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coucher du soleil il ne restait rien de vivant à la surface du Hidjr. Quant à Kodar le Roux,-ainsi s'appelait le Thamoûdite qui avait tué la chamelle miraculeuse, il devait avoir une plus large part dans la malédiction du prophète. Tandis que ses frères étaient consumés entièrement par le feu du ciel, son cadavre, ainsi que celui de la chamelle, furent préservés d'une destruction complète: les chairs seules, réduites en cendres, se détachèrent, laissant à nu les ossements qu'elles recouvraient.

Alors, le squelette de l'homme se leva, comme si la vie lui eût été rendue, alla au squelette de la chamelle et sauta sur sa croupe; celle-ci, s'animant à son tour, partit pour ne plus s'arrêter : elle devait promener à jamais dans tous les déserts de la péninsule son cavalier doublement maudit.

Un soir, ajoutèrent les Bédouins qui nous racontaient cette légende, une petite caravane s'arrêta précisément sur les ruines de Leucé-Comé : elle se composait de pèlerins qui revenaient de Médine et remontaient vers la Syrie.

Comme le soleil allait se coucher, tous ces hommes firent leurs ablutions, ouvrirent leurs naties sur la terre et se prosternèrent vers les Kâbâ d'Abraham. Un seul ne pria pas. Celui-ci était un de ces hommes dont personne ne pourrait dire s'ils sont giaours ou musulmans, et auxquels les Turcs donnent le nom de Déli, qui pourrait se traduire par homme qui n'a jamais eu peur ni du ciel ni de la terre. Pendant que les premiers tournaient le dos an couchant, où le disque du soleil flottait à l'extrême limite de l'horizon, entre un ciel de feu et une mer étincelante, chacun d'eux put entendre le sable crier comme sous les pas d'un dromadaire; puis un autre dromadaire encore s'élança dans la même direction; mais, absorbés par la prière, pas un ne tourna la tête.

Leurs rékas terminés, chacun chercha des yeux le Déli. Depuis un moment, celui-ci fuyait vers le Nord-Est sur sa monture qui courait comme le vent à la poursuite d'un autre cavalier et d'un autre dromadaire. Ce dernier groupe avait de si gigantesques proportions, que les pèlerins hésitaient à en croire leurs yeux. Le corps du dromadaire et celui de l'homme semblaient bâtis d'os seulement, et, par les interstices qui séparaient les diverses pièces de leur charpente, on distinguait le ciel, les montagnes, les arbres, comme les détails d'un paysage vu derrière un grillage. Ces deux squelettes n'avaient pas moins de vingt-cinq à trente coudées de hauteur.

Le Déli avait beau précipiter sa course, jamais il ne parvenait à gagner un pouce de terrain sur l'effrayante apparition qu'il poursuivait, comme pour braver Dieu; encore celle-ci s'arrêtait-elle à l'attendre au sommet de chaque colline. Les pèlerins entendirent leur compagnon décharger successivement son fusil et ses pistolets sur le cavalier fantastique, et bientôt la vision se perdit dans l'éloignement, toujours suivie du Déli, qui ne reparut jamais plus. Ce cavalier géant et sa colossale monture, c'était Kodar, le Thamoudite maudit, et la chamelle miraculeuse qui l'emportait dans des déserts sans nom.

De Déghébeich nous remontâmes encore jusqu'à la hauteur de Moïla, cherchant le lit du vent qui vient du fond du golfe de l'Akabah, et auquel les matelots arabes s'abandonnent lorsqu'il s'agit de traverser le golfe pour gagner Kosséir.

A la nuit tombante, on alluma pour la première fois la lumière de l'habitacle; le pilote épousseta sa boussole depuis longtemps inutile et recouverte d'une couche de poussière qui empêchait de lire les rumbs des vents, et, après une longue prière récitée en commun, dans le but de mettre nos personnes et notre barque sous la sauvegarde du Prophète, nous fîmes route, le cap à l'Ouest.

Au jour, le vent était tombé. Ce calme imprévu commençait à assombrir toutes les figures, lorsque apparurent, jouant avec la lame et s'élevant au-dessus par d'énormes bonds, toute une bande de marsouins, que les matelots saluèrent de longs cris de joie. En mer, la rencontre de ces animaux est toujours d'un heureux présage, nous dit-on; de là leur nom d'Abou-Salama ou de Père du salut.

