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rière en se laissant absorber par cette affection qui allait devenir tyrannique. Et puis, il subissait inconsciemment l'influence du changement de milieu; cette bonne fortune qui l'aurait charmé à Tours, perdait une partie de son prix à Paris, où le plaisir abonde. D'ailleurs, comme le lui avait conseillé Mme de Boiscoudray, il comptait profiter de sa situation politique pour conclure un beau mariage. Delphine lui avait trouvé une héritière, la fille unique d'un grand industriel, pourvue de plusieurs millions, et il ne désirait nullement compromettre le succès de cette affaire matrimoniale en renouant trop solidement une liaison qui pouvait, s'il n'y prenait garde, se changer en une chaîne.

Peu à peu son assiduité se ralentit ; il eut moins d'empressement et plus de réserve. Dans ses façons plus nonchalantes et moins. abandonnées, on devinait déjà l'attitude d'un galant homme qui ne veut pas rompre brusquement, mais qui serait heureux de dénouer en douceur les liens trop serrés d'une affection trop enveloppante. Un jour qu'Hélène se plaignait tendrement de l'envahissement de la politique et exprimait avec timidité le désir de mêler étroitement sa vie à celle de Philippe, en habitant plus près de lui, il répondit avec une certaine raideur que ce qu'elle demandait était impossible. A cette femme qui lui avait sacrifié son repos et sa réputation il parla des exigences de sa situation de député et de la nécessité de ne pas donner prise à la médisance de ses collègues. Avec de sages périphrases et de courtoises atténuations, il essaya d'insinuer à Hélène que peut-être il serait prudent d'espacer davantage leurs entrevues, et qu'ils devaient l'un et l'autre éviter « d'afficher» leur liaison.

La jeune femme sentit la rougeur lui monter au front. Les paroles de Philippe tombaient comme une eau glacée sur sa tendresse enthousiaste. En même temps, son orgueil blessé la rendait perspicace, elle se souvenait des recommandations perfides de Mme de Boiscoudray, et elle soupçonnait vaguement sous cette affectation de prudence un égoïste désir de liberté... Ainsi elle s'était donnée tout entière, estimant que Philippe saurait apprécier à sa valeur le don qu'elle lui faisait, et il n'attachait qu'un prix médiocre aux trẻsors d'amour et de dévoûment qu'elle avait mis à ses pieds!.. A cette pensée, sa fierté se révoltait, des bouillonnemens de colère lui soulevaient tout le corps.

Vous ne m'aimez plus ! s'écria-t-elle avec emportement.

Il essaya de protester; mais le désir d'éviter une scène, le manque de conviction, perçaient si bien sous ses protestations, qu'elle l'interrompit avec une violence croissante :

Non, vous ne m'aimez plus !.. A quoi bon ajouter le mensonge

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tresses vulgaires dont on se débarrasse avec des subterfuges... Je suis femme à supporter la vérité, si amère qu'elle soit; gardez vos précautions oratoires pour d'autres... Je vous en dispense et je vous rends votre liberté !

Philippe fut repris d'admiration et eut comme un revif d'amour en voyant Hélène si superbe dans sa hautaine indignation. La colère lui donnait un éclat et un charme qui la rendaient de nouveau désirable aux yeux de ce voluptueux. Il redevint soudain très tendre et s'efforça de retrouver, pour la calmer, les blandices et les séductions d'autrefois. Il l'avait saisie dans ses bras, essayant d'acheter son pardon avec des caresses fondantes et des supplications câlines; mais la jeune femme était déjà désabusée; elle devinait que, sous ces faux semblans de tendresse, il n'y avait plus rien que le désir d'un égoïste sensuel qui voulait bien d'elle comme une maîtresse d'un jour, mais qui se réservait de l'abandonner quand il aurait satisfait son caprice. Prise de dégoût, elle s'arracha de ses bras, et, le repoussant avec une hauteur méprisante:

Vos caresses sont une nouvelle injure, lui cria-t-elle... Allez

vous-en!

A votre aise! dit-il froidement; vous serez obéie...

Et, sans lui laisser le temps de se repentir, furieux et agacé, il partit.

Elle restait interdite et épouvantée de la brutalité de ce dénoùment, qu'elle avait provoqué... Ainsi tout était fini!.. Finie, cette passion qui avait illuminé sa jeunesse; renversée, l'idole à laquelle elle avait follement immolé la sécurité de sa vie et l'honneur de son nom; emportés comme une fumée, ces beaux rêves d'un rare et sérieux amour qu'une fidélité persistante aurait innocenté aux yeux du monde!..

