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les étaient les réflexions qui répandaient un baume salutaire dans le cœur attristé de mon piqueur. La chasse cependant continuait à s'éloigner du lieu du lancer. Saint-Pierre était trop homme du métier pour, dans une circonstance aussi solennelle, laisser ses jambes inactives. La vigueur proverbiale de son jarret d'acier, aidée de la connaissance parfaite qu'il avait de la topographie des lieux et des habitudes des divers gibiers qui le fréquentaient, lui avaient permis de gagner la crête de la montagne avant que la chasse, qui avait fait un grand détour, eût traversé le ravin de l'autre côté et gravi la pente opposée. En ce moment il fut donné à mon piqueur de jouir d'une félicité à nulle autre pareille; mes trente chiens de meute, massés en un seul bloc qu'on aurait pu au besoin recouvrir d'une nappe, continuaient à mener l'animal chassé. Seulement le regard perçant de Saint-Pierre avait distingué un briquet de moyenne taille, revêtu d'un manteau noir; c'était le même dont l'un et l'autre nous avions remarqué la voix aigre et criarde. Tel qu'un général à la tête de son armée, le roquet tenait la tête de la menée, et nul de mes vigoureux animaux ne semblait se soucier de dépasser celui que tous paraissaient considérer comme la tête de meute. Cette circonstance avait permis à Saint-Pierre de ne pas perdre la chasse pendant les deux heures qui s'écoulèrent entre le lancer et la rentrée du loup dans le bois de Castelduff. Là, grâce à l'aide de quelques paysans qu'il avait rencontrés, il avait réussi à rompre les chiens décidément acharnés à la poursuite du vieux loup. Saint-Pierre était trop habile veneur pour n'avoir pas compris que le succès de cette journée était entièrement dû à l'intervention inattendue du roquet en question. Aussi son premier soin avait été de s'enquérir du propriétaire de cet animal. Il regardait cette information comme d'autant plus importante à prendre, qu'il avait luimême constaté plus d'une fois l'insuccès de tentatives que j'avais faites de créancer ma meute sur le loup, en lui adjoignant plusieurs chiens, reconnus très-mordants sur ce gibier et que je m'étais procurés dans ce but. Saint-Pierre avait appris que ce petit enragé appartenait à M. S... curé de C... Muni de ce renseignement il s'était empressé de revenir au château pour me le communiquer.

« Je dormis fort peu la nuit qui suivit cette journée mémorable, où, pour la première fois, ma meute avait franchement mené un loup hors du fourré. Il me fallait à tout prix devenir proprié

taire de ce maître d'école qui avait si vaillamment entraîné mes hurleurs. Or, une crainte me préoccupait sérieusement je connaissais le curé de C.... et je le savais chasseur enragé; de plus il m'avait été raconté, quelques mois auparavant, qu'un de vous, Messieurs, mon honorable ami le comte du Laz de Pratulo, avait été séduit par les qualités exceptionnellement remarquables du chien du curé de C..., et qu'il avait mis en usage tous les moyens imaginables pour se procurer la possession du précieux animal. J'avais su aussi que le bon abbé avait été inaccessible aux propositions les plus avantageuses, et qu'il avait toujours fait la sourde oreille, lorsqu'il avait été invité à deviser de la vente de son roquet. Nonobstant, l'affaire était pour moi d'une trop grande importance pour que j'eusse l'idée de m'abstenir de tentatives près du bon curé.

« Je passai une bonne partie de la nuit à ruminer le plan qui devait m'offrir le plus de chances de réussite. Le lendemain, vers dix heures du matin, je descendais de cheval à la porte du presbytère de C... Le maître du logis était, m'assura la servante qui vint me recevoir, parti immédiatement après sa messe pour aller exhorter un moribond qui demeurait à l'autre extrémité de la paroisse. Un air contraint et embarrassé que je remarquai chez la duègne, me fit surgir à l'instant même un soupçon, lequel ne tarda pas à se changer en une certitude, lorsque d'un œil investigateur j'eus constaté l'absence du râtelier d'armes situé au-dessus du mantean de la cheminée de la cuisine, d'un certain fusil sorti des ateliers de l'arquebusier Aubron, de Nantes, fusil que je connaissais de longue date. Donc, après avoir réitéré au cordon bleu de l'endroit l'annonce que je me proposais de partager le diner de M. le curé, je me hâtai de prendre la direction du parcours qu'il devait suivre pour rentrer au presbytère. J'avais à peine parcouru un tiers de lieue, que je m'arrêtai brusquement, l'oreille tendue. J'avais perçu dans le lointain la voix d'un chien qui menait. Cette voix aigre et criarde ne me laissa pas longtemps dans le doute j'avais reconnu la gorge du roquet objet de mes plus ardentes convoitises.