Le présage ne nous trompa pas. Le vent revint sur le soir, et notre traversée s'acheva sans autre incident qu'une pèche au requin, qui toutefois n'eut pas un résultat complet.

Quatre ou cinq de ces squales géants nagèrent tout le jour dans notre sillage, tantôt déchirant la surface de la mer de leur nageoire dorsale, tantôt se tenant à une profondeur telle, qu'à travers la couche d'eau bleuâtre qui les couvrait, leur corps, enveloppés d'une peau grise, nous apparaissait sous le hideux aspect d'un cadavre verdi par un séjour trop prolongé dans un milieu humide. Chacun de ces animaux était suivi d'une nuée de poissons gros au plus comme des harengs, zébrés de zones argentées et de rubans d'un vert d'émeraude. Le squale allait, venait, toujours

entouré de l'escadron agile qui tournait autour de lui; c'était, pour me servir d'une comparaison assez juste que j'emprunte à l'un de nos marins, comme un pacha de la mer suivi d'une légion de kaouas.

Nous jetâmes à la mer un énorme croc, au bout duquel nous avions fixé un morceau de viande. L'un des requins, prenant son élan, passa sous la ligne en se renversant sur le dos et avala la chair et le croc de fer. Nous le crûmes pris, et les matelots commençaient à tirer lentement leur ligne, lorsque le monstre se dégagea par un léger effort, laissant, au lieu du croc recourbé attaché au bout de la corde, un morceau de fer droit comme un fer de lame.

Enfin nous mouillâmes à Kosséir, cinquante-cinq jours après notre départ de Djeddah, et deux jours plus tard nous prenions la route de Kénéh, ne marchant que la nuit, nous reposant le long du jour au fond de quelque ravine couverte de l'ombre des pics voisins.

A la troisième marche nous atteignîmes un défilé tortueux dont les deux revers sont couronnés, de distance en distance, de redoutes et de guérites qui, vues à la lueur indécise de la lune, avaient l'air de sentinelles chargées de veiller sur le désert de granit et de porphyre par lequel le bassin arabique est séparé de la vallée du Nil. Tout cela était l'ouvrage des demi-brigades qui, lors de l'expédition française, furent chargées de fermer cette route aux Anglais débarqués à Kosséir avec des forces supérieures.

Un peu plus loin nous passions devant une vaste enceinte rectangulaire qui coupe la vallée, plus large en cet endroit. Dans l'intérieur, des pâtres Ababdhé avaient allumé un feu de broussailles vers lequel je me dirigeai.

Les hommes, assis autour du feu, écoutaient, tout en fumant, les récits de l'un d'eux, et le premier mot que je pus saisir fut le nom de Sultan Bonnabardi. Cette enceinte, derrière laquelle quelques Bédouins parlaient du général Bonaparte, était encore un camp français ; les échos de ces solitudes avaient répété le cri de veille et les hymnes de victoire de nos soldats. Il me semblait voir des cohortes de fantômes défiler à la pâle clarté tombée du ciel, ou entendre, dans le bruit du vent, à travers les déchirures des collines, l'aigre clameur des clairons, le fracas des tambours, le hennissement des chevaux, le froissement du fer, le

TOME XXIX.

- 2o SEMESTRE 1860.

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cahot des pièces roulant sur les rochers. Les hommes ne se souviennent plus de Rhamsès-le-Grand; les statues de Memnon sont muettes depuis des siècles sur les ruines du palais qu'il édifia. Il n'est plus en Egypte qu'un seul grand souvenir, qu'une seule ombre devant laquelle se sont éclipsées les ombres des Pharaons: c'est celle du général de la République française. Les générations qui se succéderont sur les rives du Nil se diront son nom d'âge en âge.

Cinq jours nous suffirent pour parcourir les six journées de caravane qui séparent Kosséir de Kénéh. De ce dernier point, nous remontâmes le Nil pour visiter la Haute-Égypte, et, trois mois plus tard, en septembre 1849, un des paquebots qui desservent la ligne d'Alexandrie à Marseille nous emportait vers la France.

PUBLIÉ PAR ALEXANDRE DUMAS.

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