Page images
PDF
EPUB

« J'avoue que j'en étais là aussi, Messieurs, si indifférent à presque tout que je fusse depuis bien des années,

< Ces deux hommes, avec lesquels je pouvais être forcé d'entrer en rapport dans quelques minutes, quoique je n'en eusse pas la moindre envie, étaient-ils des brigands, comme mon ancienne connaissance Bernard Witof, des chasseurs comme nous, des bohémiens se rendant à quelque grande foire de l'Ukraine, ou des contrebandiers se disposant à prendre leur repas du soir avant de se mettre en marche pour toute la nuit?

<< Le loup qui gisait sans vie à l'une des lisières de leur campement pittoresque, était-il le robuste et rusé compère que nous avions chassé infructueusement depuis le matin sans pouvoir le tirer, ainsi que l'idée m'en était venue tout de suite en l'aper

cevant?

<< Devions-nous aborder ces gens, qui ne se doutaient probablement pas de notre présence, ou nous retirer sans bruit à la faveur de l'obscurité qui nous enveloppait, sauf à rappeler nos deux chiens à nous par quelques tons de trompe aussitôt que nous aurions mis assez d'espace entre les inconnus et nous pour ne pas craindre d'être rejoints par eux, si la fantaisie leur prenait de chercher à savoir qui nous étions?

<< Vous connaissez par expérience mon éloignement, je pourrais dire mon invincible répulsion, pour les relations nouvelles? eh bien ! ils étaient, s'il se peut, mille fois plus prononcés encore à cette époque qu'aujourd'hui, car je formais chaque jour le vœu insensé qu'il n'y eût plus sur la terre que mes chiens, mes chevaux, des loups à foison, Brise-Tout et moi, et cela aussi longtemps que je vivrais.

< Pendant que je m'adressais mentalement ces différentes questions et que je m'abandonnais aux réflexions qu'elles faisaient naître dans mon esprit, Rustico et Matamor, nous ayant éventés se levèrent brusquement du milieu des dogues, leurs nouveaux compagnons, et se précipitèrent vers nous en poussant des hurlements joyeux. Il n'y avait plus moyen d'éviter une rencontre.

« Les deux inconnus se retournèrent vivement, pour s'enquérir de la cause de ce tumulte succédant tout à coup à un calme profond, et à ce moment même nos autres chiens, maintenus en respect par nos fouets, se mirent à aboyer en choeur pour répondre à l'empressement de leurs camarades plus libres de leurs

mouvements.

«Ma présence dans le voisinage du campement ne pouvant plus être dissimulée par une prompte retraite clandestine, je me dirigeai bravement vers le centre de la clairière, et presqu'aussitôt les lueurs ardentes du foyer m'illuminèrent à mon tour de la tête aux pieds.

« Je tenais toujours mon cheval par la bride, et Brise-Tout, menant aussi le sien, m'avait suivi entouré de tout notre équipage au grand complet, maintenant que Rustico et Matamor avaient rallié. J'aurais donc pu, si j'avais été un vaniteux au lieu d'être un brutal, me réjouir à l'idée de rendre surprise pour surprise aux gens dont la brusque apparition m'avait si fort étonné. »

MARQUIS DE FOUDRAS.

(La suite au prochain numéro.)

MES CHASSES EN ABYSSINIE

PAR A. VAYSSIÈRES.

SECOND VOLUME.

CHAPITRE XI.

LE CHEIK ROUMI.

Enfin, le jour du départ arriva, et la saïa qui devait nous emporter vers l'Égypte mit à la voile.

Depuis la reine de Saba, depuis Salomon, dont les flottes parties du fond du golfe Élanitique s'en allaient chercher l'or d'Ophir, sur la côte orientale d'Afrique, il est probable que la navigation des Arabes n'a pas plus progressé que leur architecture navale. Se hasarder en pleine mer est toujours une affaire capitale pour leurs marins, qui ne s'y décident qu'après avoir invoqué le Prophète et toute une légion de santons. Encore, chaque vague, chaque bouffée de brise un peu fraîche jettent-elles la consternation dans tout l'équipage.

Aussi devions-nous nous résigner à longer longtemps la côte de la péninsule; à marcher le jour seulement, sans jamais perdre de vue les montagnes; à chercher chaque soir un refuge au fond de quelque crique bien tranquille ou derrière un îlot, derrière un récif qui brisât la lame.