<< Pendant un quart d'heure environ, la menée continua sans interruption et se rapprocha insensiblement d'un massif de houx derrière lequel je m'étais jeté. Enfin, j'aperçois un magnifique renard qui, se sentant chassé par un chien de peu de vitesse, arrivait à une allure fort modérée, avec l'intention apparente de lon

ger le massif qui me couvrait. Le renard n'était plus qu'à une centaine de mètres, lorsqu'une détonation subite retentit et l'animal roula foudroyé. C'était le fusil Aubron, dont j'avais constaté l'absence, qui venait de commettre le délit ; et la preuve m'en fut servie à l'instant même par le bon curé qui se précipita avec une ardeur toute juvénile sur l'animal qu'il venait d'immoler. En un clin d'oeil, le renard fut dépouillé de sa fourrur eavec une prestesse et une habileté que je n'aurais pas cru rencontrer chez un curé. Je lui devais un compliment, et je me hâtai de le lui adresser en me démasquant. Mon apparition inattendue ne sembla du reste ni contrarier ni surprendre autrement le digne curé. Au contraire, il me salua avec une courtoisie toute joviale, et m'ajouta qu'il espérait bien que je m'étais arrangé de manière à rester pour partager son frugal dîner. La fourrure du renard avait pris place dans la gibecière que portait le sacristain qui accompagnait habituellement son curé dans ses excursions semi-sacerdotales, semi-cynégétiques. Le fusil Aubron lui fut également confié, et alors, libre de tout souci, mon digne ami se livra entièrement aux charmes d'une conversation pleine d'intérêt. Nous arrivâmes de la sorte au presbytère, munis l'un et l'autre d'un solide appétit, surexcité encore par les vapeurs odorantes qui s'échappaient des domaines de dame Jeannette (c'était le nom de la duègne) et qui chatouillaient délicieusement nos nerfs olfactifs. Nous entrâmes immédiatement dans la salle à manger. Les préparatifs qui nous attendaient me démontrèrent que dame Jeannette avait le ferme désir. de faire honneur à l'hôte de son maître et de lui prouver qu'on pouvait bien dîner, même dans un presbytère de campagne. Tout dans le service dénotait une propreté irréprochable et un ordre parfait. Je fus tenté de parodier en entrant ces deux vers si connus du poëte courtisan :

« Le convive, en entrant, qui voit la nappe mise,
<< Admire un si bel ordre et reconnaît l'église.

<< Un succulent potage fut relevé par un chapon au gros sel; un civet de lièvre qui, malgré ma qualité de chasseur, me parut délicieux, vint remplacer le chapon et dut lui-même céder la place à deux perdreaux rôtis, dont la vue, le parfum et le goût me donnèrent une très-haute idée des talents de dame Jeannette. Le jardin du presbytère avait contribué à parfaire le menu, qui se complétait d'une excellente salade de laitue, et d'un plat de

cardons d'Espagne cultivés par mon hôte lui-même. Enfin, pour couronner l'œuvre, le Michel Morin du bon curé fit une entrée triomphale, portant avec toutes sortes de précautions un pudding tout flambant de cette nuance bleuâtre que vous savez. Certes, j'aurais défié les plus habiles profès dans l'art de bien dîner de trouver à critiquer le moindre détail, soit dans la composition du menu, soit dans la manière dont les mets étaient accommodés. Je ne dois pas omettre de vous ajouter que mon digne compagnon de table avait tenu à me prouver que son sommelier avait, de son côté, des ressources qui n'étaient pas à dédaigner. Je m'en étais, du reste, douté en entrant; mon regard investigateur avait remarqué sur la tablette de la cheminée (notez ce détail, car c'était en novembre) trois fioles dont l'extérieur, revêtu d'une couche épaisse de toiles d'araignées, accusait une antiquité très-respectable. Les apparences n'avaient point été mensongères; et je me rappelle que, malgré tout le soin que je mis à savourer le SaintEstèphe, le Haut-Brion et le Saint-Julien qui me furent servis alternativement, il me fut absolument impossible de décider celui d'entre eux auquel la palme devait être décernée.

