille des Égyptiens.

A un moment donné, toute cette tourbe se rua avec furie sur les colonnes de Nizams et les enveloppa d'une ceinture de feu.

Alors une autre ligne de feu s'alluma le long des rangs égyptiens, et le vide qui séparait les deux armées se remplit de nuages de fumée noire, que les balles perçaient en tous sens et que le boulet turc déchirait de seconde en seconde. Deux fois les Béni-Bouzoum se lancèrent sur les rangs ennemis, à travers cette sombre brume; deux fois leurs longues lances armées de houppes de plumes d'autruches noires, se croisèrent avec les baïonnettes des Nizams; deux fois ils durent reculer sous le feu meurtrier qui les accueillait. A ce dernier mouvement de retraite, une des divisions égyptiennes, venant à s'ouvrir comme un battant de porte, démasqua la cavalerie turque, ouragan rapide qui atteignit les Bédouins, rompus par la mitraille, et les rejeta dans la vallée. Le terrain qu'abandonnèrent les Béni-Bouzoum demeurait couvert de leurs

morts.

Au nombre de ces derniers se trouvait le cheik des Béni-Sinan, l'une des sept fractions, jeune homme de vingt-cinq ans à peine, auquel obéissait les contingents de toute la tribu. Il laissait deux enfants en bas âge et une jeune femme renommée dans l'Ouadi par sa beauté et son énergie masculine. Elle s'appelait Ghalia. Bien qu'elle n'eût alors que seize ans, c'était une femme de haute taille, svelte comme les palmiers sous lesquels elle était née, agile comme les cavales indomptées qu'elle montait avec l'assurance et la dextérité d'un cavalier consommé.

Quand on lui rapporta le cadavre de son mari, au lieu de pleurer comme les autres veuves, Ghalia dépouilla ce corps mort de la cotte de mailles rouge de sang, faussée par les balles, qui le couvrait de ses plis de fer, et s'en revêtit. Prenant ensuite une lance et jetant derrière son épaule un fusil à mèche, elle s'élança sur les reins d'une jument noire comme l'aile du corbeau, et,

dirigée par le bruit de la fusillade, elle vola au devant des Égyptiens.

Démoralisés par leur défaite, les Béni-Bouzoums fuyaient devant eux. A cette vue, la jeune femme poussa un cri de rage; elle éclata en reproches qui firent monter le rouge au front des fuyards et les ramenèrent au combat. Il y a chez ces ardentes natures du désert des paroles qui font explosion, des fibres qui s'irritent au moindre toucher, des sentiments qu'on ne remue jamais en vain. Élevée sous la tente, bercée avec les légendes bédouines pleines du même amour exalté pour la gloire, des mêmes délicatesses pour la femme qui ont inspiré le romancero espagnol et nos contes de chevalerie, il avait suffi à Ghalia de quelques mots pour transformer en héros ces mêmes hommes qui fuyaient un instant auparavant. D'ailleurs comment auraient-ils reculé quand une femme, presque une enfant, leur donnait l'exemple?

Ensuite il y avait en elle, en ce moment, quelque chose de surhumain. Le vent agitait sa chevelure d'ébène; le soleil faisait flamboyer sa cotte de mailles; sa cavale, dont les naseaux sanglants aspiraient la vapeur de la poudre, bondissait furieuse. Puis, chez la jeune femme, par un bizarre phénomène, tout à coup la voix de la colombe avait fait place au cri rauque de la panthère, et à son air inspiré, à sa lèvre dédaigneuse, à son œil étincelant comme le fer des lances, à la voir passer au milieu du tourbillon qui semait la mort autour d'elle, les Béni-Bouzoums durent la prendre pour une prophétesse.

Aussi il se forma au devant des Égyptiens un mur d'hommes si épais que le boulet y mourait dans la chair sans le rompre. Des corps vivants remplaçaient sans cesse les corps morts; les cimes des dattiers se remplirent de tirailleurs dont le feu plongeait dans les rangs ennemis; à chaque instant des Bédouins nus, sans autres armes que le sabre et le poignard, se ruaient sur les Nizams, qui ployaient sous ce choc irrésistible; le feu s'éteignait parce que les canons des fusils se remplissaient du sang qui découlait le long de la douille des baïonnettes, toutes tordues à force de percer des poitrines; les mourants se jetaient au cou des Égyptiens et les poignardaient, d'autres saisissaient les canons par la gueule ou cramponnaient aux affûts leurs mains fermées par la mort. On eût dit que ces hommes n'avaient d'autre but que d'enterrer les pièces sous un amas de cadavres. Méhémet-Ali lui-même était frappé de stupeur; ce n'était plus à des êtres humains qu'il avait

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