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Il fallut donc lui procurer une nouvelle proie; et pour cela on acheta une chèvre aux Arabes; mais Chassaing craignait que le noble animal, méprisant un appât vivant de si petite taille, ne revînt point à leur embuscade. Effectivement, deux jours se passèrent sans que ce dernier revînt; mais dans la soirée du second jour, à huit heures du soir, de sourds rugissements annoncèrent son approche. Le ciel était pur et la lune brillait dans tout son éclat. La chèvre tremblait de tous ses membres; les chasseurs, immobiles et silencieux dans leur cachette, avaient le doigt placé sur la détente du fusil. Chassaing seul, comme plus habile tireur et comme plus exercé à cette chasse, devait tirer, et le capitaine ne faire feu que si Chassaing le lui disait, Bientôt on vit arriver le lion, qui fit quelques tours, puis d'un bond se précipita sur la chèvre, qu'il étrangla en quelques secondes et partagea en deux avec une de ses puissantes griffes. Promenant ensuite ses regards autour de lui, avant de commencer son repas, il cherchait à s'assurer qu'il ne serait point dérangé. Il s'attabla néanmoins, mais d'un air inquiet qui fit penser à Chassaing qu'il avait entendu la respiration un peu bruyante de l'un d'eux; il se disposait même à partir, lorsque Chassaing, craignant de le perdre, le tira, mais dans une position moins avantageuse que celle où il les tire habituellement. La balle le frappa à l'épaule; l'animal poussa un rugissement affreux, et ne voyant point d'où le coup était parti, car les chasseurs avaient bien le soin de ne point se découvrir, alla se réfugier dans un fourré voisin. Chassaing est trop bon tireur et connaît trop bien l'effet terrible de sa balle quand elle vient à frapper, pour n'avoir pas deviné que l'animal, quoique n'ayant pas été tué sur le coup, était cependant blessé grièvement. Aussi fut-il convenu que le lendemain matin, on irait à sa recherche en suivant les traces de sang. Nos chasseurs s'enveloppèrent dans leurs couvertures et dormirent ainsi en attendant le jour.

Le lendemain, à six heures du matin, ils se mirent en route et prirent la direction que le lion avait suivie la veille en se sauvant. Le terrain sur lequel ils marchaient était incliné et sur le bord d'un ravin assez profond. A peine avaient-il fait soixante pas que le lion, qui les avait vu venir et qui les attendait, débucha du fourré dans lequel il s'était réfugié, et d'un bond de dix à douze mètres de longueur, s'élança sur Chassaing. Chassaing l'aperçut et n'eut que le temps de lui lâcher un coup de fusil. Heureusement, le coup était bien visé et fracassa l'avant-bras du lion, près de l'articulation du coude. Il n'eut point le temps de lui lâcher un second coup que l'animal était déjà sur lui. Chassaing l'avait visé à la tête; mais comme le coup avait été ajusté pendant que le lion se dressait sur ses pattes de derrière, l'avant-bras gauche seul fut atteint, mais assez grièvement pour l'empêcher de s'en servir. Cette circonstance sauva la vie aux deux chasseurs. Une lutte corps à corps s'engagea alors entre Chassaing et le lion, Tutte pendant laquelle ils roulèrent ensemble dans le ravin à plus de quarante pas. L'animal, n'ayant qu'une patte libre, ne put s'en servir pour déchi

rer son adversaire; aussi cherchait-il à l'étrangler. Chassaing compris qu'il était perdu s'il lui laissait le temps de le saisir par le cou; négligeant donc de faire usage du pistolet qu'il portait à la ceinture, tous ses effortt n'eurent d'autre but que d'éloigner de sa gorge la gueule formidable qui le menaçait. D'une main il saisit le lion par l'oreille en tirant fortement dessus, tandis que de l'autre il repoussait la tête.

Ensuite, avec une présence d'esprit incroyable, il cria au capitaine, qui accourait à son secours: «Ne m'abandonnez point, capitaine; j'ai encore un coup chargé. Prenez mon fusil et tirez-le pendant que je le tiens.» Pendant qu'il parlait ainsi, le lion ne pouvant saisir le cou du chasseur, avait implanté ses énormes crocs dans l'épaule droite de Chassaing et cherchait à l'arracher. Le capitaine tira un premier coup de fusil qui ne produisit d'autre effet que de rendre l'animal plus furieux; mais, à un second coup de fusil mieux tiré sans doute, ses mâchoires lâchèrent un peu prise, sa tête offrait moins de résistance à la main qui la repoussait. « Prenez mon pistolet, dit Chassaing, et cette fois ne le manquez point.» Dans ce moment, le capitaine sentit une des pattes de derrière du lion frapper une de ses jambes; craignant d'être renversé, il se recula d'un pas et lâcha son coup de pistolet dans le ventre de l'animal et d'arrière en avant, de manière à faire pénétrer le projectile dans la poitrine. Le coup avait été bien tiré; la blessure était mortelle.

