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venable et éclaircir ses idées, il commença en ces termes : « Il est certain que j'ai appris au petit séminaire plus de latin « que vous n'en savez à vous trois, quoique vous ayez la préten«tion d'être forts. J'y entrai comme demi-pensionnaire, et en cette « qualité je faisais mon premier déjeuner dans l'établissement; il <faut que je vous dise en quoi consistait ce premier déjeuner. Chaque élève apportait de chez lui un morceau de saucisse proportionné à ses moyens et à son appétit, et le mettait dans une < marmite commune où, à la première récréation, chacun venait << prendre sa part de bouillon et de bouilli, Les idées de commu<nisme n'avaient point encore été inventées alors, et nous avions < tous le sentiment intime de la propriété fort développé ; aussi, < chacun voulait-il avoir son morceau, et rien que son morceau; << on ne serait pas contenté de celui d'un autre, fût-il exactement << semblable. Là était la difficulté. Comment chacun pouvait-il re« connaître son bien? Vous ne vous seriez peut-être jamais tirés « de là; mais nous, nous avions trouvé un moyen aussi simple que << commode de résoudre ce problème. Chacun attachait à sa saucisse un ruban d'une couleur différente, et faisait à ce ruban un << certain nombre de noeuds pour le cas où il n'aurait pas été bon teint, ce qui arrivait assez fréquemment. On évitait par là << toute discussion. Il est vrai que tous ces rubans donnaient au << bouillon une couleur toute particulière et un goût à l'avenant; mais quelque mauvais que cela fût, chacun en avait sa part et tout le monde était content. C'est que nous n'étions pas gâtés << encore; de notre temps on élevait la jeunesse bien plus sévère«ment qu'aujourd'hui ; aussi valait-elle beaucoup mieux. Il y avait << surtout un certain abbé Bron, sincèrement détesté de tout le « monde, que je suis sûr de ne jamais oublier; je vous dirai tout « à l'heure pourquoi : « Du café, du café!» s'écriait l'abbé Bron ⚫ de sa voix la plus nasillarde, quand il croyait trouver une faute « dans un devoir. Or, ces deux mots, qui ne réveillent en vous « que l'idée d'une bonne chose, étaient pour nous l'avertissement < d'une punition redoutée. Car le café dont il s'agissait consistait << en une série de coups de férule appliqués sur le bout des doigts. « Vous voyez que ce n'était rien moins qu'une gourmandise. On «ne connaissait pas encore les pensums alors, mais le système de « la verge était dans toute sa gloire.

« C'était bien autre chose quand on se permettait de parler en classe, ou d'adresser à son digne professeur une parole qu'il

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jugeait irrespectueuse; on était alors puni par où on avait < péché, et il fallait exécuter avec la langue, une longue croix sur « le plancher. Ce ne serait peut-être pas une punition bien dure << sur le parquet luisant d'un salon; mais sur le plancher de notre « classe, où les services du balai étaient inconnus, il en était au< trement; d'autant plus que le cruel abbé Bron ne souffrait pas la plus légère déviation pour éviter n'importe quoi. Il voulait la ligne droite dans toute sa pureté. Un jour, il voulut punir de « cette manière un grand diable de paysan, qui avait ses vingt << ans bien sonnés; mais celui-ci, au lieu d'obéir, s'arma d'un < énorme encrier en pierre et tomba sur l'abbé Bron à bras rac« courcis. Ce dernier était armé de sa férule, de sorte que le « combat s'engagea avec des chances égales pour les deux champions, et continua de même; aucun de nous ne songeait à y prendre part. La lutte dura jusqu'à ce que tous deux fussent las ⚫ de battre et d'être battus; alors l'élève s'esquiva et parvint à ◄ s'échapper du séminaire, où il se garda bien de revenir. Quant ‹ à l'abbé Bron, il fut malade huit jours; et la première fois que ‹ nous le revîmes, il ne manqua pas de régaler de café la classe << entière qui ne l'avait pas secouru dans le danger.

