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Un peu plus tard commença le phénomène le plus bizarre, le plus extraordinaire dont j'eusse jamais été témoin. — C'est IramDhat-el-Omâd qui passe, nous dirent nos marins d'un air peu rassuré.

Et, pour conjurer le démon de l'air, ils récitèrent dévotement le fatha, à peu près comme nos bonnes femmes se signent quand

il tonne.

Pénétré par les rayons du soleil, le brouillard qui enveloppait la chaîne était devenu un peu plus transparent. Les lignes des montagnes, déformées par ce milieu, s'arrangèrent suivant des combinaisons étranges. Des rochers s'arrondirent en immenses tours, ou prirent la forme de palais, de ponts géants jetés sur des abîmes; les rochers les plus élevés se changèrent en dômes, en minarets sveltes et gracieux; les pitons les plus hauts devinrent des châteaux ornés d'aiguilles, de coupoles.

Cette immense ville aérienne se déroulait comme un ruban sur toute la côte, suivant la même direction que les montagnes, s'abaissant ou s'exhaussant avec elles. La vapeur était devenue comme une toile grise à la surface de laquelle une main invisible eût tracé une série mouvante de monuments inouïs, impossibles, un amalgame de l'architecture de tous les peuples, de toutes les époques. Les colonnades de Karnâk, les obélisques de Louksor, les pylônes de Thèbes, les pyramides de Giséh, les pagodes de l'Inde, les tours de porcelaine de la Chine, les portiques grecs, les arcs de triomphe romains, la flèche gothique découpée à jour, la coupole persane, le minaret arabe; il y avait de tout cela dans la miraculeuse vision; plus des statues colossales, debout ou accoudées sur une colonne, ou accroupies sur un immense socle. Toutes ces formes se dessinaient en teintes bleues ou violettes, avec un filet de feu sur les contours, sur les saillies.

J'avais vu bien souvent les capricieuses fantasmagories du mirage, avec ses paysages lumineux, ses lacs de vapeurs ardentes, ses arbres qui ne sont en réalité que d'humbles herbes; souvent j'avais entendu parler de la fata Morgana, qui visite quelquefois Messine; mais rien ne m'avait paru merveilleux comme la mystérieuse ville des légendes arabes voyageant ainsi dans l'espace.

Voici maintenant la tradition populaire à ce sujet :

Iram-Dhat-el-Omâd fut bâtie, il y a bien des siècles, dans une plaine située entre Aden et Cheik-Othman, par Schddad-ben-Ad, roi de l'Yemen, qui, dans son orgueil, voulut qu'elle surpassât en

beauté les villes du paradis. Tout son trésor qui était fabuleux, il le dépensa à élever des palais où tout était acier bruni, argent, or, pierres précieuses, peintures, ciselures, sculptures.

Quand son trésor fut épuisé, le tyran dépouilla chacun de ses richesses pour continuer son œuvre impie, qui, un beau jour, s'évanouit dans les airs: le sang et les larmes d'innombrables victimes avaient attiré la malédiction de Dieu sur Iram-Dhat-el-Omâd, qu'il condamna à errer dans l'immensité.

Une fois, un pauvre potier s'en alla dans les champs chercher quelques paniers de terre. Il était nuit; ses paniers remplis, il les chargea sur son âne et reprit la route de sa hutte, oubliant sa pelle sur les lieux.

Au jour, il se hâta d'aller chercher son outil; non-seulement il ne put le retrouver, mais encore il lui fut impossible de reconnaître la place d'où il avait tiré la terre. De retour chez lui, il voulut pétrir l'argile qu'il avait, la veille, déposée dans un recoin obscur; il lui trouva une couleur jaune singulière, puis, en la maniant, il s'aperçut qu'elle était friable et très-lourde. Ce qu'il prenait pour de l'argile n'était que du sable d'or mêlé de pierres précieuses, pris sur le sol de la ville enchantée.

CHAPITRE XIII.

KODAR LE ROUX.

Le vent du Nord, qui continuait à souffler avec une persistance désespérante, nous tint prisonniers durant quinze à vingt jours dans le Scharm d'Yambo, immense bras que la mer projette vers les montagnes par une coupure de la côte presque imperceptible et qui n'est éloigné d'Yambo que de quatre ou cinq lieues.

