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moins de rudesse dans la forme par son successeur, conduite à terme avec une sorte d'obstination rageuse par un ministre autrefois épris de liberté, sous l'œil atone d'un chef d'état perdu comme un fakir dans la béatitude de son rêve doré, et que vient de clore enfin, après beaucoup de vicissitudes, un vote brutal. Clore, ai-je dit? Non, non, ce n'est pas le mot. Non, hélas ! le conflit n'est pas terminé, la bataille achevée. Dans les guerres ordinaires, il arrive toujours un moment où les armes tombent elles-mêmes des mains du vainqueur. A force de frapper, le bras se fatigue, le cœur mollit, et soudain, sous l'animal en furie, l'homme se réveille et se retrouve. Dans les guerres de religion, et c'est ici le cas, on ne désarme jamais; on s'arrête un instant, mais c'est pour recommencer de plus belle; on souffle et l'on repart.

Au surplus, religieuse ou autre, la démocratie n'a jamais connu dans les combats cette fausse sensibilité qui se fait un point d'honneur de ménager ses adversaires. Quand elle les tient, elle les achève; et, depuis Étienne Marcel jusqu'à la commune de 1871, ses procédés n'ont guère varié. L'histoire nous la montre couvant lentement, pendant des années, ses haines, dévorant ses envies, rongeant son frein, pour éclater un jour en sauvages représailles. On a vu des souverains absolus renoncer d'eux-mêmes à leur toutepuissance et pardonner à leurs assassins; où la foule gouverne, il n'y a pas d'exemple qu'elle ait supporté la contradiction et respecté la liberté; si repue qu'elle soit, elle n'est jamais rassasiée: Lassata, non satiata.

C'est pourquoi ceux-là se trompent étrangement qui espèrent encore que le régime actuel pourra mettre un terme à ses entreprises. Un homme d'état, agissant au nom et pour le compte d'un gouvernement fort, assuré de son lendemain, peut bien ouvrir ou fermer à son heure et à son gré l'ère des conflits religieux; une république n'a pas cette ressource: une fois lancée dans le Culturkampf, il faut qu'elle en vive ou qu'elle en meure (1). La nôtre s'est condamnée d'elle-même à ces travaux forcés quand rien ne l'y contraignait; il faut qu'elle fasse jusqu'au bout sa peine, et elle la fera. D'un autre côté, comment croire à la possibilité d'une détente et comment prêcher la résignation, l'apaisement aux conservateurs? On peut cesser de lutter pour ses intérêts; on ne renonce pas à défendre ses croyances et ses enfans. C'est un devoir pour tout bon citoyen, quand la patrie est en danger, de courir à l'ennemi; c'en est un non moins étroit de protéger contre les barbares du dedans

(1) Je ne pensais pas, quand j'écrivais ces lignes il y a quelques semaines, que les événemens de Chateauvillain me donneraient si vite raison.

sans lesquels il n'y aurait en ce monde, au lieu de nationalités, que des poussières de peuples agglomérés par le hasard.

La lutte va donc continuer des deux parts, implacable, sans trêve ni merci ceux-ci, poussés par leurs fatalités originelles, emportés par la vitesse acquise et gâtés par le succès; ceux-là, forts de leur conscience et sûrs de leur droit, continuant à protester contre une insupportable tyrannie. Si bien qu'après cette guerre, qu'on pourrait appeler de sept ans, car elle ne nous aura pas coûté moins que Rosbach, se dresse déjà, comme une menace et comme une tristesse, après et parmi tant d'autres, la perspective d'une suite indéfinie de chocs et de heurts.

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Comme si nous n'avions pas assez déjà des luttes inévitables et nécessaires! Ah! ils sont bien coupables ceux qui, au lieu de ne songer qu'à la guerre sainte, ont jeté ce pays qui ne demandait que du travail et du repos, dans l'inextricable complication d'une guerre religieuse! Ils ont bien mal tenu leur office et compris leur rôle! Pour cette éventualité suprême où se jouera quelque jour non plus seulement le sort d'une dynastie, mais l'existence même de ce pays, ce n'eût pas été trop de toutes les forces vives de notre jeunesse préparée de longue main, par une éducation vraiment patriotique, aux derniers sacrifices; et ce n'était pas trop de la nation entière tendant toutes ses facultés et gardant ses trésors pour le grand jour.