< Au séminaire, on voulait que nous fussions vêtus d'une longue <redingote noire, boutonnée jusqu'au menton; c'était un ache« minement vers la soutane, dont on s'efforçait de nous inspirer « le goût. L'abbé Bron se distinguait entre tous par la haine < que lui inspiraient les vêtements d'une autre forme; il les << trouvait parfaitement indécents et ne pouvaient en souffrir < la vue. Aussi je tremblais chaque fois que ses yeux s'arrêtaient sur moi, car je n'avais jamais qu'une veste ronde, justement << celui de tous les vêtements réprouvés pour lequel il avait le plus d'antipathie... Je mettais toute mon attention à dissimuler cette irrégularité de ma tenue; mais un jour, jour néfaste, pendant << que j'étais fort occupé à écrire, je ne sais plus quoi, sous la ⚫ dictée de l'abbé Bron, à qui je tournais le dos, la fatalité dirigea << ses regards sur cette partie de ma personne que des plaisants ont 1 appelée le département du Bas-Rhin (bas reins). Hélas! l'exiguité « de ma veste permettait de la voir sur toutes ses faces. L'abbé ⚫ étouffa pour un instant l'indignation que faisait naître en lui un << spectacle si odieux; mais il s'arma sournoisement du pied d'un « banc, et quand il fut près de moi, il m'en déchargea un grand « coup sur cet endroit fatal, en me disant : « Cachez-ça. » Voilà ce

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‹ qui a si profondément gravé dans ma mémoire le souvenir de « l'abbé Bron.

« C'est à travers toutes ces petites misères que je finis mes « études; quand j'eus terminé ma philosophie, je crus comme << tant d'autres que ma vocation était d'être prêtre, et je partis « pour le grand séminaire de Gap, avec plusieurs de mes condisciples qui, pour la plupart, se sont ravisés comme moi. Nous << fimes le voyage à pied, par une grande chaleur, et nous arri‹ vâmes assez fatigués. Sur le seuil de la porte, nous attendait un << vieil abbé, d'une rigidité excessive, qui, se souciant peu des dix << lieues que nous venions de parcourir, nous fit mettre à ༥ genoux < dès notre arrivée, et nous entama un long sermon, dont voici les premiers mots : « Joannes itinere fatigatus sedebat. Jean, fatigué de la route, s'était assis. » Moi aussi, j'étais fatigué de la < route, et je trouvais la situation de mon glorieux homonyme un << peu plus douce que la mienne. Ce début peu encourageant me <fit faire de sérieuses réflexions; je me reconnus impropre à « l'état ecclésiastique comme je l'entends, et le lendemain soir je <repartais pour Embrun.

«En arrivant je fus voir votre père, qui est, vous le savez, mon « frère de lait. Il me plaisauta beaucoup sur mon retour précipité, << s'amusa longtemps à mes dépens, et finit par me proposer de << m'emmener dans une excursion qu'il allait faire dans le Queyras, < m'assurant que je pourrais lui être utile et que ce serait pour << moi une grande distraction. C'était le docteur B... qui avait mis << cette partie en avant. Vous devez vous souvenir du docteur B..., < un petit homme qui parlait toujours. Il était né au fond du

Queyras, avait fait ses études, je ne sais comment, avait appris «< la médecine je ne sais où, et enfin était venu s'établir à Embrun. << Il laissait mourir beaucoup de malades, ce qui est l'ordinaire ici, en guérissait quelques-uns, ce qui est plus rare, et jouissait « en somme d'une parfaite considération. Il avait pris l'habitude << de chasser en allant voir ses malades dans les campagnes, et, < pour être agréable à votre père, il lui avait proposé de l'emmener ⚫ dans son pays, lui promettant de lui faire voir des quantités ⚫ prodigieuses de coqs de bruyère. Je dois vous dire qu'à cette époque il y en avait beaucoup plus qu'aujourd'hui. Il n'y avait point ou presque point de chasseurs, car les guerres de l'Empire < avaient enlevé tous les hommes valides. Les fusils étaient fort < rares, le goût de la chasse très-peu répandu; enfin c'était le