Du Scharm d'Yambo, nous pûmes enfin gagner l'extrémité méridionale d'un archipel que Diodore de Sicile et Strabon appellent les Cyclades de la mer Erythrée, vaste pépinière d'îles, dont les unes, déjà vieilles, sont semées de salsoles ou entourées d'une bordure de palétuviers; dont les autres, plus jeunes, effleurent à peine la surface de la mer de leur tête encore nue.

Dans les interstices qui séparent celles-ci de leurs aînées, à mesure que le sol sous-marin se soulève, poussé par quelque force

d'expansion souterraine, d'innombrables récifs montent lentement avec leurs forêts de coraux, leurs prairies d'algues de toutes les couleurs, et, devenus îlots à leur tour, émergent un à un, ajoutant une moucheture de plus aux mouchetures fauves qui diaprent la robe bleue de la mer. Un cordon d'écueils qui brisent la lame enclôt tout l'archipel. Dans l'intérieur de cette enceinte toujours calme, des bancs de poissons font bouillonner les eaux comme une chaudière en ébullition; des tortues dorment à leur surface ou se traînent sur le sable humide des grèves, au milieu de myriades d'oiseaux pêcheurs; enfin ces Cyclades du golfe Arabique semblent être la station principale des Huthem.

Bien qu'appartenant à la race arabe, cette tribu n'a point eu la moindre part à l'héritage des enfants d'Ismaël, et, lorsqu'une de ses familles se hasarde sur le continent, les Bédouins ne manquent pas de lui imposer, comme prix de loyer du coin de terre sur lequel ils lui permettent de descendre, une contribution toujours lourde pour ces pauvres pêcheurs.

Les Huthem n'ont donc d'autre domaine que la mer, d'autre refuge que les îles de pierre dont les autres tribus n'ont point voulu, d'autre patrie que leurs barques. La plupart d'entre eux ne demandent jamais à la terre ferme qu'un peu d'eau douce pour chaque jour et autant d'espace qu'il en faut à un mort pour l'éternité. Leur vie se passe à poursuivre leur proie à travers les méandres de leurs labyrinthe d'ilots. Les épaves que charrient les courants suffisent aux uns pour se faire une barque; des branches de palétuvier liées ensemble fournissent un radeau aux autres plus pauvres, et, tandis que les enfants jouent avec la lame sur une nacelle qui n'est pas autre chose que la carapace de quelque tortue gigantesque, on peut voir à chaque moment des troupes de femmes se visiter d'une île à l'autre, en franchissant à la nage, au milieu des requins moins agiles qu'elles, les détroits qui les sépa

rent.

D'ailleurs, la mer qui a bercé leur premier sommeil, est aux Huthem comme une mère: ses tourmentes n'ont de dangers que pour les autres hommes; ses profondeurs, ils les ont sondées; ils savent ce qu'il germe de perles dans ses abîmes; c'est pour eux ses bancs de poissons de toutes les formes, de toutes les couleurs; pour eux les troupeaux de tortues qui pâturent dans les algues; pour eux aussi les alcyons qui se cachent dans ses rochers; c'est pour la tribu déshéritée des bois et des fleurs de la terre, que

son fond se pave de coraux, de madrépores, arbrisseaux de pierre qui ont des fleurs vivantes aux couleurs bien autrement riches que celles de nos fleurs. C'est pour ses enfants d'adoption qu'elle fait miroiter au soleil ses flots d'azur. Si ses palétuviers sont si feuillus, c'est pour abriter leurs amours, ses fraîches brises soufflent pour eux, et c'est pour eux que sa surface plane reflète les étoiles du ciel, poussière de feu qui tombe du manteau de la nuit dans l'immensité. C'est pour les endormir que ses vagues déferlent sur la plage avec un bruit doux et monotone comme une chanson de nourrice; et, si elle hurle sur les écueils, c'est que, inconsolable comme Rachel, la mer pleure sur ses enfants morts.

