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clave noir, qui avait vu naître le cheik et dont les cheveux blancs avaient l'éclat de la neige, semblait en proie à une inquiétude qui se trahissait par des signes visibles. Ainsi ce fut avec une répugnance marquée qu'il se mit à laver les pieds à l'hôte. Quand vint le tour de son maître, il ne put s'empêcher de lui dire à voix

basse :

C'est singulier! le béniseh que t'envoie le pacha, d'un si beau rouge vu au grand jour, me semble prendre, à la lueur de la lampe, la lugubre couleur du sang !

Le cheik haussa les épaules et alla s'asseoir près du Sandjâk. La tente était pleine: le cheik, ses enfants, ses deux frères avec leurs enfants aussi, et d'autres parents encore. Ils étaient réunis pour fêter la venue de l'étranger. Ils étaient vingt-deux en tout, tous accroupis en cercle autour de la pièce de bois qui marquait le centre de la tente. L'on servit le café, et la conversation s'engagea.

Lorsqu'elle sembla languir, l'officier turc frappa ses mains l'une dans l'autre et un de ses cavaliers parut à la porte. C'était un Albanais de haute stature, aux épaules herculéennes, dont la figure respirait la malice plutôt que la gaîté. Et pourtant un bonnet en peau de chacal, dont la longue queue retombait sur son dos, remplaçait sur sa tête le fez qui est la coiffure commune. Ce bonnet, entouré de rangées de grelots qui tintaient à chacun de ses mouvements, et taillé en pain de sucre comme le long cornet dont il est de convention de coiffer les astrologues, est ici la marque distinctive des bouffons ou soutari que chaque chef un peu important entretient à sa solde.

Sôfi, dit le Sandjâk, tâche d'amuser un peu ces braves gens, qui nous accueillent si bien, et surtout veille à ta langue.

Le bouffon s'inclina en signe d'obéissance, s'assit au milieu du cercle et débuta par ses meilleurs contes.

Les Bédouins se tordaient dans un rire inextinguible, lorsque, en dehors de la tente, un chien se prit à hurler de la façon la plus lamentable. L'esclave noir tressaillit, et, se glissant jusqu'à son maître, lui dit à l'oreille :

-Il paraît que, comme moi, ton chien flaire du sang; je vais faire armer tout le monde, et l'on surveillera de près ces hôtes de malheur.

Je te le défends, répondit sévèrement le cheik. Laisse-moi, maintenant.

Mais le noir n'avait pas été le seul impressionné par les aboiements funèbres du chien; superstitieux comme des Arabes, les assistants avaient senti tout à coup leur gaieté s'en aller, et Sôfi dut recourir à ses farces les plus burlesques pour dérider leurs fronts une seconde fois.

Pour l'une de ses bouffonneries, il lui avait fallu un aide, et l'un de ses camarades était accouru. Quand il se fut accroupi sur la natte, ce dernier, simulant une cécité complète, se plaignit de la cataracte qui recouvrait ses yeux d'un voile de ténèbres.

La cataracte? fit le soutari, n'est-ce que cela? Pardieu! je me fais fort de te guérir en moins de rien.

Et, imitant les médecins persans qui, dans tout l'Orient, ont le monopole de cette opération, il commença par s'armer d'une bûche qu'il fendit un peu et dont il se pinça le nez pour figurer ses bésicles. Ensuite, il tira son sabre, saisit la paupière du malade dont il serrait en même temps la tête entre les deux genoux comme dans un étau, et, se penchant vers lui, il fit le geste de lui enfoncer le bout de la lame dans la prunelle.

Sôfi s'était placé à deux pas du maître du logis et lui faisait face. Quant au Sandjâk, quelqu'un qui l'eût examiné en ce moment, l'eût trouvé horriblement pâle; une seconde plus tard, il s'éclipsait doucement de la tente, tandis que le soutari s'arrêtait au milieu de son opération pour en exiger le prix d'avance.

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L'argent, ou je laisse mon aiguille dans ton œil jusqu'au jour du jugement.

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Le malade, trouvant enfin que le moment était mal choisi pour rechigner, fit semblant de donner ce qu'on lui demandait.

- A la bonne heure, dit Sôfi, dont les yeux, ardents comme des charbons de feu, se promenèrent sur le cercle des assistants que le rire suffoquait.

