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Un matin, le troisième jour de mon arrivée à la hutte de Jessie, voulant profiter d'un soleil flamboyant et faire une longue course le long de la côte, je demandai à la sœur de mon jeune ami où il était.

Elle le chercha, l'appela, lui et ses trois frères. Ils n'étaient pas dans l'île.

Je regardai vers la côte à l'aide de ma lunette d'approche, sans rien apercevoir,

Résolu cependant de ne pas demeurer au logis, je pris mon fusil et je sifflai mon chien; mais je n'eus pas fait vingt pas que je compris combien Ben me manquait dans ma promenade solitaire. Je n'en continuai pas moins ma route et je traversai des bruyères incultes, des déserts marécageux, tirant tantôt sur une oie sauvage, tantôt sur une bécassine, et me dirigeant vers un groupe de rochers de forme fantastique, qui s'élevaient perpendiculairement le long de la grève de l'Océan.

Je fis en sorte de me frayer un passage vers les cimes de ces roches vers lesquelles je me sentais attiré comme par un aimant irrésistible.

Tout à coup un cri lamentable, répercuté par les échos, vint frapper mes oreilles. Ce cri fut suivi d'une sorte de hurlement aigu et plaintif à la fois. Tournant rapidement un angle saillant, je demeurai comme frappé de stupeur en présence du spectacle qui s'offrit à ma vue.

A l'extrémité d'un câble enroulé autour du tronc rabougri d'un vieux chêne, pendait au-dessus de l'abîme le petit Ben, oscillant dans l'espace, tandis qu'un aigle formidable, les serres ouvertes et prêtes à se fermer comme des étaux, le bec coupant à demi ouvert, les ailes déployées, l'œil farouche, se jetait sur lui.

A cet aspect je me sentis trembler, et bientôt, en ouvrant les yeux que j'avais fermés pour ne pas voir, j'aperçus deux des frèrès du téméraire Ben qui s'efforçaient de remonter la corde, tandis que le troisième menaçait l'aigle d'un bâton, sans pouvoir l'atteindre.

Je ne savais quel parti prendre : tirer me paraissait impossible, de peur d'atteindre Ben. Je demeurais là, bouche béante, sans oser ni bouger ni respirer. Sous son bras, le courageux enfant tenait deux aiglons; mais au moment où l'aigle allait déchirer son visage, il se décida à en lâcher un.

J'étais en proie à une angoisse indicible et j'entrevis, à travers

mes paupières closes, le roi des airs se précipiter pour arrêter dans sa chute son petit qui roulait.

Je respirai alors. Les deux petits garçons tiraient de toutes leurs forces. Ben approchait du bord supérieur et le frère aîné attaquait l'aigle à coups de pierres.

Prompt comme la foudre, l'oiseau irrité revenait au combat; mais à l'aspect du bec ouvert de son ennemi, Ben lâcha le second aiglon et se cramponna à l'arbre, tandis que ses frères le tiraient

à eux.

Au même instant, visant le formidable oiseau, je l'atteignais d'une double décharge et l'étendais mort à mes pieds, tenant encore son petit vivant entre ses serres.

Quelques minutes plus tard je pressais dans mes bras le téméraire petit dénicheur d'aiglons, tout en le grondant de s'être ainsi exposé pour moi; car c'était pour m'offrir ce trophée que Ben et ses frères avaient quitté leur père et leur sœur, dès l'aube sans prévenir personne du coup de main qu'ils méditaient.

J'ajouterai pour terminer cette histoire, que je voulus descendre moi-même dans l'aire de l'aigle et retrouver, si faire se pouvait, le jeune aiglon que Ben avait lâché le premier.

Je rechargeai donc mon fusil et le plaçai en bandoulière; puis, amarrant solidement au tour de mon corps la corde à laquelle j'eus soin de faire de gros nœuds, je me laissai dévaler doucement et touchai bientôt du pied l'aire de l'aigle; le jeune oiseau se débattait au milieu du nid et je pus facilement m'en emparer.

C'était sur une corniche plate que les oiseaux de Jupiter avaient préparé la couche de leurs aiglons, amas de branchages, de roseaux, de bruyères de cinq ou six pieds de long, charnier puant entouré de lambeaux de charognes de toutes natures et d'ossements blanchis.

L'aigle que j'avais tiré mesurait douze pieds anglais d'un bout de l'aile à l'autre.

C'était la femelle.

Trois jours de suite je vins m'embusquer près de l'aire vide, attendant le mâle qui ne parut point. Sans doute il avait trouvé la mort quelque part, ou bien, avec la finesse naturelle à son espèce, avait-il vu le spectacle sanglant du meurtre de sa moitié et le rapt de ses enfants et s'était-il tenu prudemment à distance.

J'emportai les deux aiglons à Staten-Island et les offrit à M. Blanchard, maître de l'hôtel de cette oasis de New-York. L'un d'eux

mourut au bout de quelques semaines, malgré les soins que prenait de lui.

l'on

Quant à l'autre il était devenu gras et dodu en 1849, à l'époque où je quittai les États-Unis; il se pavanait nonchalamment sur son perchoir, dans le jardin de l'hôtel, en tenue de galérien, car il avait été prudemment enchaîné par la patte et rivé au tronc d'arbre qui lui servait d'abri.

Selon toute probabilité, l'aigle de Staten-Island est mort à l'heure qu'il est, comme tous ceux de son espèce, d'une maladie de foie, de marasme ou de malerage.

BÉNÉDICT-HENRY RÉVOIL.