Pendant quelques jours, elle avait attendu Philippe, espérant qu'il se repentirait et qu'il reviendrait se jeter à ses pieds. Mais il ne reparut pas, et elle était trop orgueilleuse pour le rappeler...

la

Oh! les nuits qui avaient suivi cette rupture; les nuits mornes, sans sommeil, sans larmes, pleines d'une stupeur farouche; sonnerie lente des heures interminables, et au dehors, par intervalles, un rapide roulement de voiture qui la faisait tressaillir et qui retentissait dans la rue déserte comme le fracas d'un étrange écroulement; puis les soudains silences, où, dans la demiobscurité de sa chambre, il lui semblait entendre à côté d'elle une voix répéter à satiété : « C'est fini!.. Fini à jamais! » - Et les journées d'une monotonie navrante; les journées passées dans un fauteuil, les yeux fixes, en une sorte d'hypnotisme douloureux, tandis

qu'au dehors, Paris, enfiévré de printemps, roulait ses charrettes jonchées de fleurs, ses équipages emportant au bois des femmes en fraîches toilettes de mai; tandis que le parc Monceau s'épanouissait et que les cris tapageurs de la rue montaient, traversés par des pépiemens d'oiseaux!.. Une seule pensée obsédante martelait tout le temps son cerveau avec une douloureuse persistance: Elle n'avait que vingt-trois ans, et cette vie, qu'elle avait tant aimée, s'écoulait entre ses doigts comme une eau insipide et inutile... Il lui semblait qu'elle était murée au fond d'une oubliette, d'où elle entendait le tumulte du monde gronder bien loin au-dessus de sa tête, et que jamais elle ne reverrait plus le soleil ni l'animation. des vivans...

XVIII.

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Août commence à peine, et la saison, à Cauterets, est encore très brillante. Ce matin, un radieux soleil illumine là-bas les châtaigniers luisans, les maïs plantureux et les cimes bleuâtres de la vallée d'Argelès; mais là-haut, dans les forêts de sapins qui vont du pont d'Espagne au lac de Gaube, une buée grise masque le ciel, rampe le long du défilé rocheux où bondit le gave, et plonge dans une demi-obscurité l'étroit sentier qui monte en zig-zag vers la vallée supérieure. La route n'en est pas moins déjà fréquentée par une bruyante cavalcade de baigneurs qui vont déjeuner à l'auberge du lac. Les piétinemens des chevaux, les claquemens de fouets et les éclats de voix résonnent gaîment dans le brouillard. La cavalcade est nombreuse et résume assez exactement la société composite, exotique et mondaine qui peuple en ce moment les hotels en vogue de Cauterets. En tête, à côté du guide, chevauche, en éclaireur, Chabrignac, l'organisateur, le boute-en-train de toutes les parties; Chabrignac, toujours jeune, bien qu'il flotte entre quarante et cinquante ans, toujours affairé, passant une moitié de sa vie à découvrir des étoiles, à les lancer dans le monde des théâtres, et l'autre moitié à déplorer leur noire ingratitude: - derrière lui, mollement cahotée et poussant des cris de terreur au moindre écart de son cheval, s'avance la vicomtesse de Tannois, une quinquagénaire obèse, moitié bas-bleu, moitié parasite, qui, ayant renoncé pour son compte à Satan et à ses pompes, occupe sa maturité à se mêler d'intrigues amoureuses pour le compte des autres; puis viennent le prince Spalato, un Dalmate aux moustaches trop noires, et le comte Béla Tolnay, un jeune Magyare anémique, frêle et pâle comme un cierge; - enfin, deux anciennes connaissances: Me Higginson, née Walford, et Hélène

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maintenant Mme des Réaux.