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<bon temps. Ce fut, je crois, vers le 8 ou le 10 septembre, dans l'après-midi, que nous nous mîmes en route. Votre père et le « docteur B... étaient à cheval; quant à moi, je les suivais pédes<< trement! en compagnie d'un jeune domestique que le docteur « s'était cru obligé d'emmener pour ne point rester au-dessous de « votre père. Il l'avait chargé d'une partie de son attirail de chasse « et avait confié à mes soins un dépôt bien autrement précieux; « il s'agissait d'un pâté, d'un de ces pâtés comme on en faisait à ‹ Embrun dans le bon vieux temps, avec une croûte épaisse « comme un mur, pesant environ sept ou huit livres et pouvant « rassasier les appétits les plus formidables. C'était une tâche « délicate que la mienne, et le docteur m'avait adressé en partant « les plus tendres recommandations. De temps à autre, il se re‹ tournait sur sa selle pour me dire avec l'accent de la plus vive < sollicitude : « Prends garde au pâté, Jeanin! Jeanin, prends < garde au pâté ! » Hélas! il était écrit qu'il arriverait malheur à « ce pâté, et la rare prudence du docteur fut mise en défaut. « Au bout d'une heure de marche, je commençais à trouver < mon fardeau gênant. Je l'avais porté alternativement sous cha<cun de mes bras, puis sur chacune de mes épaules, et « enfin sur ma tête en le soutenant de ma main. Cependant, < malgré toutes ces précautions, c'était une charge d'autant plus < embarrassante que la chaleur était grande, la route poudreuse, « et que je n'avais pas encore l'habitude de la marche. J'allais donc proposer au docteur de reprendre son dépôt, ou lui dé« clarer que je ne répondais plus des risques et périls qu'il pou<vait courir, lorsque nous rencontrâmes une bande de Piémontais. « Ces pauvres diables, qui venaient chercher en France un travail << qu'ils ne trouvaient pas chez eux, voyageaient comme ils le <font toujours dans la belle saison. Ils marchaient pieds-nus et < portaient leurs souliers dans un mouchoir suspendu à un bâton, < qu'ils appuient sur leur épaule dans une position inclinée. Cette « invention me sembla bonne, et j'appliquai immédiatement au « pâté ce nouveau mode de transport. Qu'aurait dit le docteur B. « s'il m'avait vu? Je ne sais trop; peut-être aurait-il prévu la fin << malheureuse de mon équipée ; mais il était alors complétement « absorbé par le récit d'une des belles chasses qu'il avait faites • ou plutôt qu'il aurait pu faire, car il était assez vantard, et il ne s'aperçut de rien jusqu'au dénoûment qui, du reste, ne se fit < pas longtemps attendre. Insensiblement, je m'étais mis à écouter

< les prouesses du docteur, et j'étais devenu peu à peu aussi dis< trait que lui, lorsque nous rencontrâmes sur notre chemin un < malencontreux ruisseau. En prenant un élan pour le franchir, « je levai imprudemment la main; le mouchoir dans lequel était « le pâté glissa le long du bâton, incliné de sens inverse, et le tout << tomba lourdement au milieu de l'eau. Au bruit, le docteur B... « se retourna : « Ah! godiche!... double godiche! s'écria-t-il en <bégayant, car la colère l'empêchait presque de parler; maladroit! <butor!.. un pâté qui... un pâté que... un pâté dans lequel... sur « lequel... enfin, mon pâté, après tout ce que je lui avais dit, << et il continua ainsi pendant un quart d'heure à me prodiguer « une foule d'épithètes qui n'étaient rien moins que flatteuses. Ah! << si c'était aujourd'hui, si c'était aujourd'hui ! comme je l'aurais « rembarré ce docteur, comme je lui aurais dit... si c'était aujourd'hui; mais alors j'étais timide comme une jeune fille, je <restai tout penaud, n'osant point répondre, et me contentant < d'envoyer mentalement à tous les diables le docteur, le pâté, les coqs de bruyère et le Queyras.

«

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(La suite au prochain numéro.)

G. DE BELLEGARDE.

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