A l'une, née dans les angoisses de l'année terrible, nourrie du lait amer de la défaite, au bruit du canon de l'invasion et de la guerre civile, il fallait le puissant réactif et les graves leçons de cette morale chrétienne qui enseigne aux peuples éprouvés la résignation et l'humilité sans leur ôter l'espérance. Il fallait lui montrer avec tous les grands penseurs de ce siècle le devoir comme but suprême de la vie et Dieu comme la source éternelle et nécessaire de tout devoir. Déprimée comme elle l'était déjà par tant d'impressions douloureuses, livrée d'autre part à tant d'influences desséchantes, sa faiblesse avait besoin de ce refuge et nul réconfort ne convenait mieux à son état de langueur.

A l'autre il fallait avoir le courage de dire: Tu possèdes les dons les plus précieux, mais tu as aussi de graves défauts; tu as de l'esprit, mais tu n'as pas d'esprit de suite; tu as bon cœur, mais mauvaise tête; tu es brave, mais tu n'es pas résistant; tu t'exaltes facilement, mais tu te refroidis de même; tu aimes le succès, mais tu ne supportes pas l'infortune et tu n'en sais pas accepter les responsabilités; tu as la prétention d'être la plus spirituelle des nations et tu n'en es souvent que la plus légère; tu as pour toi le

sol, la nature, la géographie, la population la plus homogène et le territoire le mieux borné de l'Europe, et tu as longtemps été, grâce à tous ces avantages, le premier peuple du monde. Veux-tu le redevenir? Alors trêve à nos dissensions, à nos querelles, unissonsnous, serrons nos rangs, et face à l'est!

Au lieu de cela qu'a-t-on fait de notre jeunesse et qu'a-t-on fait de ce pays? Notre jeunesse, sous prétexte d'éducation scientifique, on lui a pris ce qui lui restait d'idéal; sous prétexte de morale, on l'empoisonne de politique et d'histoire frelatée, et pour tout Sursum corda on l'a mise à ce régime de la Marseillaise et des bataillons scolaires, qui n'est que la parodie du patriotisme et des vertus militaires. Ce pays, à toutes les scissions qui le tourmentaient déjà, on a trouvé le moyen d'ajouter la plus dangereuse et la pire de toutes: il avait fait sa paix avec l'église; froidement, méchamment on lui a mis sur les bras une nouvelle guerre avec elle. Il était resté catholique en dépit de son scepticisme apparent; il semble qu'on ait pris à tâche de froisser toutes ses habitudes et ses traditions, et qu'on ne légifère plus aujourd'hui qu'en vue d'une infime minorité de libres penseurs et d'athées. Il était riche enfin, et c'était son orgueil en attendant de plus hautes satisfactions; on a dilapidé sa fortune et compromis ses finances.

Voilà, dans une seule direction, le bilan de cette démocratie dont l'avènement devait inaugurer en France le règne de la tolérance, de la concorde et de la prospérité publiques! Voilà la pitoyable banqueroute à laquelle, en moins de huit ans, elle nous a conduits, d'étapes en étapes: banqueroute morale encore plus que matérielle et dont la portée ne se mesure pas seulement à nos milliards gaspillés, mais à la déconsidération qui rejaillit sur les gouvernemens comme sur les particuliers infidèles à leurs principes et traîtres à leurs engagemens.

Trop heureux si, dans la nouvelle période d'activité que les dernières élections lui ont assurée, elle ne pousse pas ses destructions au point qu'il ne soit plus possible à ses successeurs, quels qu'ils soient, de retrouver dans l'affaissement général des caractères quelques vestiges de cette flamme sacrée sans laquelle un peuple ayant perdu sa place et son rang ne les reprend jamais!

ALBERT DURUY.

