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instant, comme le son rauque d'un clairon, les voix d'une bande de cygnes qui fendaient l'espace éthéré. En fixant les yeux vers le Nord, en amont du fleuve, je ne tardai pas à apercevoir les voyageurs aux plumes de neige battant l'air de leurs ailes courtes, le cou allongé, les pattes serrées contre le ventre et sondant l'horizon dans la crainte d'un danger.

<< La bande se composait de cinq cygnes, volant en triangle suivant l'ordinaire, mais celui qui avait pris la tête du convoi paraissait plus fatigué que les autres : c'était l'infortuné que les aigles avaient choisi pour en faire leur proie.

« Au moment où il passa devant le chêne sur lequel l'aigle mâle était embusqué, celui-ci déploya ses ailes en poussant un cri formidable, et, lancé comme un sombre météore, fondit sur sa victime résignée, tandis que ses quatre compagnons se laissaient tomber sur les eaux du Mississipi.

«Le cygne chercha bien encore à fuir; mais son ennemi le frappant sous le ventre, sous les ailes, avec un acharnement incessant, continu, parvint dans l'espace de quatre à cinq minutes, à le jeter sur la rive le dos contre terre.

« Nous eûmes alors, mes bateliers et moi, le spectacle le plus hideux que l'on puisse voir. L'oiseau féroce fouillait de ses serres aiguës le plumage ensanglanté du bel habitant du Nord, il rugissait en savourant les savourant les dernières convulsions de sa victime, tandis que son bec tranchant déchirait les entrailles du cygne expirant, et pendant que cet assassinat se commettait sous nos yeux, la femelle demeurait toujours perchée sur son arbre, sans se déranger, se confiant à la force de son seigneur et maître pour la perpétration de cet infâme guet-apens.

<< Seulement, dès que le cygne eut cesser de remuer, elle comprit que le festin allait commencer; alors, se jetant dans l'espace, elle traversa le fleuve en un clin d'œil, tombant sur la plage comme un aérolithe, et se mit à table sans se faire prier ni sans en demander la permission.

« J'avais attendu ce moment pour agir, «ajouta mon Philadelphien, »et je donnai ordre à mes nègres de ramer doucement dans la direction de la plage où les deux oiseaux de rapine se croyaient à l'abri du châtiment.

« Ceux-ci, sans faire la moindre attention à notre manoeuvre, se gorgeaient de sang et de lambeaux de chair, et nous laissèrent approcher à portée de fusil. J'avais une carabine chargée de

chevrotines; je mis en joue, et je fis feu. Morbleu! mon cher monsieur, j'avais frappé juste.

<< La femelle ne bougea pas, elle avait été foudroyée. Quant au mâle, c'était une autre affaire, je lui avais cassé les deux ailes; mais il n'était point atteint au corps, il nous fallut l'assommer à coups d'aviron. Nous mîmes à ce travail le plus de délicatesse possible, car je tenais à faire empailler mes oiseaux et à les obtenir par conséquent sans trop les endommager.

«Je réussis au delà de toute expression, et tenez, « ajouta mon interlocuteur gracieusement, en m'ouvrant la porte de la salle à manger, voilà les deux voleurs assassins du Mississipi empaillés et préparés par le plus habile de nos naturalistes, »

Je pus alors admirer la beauté de ces deux spécimens de la grande espèce d'aigles, vulgairement appelée aux États-Unis aigles à tête chauve, bien que cette tête soit garnie de plumes, blanches il est vrai, qui, à une certaine distance lui donne une apparence de nudité. Jamais je n'avais vu pareille envergure. Ces oiseaux mesuraient deux mètres cinquante centimètres de longueur de la penne de droite à celle de gauche.

La première fois qu'il me fut donné de voir moi-même de près un de ces lommer-geyers des États-Unis, je me trouvais sur les bords du Eagle-Lake, dans le compté d'Adiroudack, au pied des montagnes Catskill, État de New-York.

Que mes lecteurs se figurent une nappe d'eau trois fois large comme le lac d'Enghien, et ronde comme un écu de cinq francs, encastrée dans des rochers taillés à pic et ressemblant fort à un entonnoir rempli d'eau aux deux tiers.