Puis il porta lentement la main à la poignée du sabre que le patient soutenait comme si la lame en eût été engagée dans son œil, et se redressant brusquement, ainsi qu'un ressort d'acier, il abattit d'un seul coup la tête du cheik. Bondissant alors par dessus le cadavre de sa victime il s'élança hors de la tente :

Un cri d'horreur s'échappa de toutes les bouches, et, à la vue

du tronc sans tête qui roulait au milieu d'eux, les Bédouins se levèrent, pâles comme des spectres.

En ce moment de stupeur, la tente vacilla et s'abattit, entraînant tout le monde dans sa chute. Les cavaliers du Sandjåk venaient de couper les cordes qui la tendaient.

Puis commença le second acte de ce drame de sang. Prisonniers sous la lourde étoffe en poil de chameau qui les enveloppait de ses plis. les Bédouins firent de violents efforts pour se dégager; mais tous les points de la toile, sous lesquels se trahissait le moindre mouvement, furent criblés de coups de fusil, dont la détonation couvrit le dernier hurlement des victimes. Un enfant de dix à douze ans parvint à se glisser dehors; égaré par la terreur, il tomba au milieu des assassins qu'il cherchait à fuir, et une balle lui fracassa le crâne. Un second, âgé de quatre ans au plus, prenait la même direction et allait subir le même sort, lorsque le Sandjâk, mu par un reste de pitié, l'enleva de terre et le cacha sous son manteau.

La fusillade ne cessa que quand la tente, étendue comme un suaire noir sur les cadavres, ne fut plus agitée par aucune convulsion. Mais le cavalier turc qui s'était prêté à jouer un rôle dans la dernière farce du soutari demeura parmi les morts : au moment où il allait s'élancer, lui aussi, hors du cercle de ces hommes condamnés à mourir, l'esclave noir s'était jeté à son cou et l'avait étranglé.

Sa sinistre mission remplie, le Sandjâk et ses hommes sautèrent sur leurs chevaux, qu'ils avaient eu le soin de ne desseller ni de débrider, et s'enfuirent par la plaine qui longe la mer.

Dans chacune des tentes éparses dans la gorge, les Arabes, réveillés en sursaut par l'explosion des coups de fusil, s'étaient dressés à demi sur leurs nattes pour écouter et s'étaient recouchés en se souvenant que le cheik hébergeait des étrangers. Ces coups de fusil ne pouvaient être que pour faire honneur aux envoyés du pacha. Pourtant, une heure plus tard, la terrible nouvelle se répandit d'un camp à l'autre, et les cavaliers de la tribu se lancèrent sur les traces de l'assassin. Il est inutile d'ajouter qu'ils ne purent les atteindre. Le cheik Roumi mort, Osman-Pacha put élever au fond de la rade de Racko, le fortin qui devait commander cette partie de la côte.

PUBLIÉ PAR ALEXANDRE DUMAS.

(La suite au prochain numéro.)

LA CHASSE AU COO DE BRUYÈRE

PAR M. LÉON DE THIER (1).

Je viens de lire un bien charmant petit livre. C'est un confrère de la presse belge, M. Léon de Thier, gérant et rédacteur en chef du Journal de la Meuse, qui m'a fait l'honneur de me l'envoyer, en me priant, comme un auteur qui sait ce qu'il vaut, de n'en parler que si nous le jugions digne de l'attention de nos abonnés.

Ce charmant petit livre s'appelle la Chasse au coq de bruyère. C'est le récit tout plein de verve et de gaîté des chasses que l'auteur a faites dans les Ardennes belges, au noble oiseau qui est devenu son gibier favori.

M. Léon de Thier est bien aimable de me traiter en maître, mais ma modestie et ma conscience ne me permettent pas d'accepter l'hommage; jamais, je l'avoue sans faiblir, je n'ai chassé le coq de bruyère, aussi ai-je dû prier mon aimable confrère, s'il cherche un juge savant et un examinateur capable, d'adresser son ouvrage à notre ami le vicomte de C...., professeur en pareille matière et qui, dans divers chapitres intitulés Alpes et Pyrénées et publiés par le Journal des Chasseurs a, sous le nom hispano-héroïque de Castibelza, traité ce genre de chasse exceptionnelle avec la plus incontestable autorité.