SIR HENRY SUMNER MAINE

ET

SON LIVRE SUR LE GOUVERNEMENT POPULAIRE

L'éloge de sir Henry Sumner Maine n'est plus à faire. Ses remarquables travaux lui ont acquis, dans son pays, une autorité qui s'impose même à ses adversaires, et quoi qu'il dise, il est sûr d'être écouté. Tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de la législation ont lu ses livres et les ont médités avec fruit. Il a employé une rare sagacité à débrouiller le mystère des origines religieuses du droit, à nous faire connaître les ingénieuses fictions, les ruses légales auxquelles les peuples antiques avaient recours pour modifier des institutions. qui les gênaient, pour tromper leurs dieux sans les offenser, pour accommoder les vieux codes aux besoins nouveaux et concilier le respect de la tradition avec les changemens qui s'étaient accomplis dans leurs mœurs comme dans leur conscience. Sir Henry Maine n'est pas seulement un grand savant, un éminent professeur, il a siégé jadis dans le conseil exécutif de Calcutta, et il a été nommé depuis membre du conseil de l'Inde à Londres. Il joint la pratique des affaires à l'originalité des vues, à la supériorité de l'esprit. Il est de ces hommes qui excellent également dans deux métiers fort différens, et il s'est servi de ses expériences pour contrôler son érudition. Quand l'Académie des sciences morales et politiques lui offrit, en 1883, la succession d'Emerson, en l'appelant à prendre place parmi ses associés étrangers, elle s'honora par son choix et rendit hommage à une renommée qui avait depuis longtemps passé la Manche.

Sir Henry Maine avait publié récemment, dans une Revue anglaise, quatre essais intitulés : les Perspectives du gouvernement populaire, la Nature de la démocratie, l'Age du progrès, la Constitution des États-Unis. Il vient de réunir en volume ces essais, après les avoir retouchés, mais pas assez pour en élaguer quelques répétitions inutiles et quelques contradictions qui étonnent (1). Nous n'avons pas besoin de dire que son nouveau livre mérite d'être lu; mais nous oserons avouer que, l'ayant ouvert avec beaucoup de curiosité, notre attente a été trompée en quelque mesure. L'auteur est un sage, l'auteur a beaucoup d'esprit et, à la vigueur du raisonnement, il unit la vivacité du style et un grand talent pour l'épigramme. Mais nous l'attendions impatiemment à ses conclusions, et, pour la première fois peut-être dans sa vie, il a oublié de conclure.

M. Maine est peu satisfait de ce qui se passe aujourd'hui dans le monde en général, dans son pays en particulier. Il se plaint que les peuples sont travaillés par de stériles inquiétudes et par de vaines espérances; il les raille sur leurs chimères, sur les déceptions qu'ils se préparent; il regrette le temps où ils étaient plus raisonnables, plus tranquilles et plus heureux. Mais des railleries, des plaintes, des regrets ne sont pas une conclusion. M. Maine regarde les idées démocratiques comme une maladie très dangereuse, et il en détaille les signes diagnostiques avec une merveilleuse subtilité. Il tâte le pouls. au malade, il l'ausculte, lui décrit exactement son mal, ses embarras, ses angoisses, ses souffrances, et il le quitte en lui disant : « Mon ami, vous êtes bien bas. Que dois-je faire, docteur, pour guérir? » Le docteur secoue mélancoliquement la tête, ne répond mot, et il s'en va sans laisser aucune ordonnance et même sans prescrire aucun régime. Les gens qui souffrent sont souvent fort injustes pour ceux qui les soignent, et un médecin célèbre disait à ce propos : « Mes cliens disent beaucoup de mal de moi. Ah! si j'osais dire ce que je pense d'eux ! » Mais il faut convenir qu'un docteur qui condamne ses malades sans avoir essayé de les guérir ou de les soulager n'a pas le droit de se plaindre de leur ingratitude, et qu'un illustre légiste, qui emploie près de trois cents pages à prouver que la démocratie est le pire des gouvernemens, sans indiquer comment il faut s'y prendre pour se préserver de ce fléau ou pour en adoucir les conséquences, est exposé à s'entendre dire par ses lecteurs : « Vous êtes un sage, mais à quoi nous sert votre sagesse ? »

Sir Henry Maine, comme beaucoup de ses compatriotes, éprouve une invincible aversion pour toute la race des politiciens à systèmes, pour

(1) Popular Government, four Essays, by sir Henry Sumner Maine, foreign Associate of the Institute of France, author of Ancient Law. London; Murray, 1886.

TOME LXXV.

1886.

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