Hélène est toujours très belle, bien qu'un peu maigrie. Le corsage vert myrte de son amazone moule encore étroitement sa poitrine ronde, ses épaules tombantes et sa taille souple. Son petit chapeau, surmonté d'une aigrette de plumes de coq de bruyère, coiffe coquettement sa tête fine où la masse des cheveux roux retombe en catogan sur la nuque. Sa figure, blanche comme un lis, tranche doucement sur le fond de cette toilette sombre. Dans sa main gantée elle tient un fouet espagnol dont elle s'amuse comme une enfant à agiter les pompons rouges et les grelots. Et, à travers le brouillard, sa voix mordante monte à chaque instant, entrecoupée d'éclats de rire, répondant ironiquement aux complimens des cavaliers, raillant les peurs de Mme de Tannois, surexcitant par son entrain toute la cavalcade encore endormie par le froid du matin. Peu à peu, la montée devient plus âpre, les sapins ont des formes plus grêles et se montrent plus clairsemés parmi les roches pelées; on gravit un dernier escarpement, puis on découvre la vallée de Gaube, à demi voilée de brume, et le lac d'une limpide couleur glauque, étalant son eau calme dans un encadrement de sommets décharnés et grisâtres. Au bord de l'eau se dresse, solitaire, une cabane de pêcheur pompeusement décorée du nom d'Hôtel-de-laVallée. C'est là qu'on met pied à terre et qu'on procède à l'installation de la table du déjeuner. Chabrignac, très affairé, s'occupe du déballage des provisions qu'on a apportées à dos de mulet. Il connaît les maigres ressources de l'auberge et il a emballé lui-même dans des paniers une précieuse provende : pâtés de gibier, volailles froides, fruits, bouteilles de champagne et de bordeaux, tout, jusqu'au café, qu'on n'aura plus qu'à réchauffer. Quand il s'est assuré que les provisions sont arrivées en bon état, il court à l'auberge recommander au patron de soigner le plat local la friture de truites du lac. Enfin, la table est prête et dressée en plein air. Les convives affamés s'y asseyent, encore tout frissonnans, et attendent avec impatience que le soleil perce la nuée pour leur donner un peu de chaleur.

Mais le soleil s'obstine à ne pas se montrer les vapeurs grises s'épaississent encore et le déjeuner commence en face d'un paysage austère et glacé. Heureusement, les vins lampans et mousseux remplacent la lumière absente et réchauffent les corps grelottans. Les langues se délient, les rires partent de nouveau avec les bouchons des bouteilles de champagne. Le prince Spalato et le comte Tolnay, qui sont de solides buveurs, commencent à devenir tendres et à parler de l'amour avec des métaphores orientales exprimées en un

français douteux; Chabrignac confie à voix haute à Mme de Tannois qu'il a découvert une nouvelle étoile la nièce du guide; dix-sept ans, un profil mauresque et une admirable voix de contralto. Hélène, qu'un demi-verre de champagne a mise en verve, les excite et leur tient tête à tous. Au dessert, les cerveaux sont très allumés et Mme Higginson propose une promenade en barque jusqu'à la cascade de la Spumouse, dont on entend au loin le bouillonnement sourd au pied du Vignemale. Tandis que l'un des pêcheurs de l'auberge apprête la barque, Hélène se dérobe et bientôt, grâce au brouillard, fausse compagnie à la bande tapageuse.

Elle suit solitairement un sentier pierreux qui côtoie le bord du lac, et, enveloppée dans un plaid, elle va s'asseoir au pied d'un éboulis de roches dont la dernière assise trempe dans l'eau verte. La brume qui flotte sur le val de Gaube l'entoure de toutes parts et l'isole du reste du monde. La petite auberge a disparu dans un nuage. Hélène ne distingue plus que les sommets gris ou neigeux du massif du Vignemale. Elle entend, comme dans un rêve, la barque qui passe au large et la voix de Chabrignac qui déclame des vers de Musset; puis les éclats de rire sont étouffés par le grondement de la cascade; tout s'efface dans le brouillard et la jeune femme reste seule avec ses pensées. Sa verve du déjeuner est brusquement tombée, ses traits se tirent et expriment une lassitude encore plus morale que physique; une toux nerveuse secoue par momens sa poitrine frémissante, et ses grands yeux assombris restent fixés sur l'eau verte. On dirait que tout son passé s'y reflète et qu'à travers les déroulemens des brumes blanches qui se traînent à la surface du lac, elle voit surgir les images des choses et des êtres qui ont eu une influence tragique sur sa destinée.

Le brouillard gris et glacé qui l'isole lui remémore les premières semaines navrantes qui ont suivi sa rupture avec M. de Préfaille. Les clameurs lointaines de la barque qui emporte les convives du déjeuner lui rappellent comment peu à peu une réaction s'est produite en elle et comment, reprise du besoin impérieux de s'étourdir, elle a cherché l'oubli de sa peine dans le tumulte et les dissipations bruyantes de ses nouveaux amis de la colonie étrangère. Sa santé se détraquait, et, prise de la crainte de mourir, elle a voulu au moins goûter auparavant tout ce que la vie peut encore lui donner de plaisirs. Elle a été dévorée soudain d'un désir pervers d'avoir sa revanche, de faire subir aux autres les peines qu'on lui a infligées. Elle est redevenue élégante et follement mondaine. Sa beauté, à laquelle la douleur a ajouté un éclat maladif singulièrement attirant, lui a valu d'éclatans triomphes; elle a été passionnément aimée et désirée. Autour d'elle s'est empressée une cour

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