Mon rôle, plus modeste, se bornera à dire quelques mots des autres mérites du livre, et il me restera encore assez à faire; puis, j'emprunterai bravement à l'auteur un de ses jolis chapitres que je livrerai ainsi au jugement des chasseurs compétents, dans la confiance qu'il sera de leur goût.

Être fort en coq de bruyère, c'est beaucoup assurément, mais serait-ce assez pour monter en chaire ou écrire un bon livre? Ne faut-il pas encore bien d'autres attractions pour plaire à ses auditeurs? De la verve, de l'es prit, du style, de la couleur, quelques anecdotes à la d'Houdetot n'ont jamais fait de mal à personne. Mais, me direz-vous, quel est l'auteur qui n'a pas tout cela? Tous les auteurs ont toutes les qualités, je le sais bien; mais il y en a tant qui les dissimulent, pure modestie! j'en suis certain. M. Léon de Thier est plus brave, il a de l'esprit, du goût, de l'entrain, il conte avec charme, il sait parfaitement écrire et il ne s'en cache pas; profitons, les occasions sont rares.

(1) Chez F. Renard, éditeur, à Liége; et à Paris, chez Dentu (Palais-Royal).

Hélas! puisqu'il faut tout dire, j'ai bien peur qu'en revanche il ait un bien vilain défaut, je le soupçonne d'être un affreux gourmand.

Un habile dresseur, à qui je confiais l'autre jour l'éducation d'un jeune chien rebelle, me disait, en parlant de son élève : « Il sera parfait-bon, Monsieur, il est gourmand. » Que mon confrére me pardonne, si de ces prémisses appliqués à un simple chien, j'ose tirer une conséquence qui lui soit personnelle; mais j'estime qu'il doit être bien bon chasseur, car en fait de bonnes choses, il ne donne pas sa part au chat. Tudieu! quelles descriptions de comfortable et de bonne chère! l'eau vous en vient à la bouche. De pareilles extases ne s'inventent pas, il est des émotions qu'on ne peut dé– peindre qu'après les avoir ressenties. Jugez plutôt, c'est l'auteur qui parle : << Nous sommes au second service. Deux candélabres étincelants de lumière répandent, dans un joli salon et sur une table comfortablement servie, une clarté des plus réjouissantes. Un petit feu de bois résineux petille dans l'âtre, et ses flammes joyeuses nous pénètrent d'une douce chaleur.

Dans les Ardennes, dès le mois de septembre, le feu est un indispensable compagnon de veillée, surtout pour des chasseurs qui ont été pendant toute la journée exposés au vent frais et vif de la bruyère et à l'humidité des fanges.

« Notre hôte, qui connaît le pays, et sa femme, qui aime assez son mari pour ne pas lui souhaiter le plus petit accès de goutte, ont eu soin de ne pas oublier ce détail important. Tout est donc pour le mieux chez le meilleur des amphitryons.

« Autour de cette table dont le linge, d'une blancheur argentée et du plus fin tissu de nos Flandres, disparaît sous ces mille choses qui font l'ornementation et la joie d'un festin, sont réunis les trois chasseurs que vous connaissez, M. X. et sa jeune et jolie femme, une femme comme j'en souhaite à tous les vrais disciples de saint Hubert, prévenante, aimable, ne boudant jamais et aimant la chasse par la seule raison que son mari l'adore. La gaîté brille sur tous les visages.

« Nous en étions, je vous l'ai dit, au second service, point culminant d'un dîner confortable, le Malakoff contre lequel vous devez réunir les meilleures troupes de votre estomac, car je suppose qu'en général habile vous n'avez fait avancer contre le premier service que les tirailleurs de l'appétit. C'est l'heure des grandes entrées, un moment solennel, qui n'a son pareil qu'à la Cour lorsque le maître des cérémonies annonce : « Le Roi. »

« Un silence éloquent coupa net notre conversation vive et enjouée. Le Roi entrait.

« Il était étendu sur un large plat d'argent. Sa poitrine, blanche et dodue comme les épaules d'une jeune vierge à son premier bal, avait une teinte de rose et d'or qui nous séduisait d'une façon éblouissante. Autour de cette royauté culinaire s'élevait une auréole de gaz odorants qui embaumaient

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