<< Mon hôte me tenait tête bravement, et sa jovialité habituelle semblait se développer au fur et à mesure que le vide se faisait dans les trois fioles en question. C'étaient, je le pensais du moins, des conditions favorables pour hasarder une première tentative vers le but qui m'avait amené. D'un air assez indifférent je devisai de chiens, chevaux et chasses, et je finis par raconter l'épisode du loup lancé, au lieu et place d'un chevreuil. Je n'omis point de parler de l'incident du roquet; mais tout en louangeant le mérite de l'animal, je me donnai garde de lui attribuer tout le succès, qui lui revenait cependant si légitimement. Mon curé me laissa tout dire et tout raconter sans m'interrompre; seulement je remarquai que sa jovialité avait fait place à une attitude plus réservée. Il ne m'était pas nécessaire d'être doué d'une haute perspicacité pour m'apercevoir que le traître m'avait pénétré. Enfin, je tenais à poursuivre, et je touchai diverses cordes que je supposais très-sensibles chez mon interlocuteur. Je parlai négligemment d'un excellent fusil, d'un très-bon ouvrier et d'un fini remarquable; malheureusement ce fusil ne s'adaptait pas à ma couche en raison de ma grande taille. On me répondit qu'on était plus heureux, que le fusil Aubron, que l'on tenait de certaines conditions particulières, était admirablement couché, et qu'alors TOME XXIX. 2o SEMESTRE 1860.

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même qu'on en posséderait une nombreuse collection, on ne se servirait jamais d'aucun autre. J'avais frappé à faux, c'était évident. Je pensais être plus heureux en mettant en avant deux excellents bassets que j'avais reçus depuis peu de mois : ils menaient le lièvre dans la perfection, de plus, ils étaient requérants au delà de toute expression; je me hasardai à ajouter que le chevreuil était leur gibier de prédilection, et que rien n'était plus facile que de trouver l'occasion de tirer quelques-uns de ces animaux, lesquels ne feraient que jouer devant des chiens de vitesse aussi modérée. Ici encore je fus complétement battu. Le bon curé, en réponse à mon insinuation, se contenta de me demander, avec une légère teinte d'ironie qui ne m'échappa point, si je supposais mes bassets supérieurs aux deux charmants briquets que le comte du Laz lui avait proposés en échange de Zémire. (J'oubliais de vous dire que tel était le nom dont dame Jeannette, malgré les protestations énergiques du bon curé, avait tenu à affubler ridiculement le vaillant petit animal que je convoitais.) Mais, se hâta d'ajouter mon interlocuteur, malgré le désir bien vif et bien sincère que j'avais d'obliger M. le comte du Laz, il m'a été impossible de ui céder mon petit Zémire. D'abord, il est excellent de garde, et dans une habitation éloignée du village comme l'est notre presbytère, cette qualité est inappréciable. De plus, il m'a été donné par un ami intime qui ne me pardonnerait jamais de m'en être défait. Enfin, ma bonne et digne gouvernante, dont je ne voudrais à aucun prix me séparer, m'a déclaré que, du jour où je me dessaisirais de Zémire, elle me remettrait mon trousseau de clefs, insigne de ses fonctions, et me prierait de la remplacer immédiatement. En présence d'une déclaration aussi catégorique, il eût été plus qu'inutile d'insister. Je cessai donc toutes tentatives, me confiant sur ma bonne étoile pour amener, plus tard, une réussite impraticable pour le quart d'heure.

<Du moment que le bon curé reconnut que j'avais renoncé à le serrer à l'endroit de son cher et bien-aimé Zémire, il se remontra plus cordial et plus jovial que jamais. Nous nous séparâmes donc les meilleurs amis du monde, après avoir fait preuve, l'un et l'autre, d'une dose de diplomatie dont auraient pu être fiers plusieurs de ceux qui décident des destinées des nations. Je ne quittai pas cependant le toit hospitalier du curé sans avoir obtenu de lui la promesse formelle qu'il viendrait, dans le courant de la semaine même, me rendre ma visite au château de Kerdréo. Fidèle à la

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