Sur l'un des rochers en question avait poussé depuis des siècles, à en juger par la grosseur de son tronc, un chêne dont les racines s'étaient glissées dans toutes les fissures et les cavités, dont l'écorce avait coulé comme de la lave sur la paroi de la pierre et y adhérait comme si on l'y avait scellée.

Ce chêne s'élevait à trente mètres environ au-dessus d'un taillis, sur le bord de l'abîme.

Je me trouvai là, un matin, en compagnie d'un vieil Anglais, enragé chasseur, nommé M. Whitehead, qui, probablement pour faire mentir son nom de M. Tête blanche, recouvrait sa tête parcheminée et veuve de cheveux, d'une perruque plus noire que

l'ébène.

Un de nos camarades de chasse, le célèbre Herbert, surnommé

Franck Forrester, absent pour le moment, avait souvent plaisanté Whitehead sur cet appendice, inutile à sa toilette et par trop coquet pour un homme respectable à tous égards.

Je m'étais permis moi-même quelques quolibets sur ce chefd'œuvre de Grangeant, le marchand de pommade qui patrona le premier le Courrier des États-Unis, à New-York, et fit la fortune de l'éditeur son compatriote, et certes, en me moquant de mon frère en saint Hubert, je ne soupçonnais pas que ce serait un jour à ce scalp que Whitehead devrait la vie.

Voici l'histoire de ce fait de chasse, photographié sur les lieux

mêmes.

Nous avions depuis cinq heures du matin parcouru monts et vallées à la poursuite des gélinotes et des cailles : déjà notre havresac était au trois quarts rempli et nous songions à aller rejoindre Franck Forrester à notre cabanage, lorsque tout à coup, en passant près du chêne dont je viens de parler, Whitehead leva les yeux en l'air et poussa une exclamation de joie.

Sur l'une des fourches les plus élevées de l'arbre séculaire, il avait aperçu et me montrait un nid d'aigles au milieu des branches.

A n'en pas douter l'aire était habitée, car il avait remarqué une oscillation entre les brindilles dont ce berceau fragile était composé. Il y avait donc des aiglons dans le nid.

Se débarrasser de son fusil, de son sac de chasse, monter ou plutôt se hisser sur le tronc de l'arbre, sans écouter mes recommandations, ni mes conseils, tout cela fut l'affaire d'un instant.

Je le vis bientôt disparaître au milieu d'une touffe de verdure, puis enfin, je l'aperçus près du bord du nid, penchant sa tête de façon à voir ce qu'il y avait dedans.

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Good God! s'écria-t-il, deux aiglons! Ils ouvrent le bec comme s'ils voulaient m'avaler.

Attention! lui répondis-je, j'aperçois le père ou la mère qui vole à tire d'aile de notre côté,descendez, descendez vite.

J'avais beau l'appeler, l'enragé ne m'écoutait point. Il grimpait toujours. A la fin cependant, au moment où après avoir fourré un des aiglons dans sa chemise de flanelle, il s'apprêtait à prendre l'autre, l'aigle mâle fondit sur l'arbre, et d'un coup d'aile fit chanceler mon audacieux compagnon.

Loin de perdre la tête, Whitehead tira son couteau de sa gaîne

et s'apprêta à la résistance. Du bout de la lame il atteignit l'aigle au flanc; mais la blessure n'était point mortelle, et l'oiseau reprit son élan pour se lancer de nouveau sur l'imprudent chas

seur.

Je n'osais faire feu, de peur de blesser mon camarade ; mais l'arme prête, je me disposais à le secourir en temps et lieu. Ce que je craignais, c'était de voir l'aigle étourdir Whitehead et le faire tomber dans le « Eagle-lake ».

Mes craintes furent en partie réalisées; car, au moment où je m'apprêtais à lâcher la détente, l'oiseau de Jupiter, dans le but de briser le crâne de son ennemi, le frappa à la tête d'un formidable coup de bec et lui enleva... non pas un lambeau de chair, mais bien la perruque protectrice.

