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« De plus, Messieurs, les immenses forêts au milieu desquelles nous étions en quelque sorte comme perdus, puisque nous les parcourions au hasard en ne demandant jamais notre chemin à personne, sans se peupler précisément d'une manière incommode pour des sauvages de notre espèce, n'étaient plus, à beaucoup près, aussi désertes qu'à l'époque des grandes pluies de l'automne et des terribles rigueurs de l'hiver. Il résultait tout naturellement de là qu'il nous arrivait assez souvent de trouver habitées par des familles de bûcherons ou de charbonniers, des huttes de notre connaissance dont nous avions invariablement vu le toit sans fumée jusqu'alors. Ces braves ouvriers, généreux pour la plupart comme tous les pauvres diables qui savent, par expérience, que l'avarice ne saurait enrichir celui qui ne possède rien; ces braves ouvriers-dis-je-avaient toujours quelques victuailles rustiques qu'ils nous offraient de bon cœur par dessus le marché, quand nous leur avions modestement acheté du pain de seigle pour nous, nos chiens et nos chevaux, et neuf fois sur dix, ils insistaient chaleureusement, dès qu'ils nous voyaient disposés à aller manger et dormir à la belle étoile, pour que nous restassions au coin de leur foyer jusqu'au lendemain matin. J'acceptais ou je refusais selon que j'étais de bonne ou de méchante humeur; mais je dois à la vérité de déclarer ici que chaque fois qu'il m'arriva de me déterminer pour le premier parti, je n'eus pas lieu de m'en repentir, tandis qu'il n'en fut pas toujours de même, ainsi que vous allez le voir, lorsque je me décidais pour le second.

« Vous devinez sans doute qu'il s'agit de la rencontre dont je viens de vous parler, Messieurs. Il ne m'a point échappé que vos visages s'étaient un peu déridés à la promesse que je vous ai faite de vous la raconter pour essayer de vous arracher à toutes les sombres pensées qu'ont dû nécessairement vous laisser dans l'esprit mes lugubres rabâchages.

Cette rencontre n'a eu rien de précisément désagréable pour moi; il me semble même qu'elle a jeté une sorte de variété dans ma vie, avant de me devenir importune, et cependant j'aurais mieux aimé ne pas la faire. C'est pour cela que je vous disais tout à l'heure l'obligation où je me suis vu quelquefois, de regretter de n'avoir pas accepté l'hospitalité qui m'était offerte par des gens que j'aurais pu quitter sans jamais penser à eux après une nuit passée sous leur toit.

< Un soir

que nous nous étions acharnés à poursuivre, jusqu'à

l'extinction presque complète de nos forces et de celles de nos chiens et de nos chevaux, un vieux grand loup d'une vigueur extraordinaire et connaissant si bien à fond toutes les ruses de son métier de bandit, qu'il nous avait été impossible de trouver l'occasion de lui envoyer une balle à bonne portée, depuis le matin que nous l'avions mis debout, nous nous déterminâmes à rompre un peu avant le coucher du soleil.

<< Le hasard voulut, qu'au moment où nous commencions à rappeler nos chiens de la voix et de la trompe, nous ne fussions plus qu'à deux ou trois portées de fusil seulement d'une assez vaste cabane dont les habitants, sabotiers de leur état, nous avaient déjà, en pareille circonstance, hébergés tous plus d'une fois avec une cordialité tout à fait engageante et à notre satisfaction réciproque.

« C'était, vous en conviendrez, le cas ou jamais de leur demander en passant de nous octroyer de nouveau l'hospitalité, car nous n'en pouvions plus, bêtes et gens.

<< Mais la nécessité désagréable où nous nous trouvions de sonner la retraite manquée, sans même avoir brûlé une amorce en dix heures de chasse, m'avait rendu plus maussade encore que de coutume, si c'était possible, de sorte que je résistai à toutes les instances du sabotier et de sa femme, lesquels s'étaient empressés d'accourir près de nous aussitôt que les sons de nos trompes et nos cris les avaient avertis de notre présence dans le voisinage de leur demeure.