HISTOIRE D'UNE ÉPAGNEULE ÉCOSSAISE

RACONTÉE PAR ELLE-MÊME.

Je crois avoir reçu le jour dans la brumeuse Écosse, cependant je n'ai jamais eu d'acte de naissance en règle qui justifiât cette prétention; mais étant certaine d'être née au moins dans l'un des trois royaumes unis, j'ai toujours aimé à me croire compatriote de sir Walter-Scott, mon romancier favori, car j'ai toujours lu avec le plus vif intérêt les belles descriptions qu'il a faites de notre belle patrie: de plus, il me semble qu'en le lisant, je retrouve dans ma mémoire de vagues souvenirs de cette poétique contrée. Si j'ai quelques doutes sur mon pays natal, j'en ai plus encore peut-être sur ma famille que j'ai à peine connue. Arrachée de bonne heure au sein maternel, je n'ai jamais eu le bonheur d'embrasser mon père, je ne sais donc absolument rien de ma généalogie; cependant, je me crois de race illustre, ainsi que l'assurent tous ceux qui m'ont connue de près ou de loin, et le soin que prenait de moi mon premier maître m'en semble une preuve irrécusable. C'était un riche gentleman qui, probablement était chasseur : sans doute il fondait sur moi de grandes espérances; car, sur le point d'entreprendre un long voyage, il craignit de me confier à des mains étrangères et ne voulut pas se séparer de moi, malgré les embarras que devaient nécessairement lui causer mon jeune âge. Nous partîmes donc ensemble pour je ne sais quel pays. J'avais alors trois semaines d'existence, et je voyageais en chaise de poste, de sorte que je puis me flatter d'avoir obtenu dès mon âge le plus tendre, un honneur et un plaisir que bien des gens ont ambitionné toute leur vie. Je ne sais combien de temps nous voyageâmes ainsi avant d'atteindre la côte où nous devions nous embarquer ; je ne dirais pas davantage comment se fit notre traversée. J'ignore si mon maître souffrit du mal de mer, et s'il eut à déplorer la perte cruelle de son appétit, auquel il attachait un prix considérable; enfin, je n'ai qu'un souvenir très-confus de tout se qui se passa alors, à ce point que je ne serais pas sûre d'avoir jamais navigué, si les connaissances géographiques que j'ai acquises depuis ne m'apprenaient que pour venir d'Angleterre en France il faut absolument passer la mer.

Après avoir recommencé de plus belle à courir la poste, nous atteignîmes

la petite ville de Gap dans les Alpes. Jusqu'où mon maître avait-il dessein de me conduire? je ne saurais le dire, mais il était écrit que je n'irais pas plus loin, car en passant à Gap il me perdit. Quelle fut la cause de la négligence impardonnable de mylord, et pourquoi, en descendant de voiture, ne s'occupa-t-il pas de moi comme d'habitude; si vous le savez, vous m'obligerez de me l'apprendre. Peut-être était-il furieux de ne pas avoir marché plus vite; car dans les Alpes, le passage d'une chaise de poste est un événement imprévu auquel on n'est jamais préparé. Peut-être songeait-il à son dîner et se livrait-il à des calculs de probabilités pour trouver combien il avait de chances de manger bien, passablement ou très-mal, dans la moins mauvaise des auberges de la petite ville. Quoi qu'il en fût, il m'abandonna dans la rue où je me trouvai fort embarrassée de ma petite personne. Heureusement, je ne restai pas longtemps dans cette triste position. Un maçon, attiré par mes cris plaintifs, m'aperçut accroupie au pied d'un mur, et, après m'avoir consciencieusement examinée, il me mit sous sa blouse et m'emporta chez lui. Il était alors presque nuit.

Le lendemain, dès l'aurore, un valet de ville, muni de son tambour, escorté de tous les gamins du lieu, faisait savoir à tous les habitants de la bonne ville de Gap, qu'il avait été perdu une jeune chienne dont il donnait le signalement, en invitant quiconque l'aurait trouvée à la rapporter à mylord ***, à l'hôtel du Midi, du Nord, du Bras d'or ou du Pélican blanc, je ne sais plus bien lequel.

Mylord, mon maître, n'avait rien promis; le maçon pensa que je valais mieux que rien, et il fit la sourde oreille. A midi, le même valet de ville, muni du même tambour et escorté des mêmes gamins, fit au son de son instrument la même proclamation, à laquelle s'ajouta cependant la promesse d'une honnête récompense. Le maçon, ne m'ayant pas rendue à la première sommation, réfléchit qu'on pourrait bien l'accuser de m'avoir volée, s'il me rendait à la seconde. Il crut donc prudent de se taire, d'autant plus que, récompense honnête est une expression bien vague, qui peut se traduire par très-peu de chose, sans cesser pour cela d'être honnête. Après toutes ces réflexions et d'autres encore, mon homme, plus décidé que jamais à garder sa trouvaille, me cacha avec un redoublement de précautions, et tout fut dit. Mylord, qui n'était pas doué d'une grande patience, pensa qu'il avait assez fait pour moi en retardant son voyage de quelques heures, et il partit bientôt, tout en recommandant à l'aubergiste de continuer les recherches ; ce fut la dernière fois que j'entendis parler de lui. A partir de ce jour, il fut décidé que je passerais ma vie en France, et comme conséquence, je pris la ferme résolution de me présenter à tout le monde comme Écossaise, sachant que de ce côté du détroit on n'aime pas toujours beaucoup ce qui vient de l'autre.

Le maçon, aux mains duquel j'étais tombée, avait un régiment de filles toutes blanchisseuses de leur état et tenant une assez bonne maison. Ge

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