Mon compagnon avait perdu l'équilibre, et il fût infailliblement tombé dans le lac d'une hauteur de deux cents mètres, s'il n'avait rencontré sous ses cuisses une branche solide sur laquelle il s'appuya fortement et qui devint sa planche de salut.

En même temps j'avais épaulé ma carabine, ajusté l'aigle, et je lui fracassais l'aile droite de telle façon, que le læmmer-geyer, tourbillonnant sur lui-même, allait tomber au beau milieu du lac. Whitehead, remis de son émotion, s'affalait aussi prestement que possible de son chêne, apportant un aiglon qu'il avait étouffé pendant les efforts de sa lutte avec le père emplumé.

Il nous fallait prendre de très-grandes précautions pour descendre dans le « Eagle-lake », où l'oiseau avait rendu le dernier soupir en se débattant comme un diable dans l'eau bénite. Je me jetai à la nage, et en une vingtaine de brasses j'atteignais l'extrême plume de l'aigle et le ramenais à terre.

La penne gauche de cet oiseau orne encore l'écritoire dans lequel je trempe l'humble plume avec laquelle j'écris cette histoire. Quant à mon ami Whitehead, sauvé, grâce à la perruque de Grangeant, il est mort d'un coup de sang à la chasse. Que le grand saint Hubert ait conduit son âme près de Dieu, notre souverain juge! c'est le vœu d'un ami qui ne l'a point oublié.

L'aigle des États-Unis, comme ses congénères d'Europe, vit rarement seul, et suivant Audubon, le naturaliste célèbre dont la science regrette la mort prématurée, l'attachement mutuel des deux individus accouplés paraît durer depuis la première union jusqu'à la mort de l'un ou de l'autre individu.

Les aigles chassent pour leur nourriture, de concert, comme

deux pirates associés, et mangent leur proie à côté l'un de l'autre. La saison de leurs amours commence dès le mois de décembre, et à ce moment le mâle et la femelle deviennent très-bruyants.

On les voit voler ensemble, tournoyant dans l'espace, criant à pleins poumons, jouant, se battant même, puis allant se reposer sur les branches sèches d'un arbre, où tous les deux ont préparé la première couche de leur nid. Peut-être même ne font-ils que réparer celui de la dernière ponte.

L'incubation commence dans les premiers jours de janvier. Le nid se compose de bâtons d'environ un mètre de longueur, de lambeaux de gazon, de plaques de mousse-lichens, et il mesure, une fois terminé, un périmètre de cinq à six pieds.

Les œufs que l'aigle femelle dépose dans ce buisson informe, au nombre de deux, de trois, et quelquefois, mais rarement, de quatre, sont d'un blanc verdâtre à écaille granuleuse également arrondie aux deux extrémités. L'incubation dure environ de trois à quatre semaines.

Lorsque les aiglons éclosent, ils sont couverts d'un duvet roussâtre et ont le bec et les pattes d'une longueur démesurée. Leurs parents ne les expulsent de l'aire que lorsque leur plumage est complet et qu'ils peuvent voler.

Mais avant le moment décisif où ils lancent leur progéniture dans la société, les aigles l'ont abondamment pourvue de gibier de toute sorte, ce qui fait que les lèvres du nid sont recouvertes de lambeaux de charognes puantes, d'os et de fiente.

Je revenais un soir d'hiver, au mois de février, d'une pêche aux truites dans les montagnes du Cumberland, et nous longions, deux amis et moi, des escarpements abruptes aboutissant à la vallée au milieu de laquelle était bâtie la maison du fermier qui nous donnait asile, lorsque je fis remarquer à mes camarades certaines longues fientes blanchâtres et crayeuses qui provenaient sans doute d'un oiseau de proie.

Le paysan qui nous accompagnait m'apprit à l'instant même qu'il y avait des aigles au milieu de ces rochers, et il prétendit les avoir vu la veille même, mais hors de portée.

Ces brigands-là, ajouta-t-il, ont déjà mangé plus de moutons et de volailles à mon maître qu'ils ne valent de dollars.

Je résolus, en entendant parler notre guide, de saisir cette occasion d'observer les habitudes des aigles américains, et après avoir décidé mes amis à s'arrêter, nous nous blottîmes sous une

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