Mais, s'il a peur de la haute mer, en revanche le marin arabe n'a point son pareil pour courir au milieu des bancs de madrépores qui bordent les deux rives de la mer Rouge. Il n'a pas besoin de carte pour glisser au milieu de ce dédale d'écueils, où un canot européen n'avancerait que la sonde à la main; il en con

naît les moindres détours, les passes les plus étroites. Pêcheur ou fils de pêcheur, son enfance s'est passée à aller de l'un à l'autre; ils lui sont familiers, presqu'amis; et vous diriez que ce n'est point lui qui prend la peine de les éviter, mais bien eux qui se rangent sur son passage! D'ailleurs, sa barque, à laquelle il y aurait tant à reprendre quant à la construction et au gréement, et qui, presque toujours, fait eau par toutes les coutures, semble construite exprès pour ce terrible jeu de bague dont votre pilote vous régale tout le long du jour. Elle obéit à la barre avec la souplesse, avec la docile précision du cheval le mieux dressé; son énorme voile lui donne le vol rapide des mouettes; le plus fin voilier de nos navires ne pourrait serrer le vent d'aussi près, et la plus mauvaise de ces grossières embarcations peut courir presque dans le lit de la brise, qui pourtant souffle du point sur lequel elle a le cap.

Nous nous trouvions précisément dans ce dernier cas, c'est-àdire que le vent, soufflant du Nord-Est, nous était tout à fait contraire. Aussi, pour parcourir une distance que l'on franchit ordinairement en deux jours, nous en fallut-il huit, après lesquels nous vinmes mouiller à Racko. C'est le nom que l'on donne à une rade assez profonde qui, vue de la mer, semble aller se perdre au milieu d'un bois de dattiers dont les cimes élégantes se découpent sur le fond d'ocre des montagnes arides qui ferment l'horizon du côté de l'Est. Une Kariéh ou village arabe, cachée dans ces dattiers comme un nid d'oiseau, et qui laisse échapper par chacun de ses toits une légère fumée d'azur; au bord de la rade, un fortin turc, autour duquel errent les chevaux des cavaliers qui le gardent, tel est le paysage que l'on a devant soi, du point sur lequel nous venions de relâcher.

Les montagnes de l'Est sont coupées par une gorge, ou plutôt par une crevasse au fond de laquelle les rayons du soleil ne pénètrent que vers l'heure de midi et qu'une ligne noire, courant au hasard à travers des sommets chauves, tout étinc elants de lumière, désigne seule à l'œil.

Il y a trois ans, les ruisseaux qui sourdent du pied des roches granitiques, l'ombre qu'elles projettent sur cette longue fissure, en faisaient le lieu où la tribu à laquelle est échue cette partie de la côte, aimait à dresser ses tentes brunes. Aujourd'hui, au contraire, elle l'évite avec soin, et le Bédouin dont les chameaux se sont égarés dans la vallée maudite, n'y pénètre qu'en tremblant.

Vers la fin de 1847, la tribu voisine était commandée par un chef que, comme descendant d'un renégat grec, les Bédouins connaissaient surtout sous le nom de cheik Roumi.

Or, ce cheik s'opposait de tout son pouvoir à ce que le fortin qui, aujourd'hui, commande la rade, fût élevé. Il y voyait une menace permanente contre l'indépendance des siens, et cela durait depuis un an, en dépit de tout ce qu'avait pu faire OsmanPacha, gouverneur du Beléd-el-Ahrameïn. Les forces turques de toute la province n'eussent point suffi à vaincre la résistance du cheik, qui commandait à une horde aussi aguerrie que nombreuse.

Un soir, vers l'heure de l'asser, une douzaine de cavaliers armés comme des hommes qui parcourent des déserts peu sûrs, parurent à l'entrée de la gorge et s'avancèrent au petit pas vers les camps, composés de quelques tentes seulement, à cause de l'exiguité de l'espace, qui se succédaient sur toute la longueur de l'étroite vallée.

En passant devant chacune de ces agrégations de familles, les cavaliers se hâtaient de dire qu'ils étaient porteurs d'une lettre d'Osman-Pacha, ainsi que d'un béniseh d'investiture pour le cheik; et les Bédouins de répondre :

Qu'Allah bénisse le gouverneur et le sultan son maître! Vous trouverez le cheik à l'autre bout de l'ouadi.

Ces cavaliers étaient des hommes pris dans les corps francs au service de la Porte; ils escortaient un de leurs officiers, depuis lors tristement célèbre sous le nom de Kourdi-Osman.

Les cavaliers turcs trouvèrent, en effet, à l'entrée de la plaine, un dernier camp, près duquel ils mirent pied à terre, et, tandis que les soldats du pacha étaient répartis entre les tentes voisines, le cheik Roumi conduisait l'officier sous la sienne.

La lettre du gouverneur fut lue, le béniseh en drap rouge fut jeté sur les épaules du chef bédouin, et le porteur de ces deux gages de réconciliation fut reçu avec toute la loyale confiance de l'hospitalité arabe. Un esclave lui lava les pieds; le cheik et son hôte firent la prière du coucher du soleil sur la même natte; puis l'on apporta le pain et le sel, ces deux symboles de l'alliance qui s'établit entre le Bédouin et l'étranger qui est venu s'asseoir à son foyer, et l'on servit le mouton tué en l'honneur de l'officier

turc.

Le repas fini, toutes les figures respiraient la joie. Scul un es

« PreviousContinue »