« Je leur donnai pour raison ou pour prétexte de mes refus obstinés, qu'il nous manquait encore deux de nos chiens de tête, restés sur la voie du loup, et que je ne voulais pas laisser à BriseTout seul, au moins aussi fatigué que moi, la peine et la responsabilité de les faire rentrer au bercail.

« C'était l'exacte vérité quant au fait principal; seulement il m'arrivait sans cesse de m'en remettre complétement de ce soin à mon piqueur, et alors je me reposais avec les dociles de ma meute pendant qu'il cherchait à reprendre les indisciplinés, qui sont presque toujours les meilleurs.

« Nous voilà donc, mon compagnon et moi, à pied et la bride au bras pour soulager nos montures, arpentant, à la chute du jour, les bois sans fin qui nous environnaient de toutes parts à des profondeurs inconnues de nous, et ne nous arrêtant que pour prêter de temps en temps l'oreille à tous les bruits lointains qui pouvaient

être de nature à nous guider dans nos laborieuses recherches.

<«< Malheureusement, la légère brise du jour s'était transformée en vent assez fort, ainsi que cela arrive quelquefois aux approches de la nuit quand la matinée du lendemain doit être pluvieuse, et ce changement rendait notre tâche beaucoup plus difficile en même temps qu'il ne contribuait pas peu à augmenter la mauvaise humeur dont je vous ai parlé.

«< Cependant, à force de marcher et d'écouter du côté où la chasse s'était dirigée en dernier lieu, suivie seulement par l'avant-garde de notre meute, il nous sembla entendre dans cette direction des voix de chiens; mais, quoique la distance ne nous parût pas trèsconsidérable, le vent était par intervalle si violent et si soutenu, qu'il nous fut impossible de reconnaître avec quelque certitude si ces voix étaient celles de Rustico et de Matamor, nos deux obstinés, ou si elles appartenaient à des chiens étrangers à notre chasse, que nous n'avions aucun intérêt à rejoindre.

La fameuse maxime, si chère depuis le commencement du monde à tous les indolents de corps et à tous les paresseux d'esprit, laquelle recommande de s'abstenir dans le doute, n'est pas sortie du cerveau sans cesse en ébullition d'un disciple de saint Hubert, et n'a jamais figuré, que je sache du moins, dans le catéchisme d'aucun chasseur ayant véritablement le feu sacré. La prudence, l'hésitation même entre les partis à prendre, peuvent être de la sagesse en certaine occasion, comme c'était le cas le jour dont il s'agit; mais l'abstention complète, c'est-à-dire le soin de tout abandonner au hasard, est presque toujours, selon moi, de la couardise morale ou physique au premier chef.

- Vous savez cela tout aussi bien que moi, mon cher Comte, et je mettrais ma main au feu jusqu'au coude que notre brave jeune homme, qui n'a pas encore eu le temps de l'apprendre, l'a cependant déjà deviné - poursuivit le vieux veneur après un silence de quelques secondes, pendant lequel il nous avait examinés tour à tour, mon père et moi, avec une expression de finesse bienveillante et presque affectueuse, qui ne ressemblait guère aux regards plus que farouches qu'il promenait autour de lui, trois quarts d'heure environ auparavant, lorsqu'il nous racontait la lamentable histoire de la pauvre Delphine.

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J'ai toujours été de cet avis, mon vieux compagnon - répondit mon père, -Toutefois je me permettrai de vous faire remar

quer que le grand observateur du Fouilloux, notre maître à tous, sans contredit, recommande en bien des cas......

- La réserve et non l'abstention, interrompit le Père la Trompette avec une vivacité singulière dans la parole et dans le geste, ne confondons pas, mon cher Comte.

Le cher Comte s'inclina gracieusement en signe d'adhésion, et notre narrateur ajouta, en reprenant le ton plus soutenu du récit, qu'il avait quitté pour causer une minute ou deux avec

nous :

< En conséquence, nous nous remîmes à marcher de plus belle, mon piqueur et moi, en nous dirigeant, cela va sans dire, vers le point où nous avions cru entendre, pour la dernière fois, les cris de ces chiens que nous supposions devoir être les nôtres.