Vers le Septentrion, l'archipel qui sert d'asile aux flottilles de la tribu de pêcheurs se termine par deux îlots entre lesquels passe un courant rapide qui porte vers le Sud. Les barques arabes n'oseraient se hasarder dans ce canal criblé de roches à fleur d'eau, si un santon, qui veille sur elles du haut d'un promontoire où une hutte marque sa tombe, ne devait les couvrir de sa protection. Aussi, dès que ce cap est en vue, l'équipage recite-t-il dévotement le fatha, tandis que le patron jette une tasse de café et un peu de galette au beurre à la mer qui se garde bien de toucher à cette pieuse offrande, mais la porte religieusement jusqu'au pied de la tombe vénérée.

Cette île et le saint qui garde ce dangereux passage, portent le nom de Cheik Marbout.

Notre pilote ne manqua pas de nous citer, comme preuve de la puissance du cheik, l'histoire d'une baghleh du golfe Persique, qui portait du riz à Suez.

Le Nakoudah, qui était un esprit fort, un farmacoun (franc-maçon), comme disent les Arabes, dormait profondément au moment où la barque s'approcha de la passe. Le pilote et les marins firent la prière d'usage, et ils allaient jeter à la mer le tribut que tout voyageur paie au saint, lorsque le patron s'éveilla. Non-seulement il but le café et mangea la galette destinée au cheik, mais encore, joignant l'insulte à l'impiété, il courut à la poulaine, et, crachant dans la mer, il ajouta :

- A toi ceci, cheik!

Alors les marins virent une énorme vague accourir, s'emparer du crachat du Nakoudah pour le porter à la tombe du santon. Aussitôt la barque frémit dans toutes ses membrures comme un homme dont la peur fait trembler tous les os; la brise qui enflait

sa voile tomba brusquement, l'impétuosité du courant se trouva décuplée en une seconde, et la mer gronda de sa voix la plus menaçante. Tout à coup, la baghleh, un moment incertaine, prit sa course sur le dos des lames avec une rapidité effrayante, bondit d'écueil en écueil comme le boulet de ricochet en ricochet, et alla se briser ainsi qu'une ampoule de verre, contre les rochers domine le tombeau du cheik. Tout l'équipage se sauva, hors le patron, dont on ne retrouva pas même le cadavre.

que

Heureusement, malgré le sourire d'incrédulité avec lequel chacun de nous accueillit l'histoire que l'on vient de lire, nous franchîmes sans accident ce détroit redoutable.

Quelques heures plus tard, nos marins laissaient tomber leurs ancres au fond d'un petit bassin circulaire, à dix brasses des huttes qu'une misérable bourgade, protégée par un fortin turc, éparpille sur une plage sablonneuse. Nous étions à l'El-Ouich.

En remontant la vallée à laquelle fait suite la petite crique où nous venions d'aborder, on arrive, en deux heures de marche, à une citadelle plus grande qui garde quatre ou cinq puits, lieu de station pour la caravane de pèlerins que la Syrie envoie tous les ans aux villes saintes de la Mecque et de Médine.

Les murs de cette forteresse, où nous nous arrêtâmes un moment, présentent alternativement les zones blanches et rouges que l'Egyptien aime à peindre sur sa demeure, comme souvenir de l'architecture polychrôme qui devait donner tant d'éclat aux monuments élevés par ses pères. Un jardin l'entoure d'une ceinture de dattiers et de figuiers dont la vigoureuse verdure contraste avec l'aridité des collines granitiques voisines. Derrière la citadelle, la vallée se rétrécit tout à coup, et serpente entre deux parois de rochers à pic dont çà et là les plans sont couverts de grossières figures d'hommes, d'animaux ou de signes distinctifs que chaque tribu imprime avec un fer rouge sur la cuisse de ses chameaux : Tout cela est l'œuvre des chévriers qui gardent leurs troupeaux au milieu des râk (salvadora persica), des tumex roseus, des gramens rigides, unique végétation de ces montagnes.

A deux journées de marche vers l'Est, on trouve une ville dont les Bédouins qui nous accompagnaient dans cette excursion jusqu'à cette deuxième citadelle, ne purent nous dire le nom, mais dont les maisons intactes n'ont d'autres habitants que des momies humaines, intactes aussi, que l'on retrouve dans toutes les piè

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