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Le lion lâcha tout à fait prise; Chassaing se dégagea de ses griffes, et, quoique très-grièvement blessé, eut la force de se sauver à trente pas de là. Pendant ce temps, le capitaine de Saint-Marc achevait le lion d'un dernier coup de fusil que lui apporta un Arabe qui s'était tenu à une distance respectueuse tant qu'il avait vu qu'il y avait du danger.

Le capitaine de Saint-Marc s'occupa alors de panser les nombreuses blessures de Chassaing; et, n'ayant point de linge avec lui, déchira en lanières sa chemise et son caleçon. Il envoya à toute bride son ordonnance à Batna prévenir de ce qui était arrivé et demander des secours et une voiture. Une voiture partit immédiatement, vers dix heures du matin; mais les chemins étaient tellement mauvais, qu'elle ne rentra à Batna qu'à huit heures du soir. Chassaing était épuisé par la perte de sang qu'il avait faite, par la lutte qu'il avait eu à soutenir et par les secousses de la route. Il fut transporté à l'hôpital militaire où je le vis quelque temps après son arrivée. » Voici dans quel état il se trouvait :

Gonflement très-considérable de l'épaule droite, sur laquelle on observe quinze à seize plaies, dont trois sont profondes à y loger le doigt indicateur. Une d'elles est sous l'aisselle et dans le voisinage de l'artère axillaire; les autres occupent la région deltoï dienne, la partie externe du bras et l'omoplate. Près de l'articulation du coude, existent aussi deux morsures assez profondes: ce sont les premières que Chassaing a reçues; une petite blessure au poignet sans importance.

La lèvre inférieure est déchirée à droite, tout près de la commissure ; sur le front, existe aussi une autre plaie verticale, assez nette, qui semble être le résultat d'un coup de griffe, mais qui a été faite, dit le blessé, par un coup de dent.

Je m'occupai de panser ses blessures, ce qui demanda beaucoup de 'temps, et je réunis la lèvre inférieure par trois points de suture. Quoique le blessé eût perdu déjà beaucoup de sang, comme le pouls était encore trèsfort et très-fréquent, je pratiquai une saignée de 500 grammes. Quoique souffrant beaucoup de ses blessures, Chassaing ne poussa pas un seul cri pendant le pansement; il me racontait les détails de ce drame terrible et se promettait de tuer un autre lion pour se venger de celui-ci.

L'accident a eu lieu le 1er octobre, et aujourd'hui, sixième jour de l'accident, le blessé va assez bien; le gonflement a beaucoup diminué, les morsures commencent à suppurer, la fièvre est entièrement tombée, et comme aucune partie essentielle à la vie n'a été lésée, j'espère conserver ce hardi chasseur, qui ne sera pas même estropié; mais ce malheureux est sans fortune et n'a pour vivre que son fusil; aussi serait-il à désirer que les chasseurs de France ouvrissent une souscription en sa faveur.

Va donc, toi qui es chasseur, trouver le rédacteur du Journal des Chasseurs, donne-'ui ma lettre, que tu peux l'autoriser à insérer dans les colonnes de son journal, et prie-le d'ouvrir une souscription en faveur de ce malheureux.

J'ai vu, le lendemain, le lion, qui mesurait 3 mètres de l'extrémité de la queue à la gueule; c'est un lion noir avec une crinière magnifique et des crocs qui ont près de deux pouces de longueur. Ces crocs sont rougeâtres. On voit qu'ils ont souvent baigné dans le sang; il y en a quatre: deux en haut et deux en bas, placés de chaque côté, comme chez les chats, et qui se croisent en se rapprochant comme les branches de cisailles.

La langue est rugueuse comme chez les chats; mais les papilles, longues de plus d'un centimètre, sont cornées, incurvées d'avant en arrière, trèsserrées les unes contre les autres, en sorte que la langue du lion pourrait fort bien servir de peigne pour peigner les draps.

Le larynx est très-large; je n'y ai pas trouvé de ventricule, par conséquent pas de cordes vocales inférieures. Les cordes vocales supérieures étaient déjà infiltrées de sérosité par un commencement de putréfaction. Le poids de ce lion était d'environ 200 kilogrammes, et en le voyant dépecé, on eût cru voir des quartiers de bœuf, la chair crue ayant à peu près la même couleur.

J'ai cherché à me rendre compte de l'effet des projectiles, et pour cela j'ai pratiqué quelques incisions dans le cadavre. Voici ce que j'ai trouvé : l'omoplate du côté gauche présentait près de son angle inférieur une ouverture assez nette, capable de loger trois doigts, et qui avait pénétré dans la poitrine par un espace intercostal, sans fracturer les côtes, et à quelque

distance de la colonne vertébrale; cette blessure a été faite le 30 septembre

au soir, par Chassaing.