« C'était à l'Ouest, et, par un fâcheux hasard, du côté opposé à celui d'où soufflait le vent qui nous gênait pour entendre, de sorte que ce diable de vent emportait les sons loin de nous au lieu de nous les apporter.

<< Ainsi, nous avions beau allonger le pas en multipliant nos enjambées, ils n'arrivaient plus jusqu'à nous, quelque soin que nous prissions pour les saisir au passage dans leur vol à travers l'aspace, et ce ne fut que quand nous eûmes atteint l'entrée d'un sentier très-étroit et en outre beaucoup plus obscur que tous les chemins et faux-fuyant que nous avions suivis jusque-là, car la nuit était tout à fait venue, que nous sûmes à peu près à quoi nous en tenir, au bout d'un examen de quelques instants.

« Nos instincts de chasseurs nous avaient conduits à l'entrée d'une clairière de forme ronde, ou peut s'en fallait, au centre de laquelle flambait en petillant un feu très-vif de broussailles sèches qui ne faisaient presque pas de fumée en brûlant.

« La lumière de ce foyer inattendu était si brillante et si nette dans son éclatante intensité, qu'elle éclairait comme en plein jour tous les objets qui se trouvaient à sa portée. Elle eût permis de découvrir un lièvre au gîte ou un faisan branché à une distance de quarante ou cinquante pas.

« Nous distinguâmes d'abord, grâce à leur pelage fond blanc tacheté de jaune d'or, nos deux chiens Rustico et Matamor, et autour d'eux, couchés sur l'herbe, dans différentes poses plus ou moins pittoresques, une demi-douzaine de dogues monstrueux, à la robe sombre et à la face d'une férocité singulière, avec lesquels nos braves toutous semblaient vivre cependant en parfaite

intelligence. Je n'avais jamais rien vu, et depuis je n'ai rien rencontré de semblable à ces animaux pour l'ampleur des formes et l'expression terrifiante de la physionomie. S'il y a des chiens en enfer pour aider les démons à tourmenter les damnés, ils doivent être taillés sur le patron de ceux-là. Leurs yeux à demi clos par la somnolence de la fatigue ou de l'ennui lançaient des éclairs sinistres, et leurs ronflements, peu développés encore, grondaient dans la profondeur de leurs vastes poitrines comme les mugissements d'une troupe de taureaux qui vont entrer en fureur.

« Un peu en arrière de ce groupe, composé de huit individus appartenant à deux espèces si distinctes de la race canine, un énorme loup dormait du sommeil de la mort, suspendu par les jarrets à un jeune pin qui fléchissait sous son poids.

« On devinait à son cou aplati outre mesure, à sa gueule largement ouverte et à sa langue pendante, qu'il avait dû être étranglé, et il ne fallait pas un grand effort d'imagination pour faire honneur de ce tour de force à la puissante mâchoire d'un des dogues à moitié endormis.

« Du côté opposé au loup, et le regardant de temps à autre avec un vague sentiment d'inquiétude, un mulet de haute taille et d'une maigreur phénoménale, broutait philosophiquement les pousses amères des bouleaux, sans paraître prendre souci de deux paniers gigantesques, bourrés de paquets de toutes les dimensions et de toutes les formes, qui pendaient à droite et à gauche de ses flancs décharnés.

Non loin de ce souffre-douleur, une petite tente en toile goudronnée se dressait contre la lisière d'un gaulis d'arbres verts qui l'abritaient du vent du Nord.

« Enfin, deux créatures humaines, grandes et robustes, mais dont nous ne pouvions apercevoir les visages, parce qu'elles nous tournaient le dos en ce moment, se tenaient debout devant l'immense foyer, et semblaient surveiller avec attention divers ustensiles de cuisine posés de distance en distance sur la braise à leurs pieds.

A ce spectacle imprévu, qu'un esprit faible et romanesque eût pu faiblement prendre à première vue pour une scène de sabbat, nous nous étions arrêtés court, et c'était sans bouger de place que nous en avions étudié l'ensemble, tel que je viens de vous le décrire aussi rapidement que je l'ai pu, mais bien lentement peut-être au gré de votre impatience d'en savoir davantage.

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