L'avant-bras gauche était fracturé en plus de vingt esquilles, tout près, de l'articulation cubito-humérale ; c'est la seconde blessure que reçut le lion lorsque, le 1er octobre au matin, il s'élança sur Chassaing. Sous le muscle grand dorsal, du côté gauche, une balle cylindro-conique non déformée, tirée par le capitaine.

Enfin, au niveau du cinquième espace intercostal, une ouverture circulaire qui a dû livrer passage à un projectile.

Les poumons avaient été enlevés, en sorte que je n'ai pu retrouver les balles, ni constater l'état des organes internes. Du reste, quand j'ai vu le lion, on était entrain de le dépécer; aussi l'autopsie est-elle restée fort incomplète, ce que je regrette vivement, car j'aurais trouvé, sans aucun doute, l'explication du peu d'efficacité des coups tirés par le capitaine.

Chassaing me disait, il y a quelques jours, que les armes du capitaine de Saint-Marc, bonnes peut-être pour la chasse ordinaire, ne valaient rien pour la chasse au lion, assertion qui me semble très-juste, si j'en juge d'après le peu d'effet produit par une des balles cylindro-coniques, que j'ai retrouvée non déformée sous le muscle grand dorsal, quoique le coup eût été tiré presque à bout portant.

Les détails que je viens de te donner, je les tiens du blessé lui-même, que je traite à l'hôpital, et du capitaine de Saint-Marc qui, grâce à la force prodigieuse et au sang-froid de Chassaing, a eu le bonheur de se retirer sain et sauf de cette rencontre sans avoir même reçu la plus petite égratignure. Sans adieu, mon cher Édouard.

Ton frère,

RENARD (1).

On nous écrit de Briançon, le 22 actobre 1860, la lettre suivante, destinée à venir en aide à une autre infortune;

« Monsieur le rédacteur,

Tout près de Briançon se trouve un bourg qui a été détruit presqu'en entier par deux incendies successifs.

Quatre-vingt-neuf maisons sur cent ont été la proie des flammes. Les travaux de la saison retenant la population dans les champs, les habitants n'ont pu arriver assez tôt pour sauver leur mobilier et leurs provisions de toute nature.

(1) Le Journal des Chasseurs est tout disposé à répondre au désir exprimé par le signataire de cette lettre, c'est-à-dire à ouvrir une souscription en faveur de Chassaing. Les réunions de la Saint-Hubert prochaine lui en fourniront tout naturellement l'occasion.

« Des secours sont demandés partout où l'on espère recevoir un peu de soulagement à tant de misères.

Si je me permets de vous entretenir de ce sinistre, Monsieur le rédacteur, c'est parce qu'il frappe d'une manière bien cruelle plus de quarante familles de chasseurs, gens de bien, pauvres, mais aussi intrépides dans une bonne action qu'à la poursuite d'un chamois.

« C'est dans le Grand-Villard que le culte de saint Hubert, délaissé presque partout, s'est conservé avec le plus d'ardeur,

Tous les ans, le 3 novembre, voyant ce village en fête, honorant le saint; aujourd'hui sans asile, sans vêtements, sans bestiaux pour échauffer leur demeure pendant l'hiver rigoureux des Alpes, on se demande ce que vont devenir tant de malheureux.

« Je sais que les hommes qui aiment la chasse sont bons, généreux et compatissants. Permettez-moi, Monsieur le rédacteur, de recourir à votre journal pour porter à la connaissance de tous mes confrères en saint Hubert, l'événement qui vient de frapper quarante d'entre nous d'une manière aussi désastreuse et solliciter leur charité.

J'ai la confiance que ces Messieurs voudront bien, à la suite de leurs assemblées, être assez bons pour ouvrir des souscriptions au profit de ces malheureux, dont ils pourront adresser le produit à M. le percepteur du Grand-Villard, à Briançon. Grâce à ce supplément de secours dont ils seront heureux et fiers, ces braves gens seront bientôt remis de leurs dé sastres et rétablis dans leurs habitudes de serviabilité et de dévotion en leur saint, qu'ils n'auront pas inutilement invoqué dans leur détresse.

« Recevez, Monsieur le directeur, l'hommage de ma reconnaissance et de ma considération la plus distinguée.

« REY, notaire, membre de la commission de charité à Briançon (Hautes-Alpes).

D

ÉCHOS DE LA VÉNERIE ET DES CHASSES.

VENERIE IMPÉRIALE.

FORÊT DE FONTAINEBLEAU.

Ainsi que nous l'avons annoncé, les équipages de la Vénerie impériale se sont installés à Compiègne dans les premiers jours de ce mois. Voici, par ordre de date, le compte rendu des laisser-courre qui ont déjà eu lieu dans cette nouvelle résidence :

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