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moires de Mme d'Épinay. Dieu sait à quelles interminables discussions ces ouvrages donnaient lieu dans notre salon, et quelle vivacité de reparties ces discussions excitaient entre tant de personnes de tant d'esprit.

Nous y payâmes notre tribut, mon beau-frère et moi, en publiant les Considérations sur la révolution française, dernier ouvrage de M. de Staël, auquel elle travailla jusqu'au jour où sa main défaillante laissa échapper la plume, ouvrage terminé sans être achevé, et qu'elle nous avait expressément chargés de revoir. Cela était indispensable. Mme de Staël composait un livre pour ainsi dire au courant de la plume. Son écritoire fort modeste et que je conserve pieusement était placée sur ses genoux; elle écrivait presque sans ratures, sur des cahiers sans marges, et quand le livre était fini, elle faisait copier toute la série des cahiers en les chargeant d'additions et de variantes; à cette première copie succédait une seconde; puis souvent une troisième, qui subissait le même système de correction, et ce n'était d'ordinaire que sur cette troisième copie que commençait l'impression, sauf à retravailler encore le texte sur les épreuves.

Le manuscrit des Considérations sur la révolution française n'en était qu'à la seconde copie, que je conserve dans la bibliothèque de Broglie. Il avait d'autant plus besoin d'être sévèrement revu que son auteur y attachait plus de prix. C'était au vrai, dans sa pensée, la vie politique de M. Necker, faisant contre-partie à sa vie privée; c'était un dernier monument de piété filiale, dont les dernières parties ne devaient être, dans l'origine, que le commentaire vivant et le développement historique des principes posés et des événemens exposés dans la première.

Comme il est aisé d'en juger, l'ouvrage, en avançant, avait grandement dépassé la pensée primitive; il avait acquis, peu à peu, infiniment plus d'étendue et de portée; il fit grand bruit; le parti royaliste s'en montra fort irrité; le côté extrême du parti libéral médiocrement content: tout le reste du public le regarda comme la vérité même et en fit son bréviaire. Nous fimes, en commun, mon beau-frère et moi, le travail de revision; mais, plus libre de son temps, la principale partie du fardeau tomba sur lui.

Au milieu de ces occupations et préoccupations diverses, l'hiver s'écoula rapidement. La session ayant fini de bonne heure, de bonne heure aussi nous partîmes pour la Suisse et nous nous fixâmes à Coppet pour y passer la belle saison. Ce fut au mois de mai qu'y naquit ma seconde fille. Nous y retrouvâmes la société dont j'ai présenté le tableau, mais enrichie d'un personnage qui figurait à peine dans ce premier tableau et qui commençait à attirer sur lui les regards.

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M. Rossi (Pelegrino), né à Massa Carrara, dans les états du duc de Modène, élevé à Bologne, entré jeune au barreau de cette ville, où siégeait une cour impériale très éclairée, sous la domination, bénigne à tout prendre, du vice-roi d'Italie, M. Rossi, dis-je, avait donné dès ses premières études les preuves multipliées d'une très haute et très rare intelligence. Il m'a conté à cet égard une petite anecdote qui se rapportait, j'ai lieu de le croire, à lui-même, bien que par modestie il l'attribuât à un anonyme. L'empereur Napoléon, passant à Bologne et visitant l'université, s'amusait à interroger les écoliers sur divers sujets et, en particulier, sur les sciences mathématiques et physiques. Le corps des professeurs lui présenta un jeune homme doué, disaient-ils, des facultés les plus rares et les plus précoces. L'empereur le mit sur la sellette, le pressa de questions, et fut charmé de ses réponses. Toutefois, durant le cours d'une démonstration épineuse et compliquée, un chiffre échappa au jeune adepte; l'empereur, après l'avoir laissé continuer quelques instans, le voyant dans l'embarras, lui tira doucement l'oreille et, lui indiquant du bout du doigt l'omission, lui suggéra un expédient pour y parer. Il n'était pas toujours de si belle humeur.

Parvenu au premier rang parmi les avocats de Bologne et devenu du même coup le chef du parti libéral dans cette ville, la plus libėrale de l'Italie, le jeune Rossi ne put éviter, lors de la sotte expédition de Murat en 1815, de seconder cette entreprise, dont l'issue ne se fit pas attendre. Sans devenir, après la facile victoire des Autrichiens, l'objet d'une persécution directe, il fut obligé de s'éloigner. Après avoir erré en Italie sans trouver sécurité nulle part, il vint, ainsi que je l'ai indiqué plus haut, chercher en Suisse un asile qu'il obtint de la généreuse protection de Genève, qui non-seulement le défendit contre les tracasseries étrangères, mais ne tarda pas à l'adopter.

Bien en prit à cette république, si petite en territoire et en population, et qui a tenu pendant plusieurs siècles une si grande place en Europe. Ce fut pour elle une illustration de plus, et les services qu'il lui a rendus, soit comme professeur, soit comme membre du conseil représentatif, soit comme député à la diète fédérale, ne seront point oubliés tant qu'il restera dans Genève des cœurs honnêtes, des esprits éclairés, et le regret de ses meilleurs jours.

Au moment où nous revinmes à Coppet, M. Rossi était déjà, je crois, citoyen de Genève et professait avec éclat le droit romain dans l'établissement consacré à l'enseignement supérieur qui, sous le nom d'auditoire, correspond à ce que nous nommons en France les facultés. En enseignant, il étudiait. Frappé de la singulière analogie qui se rencontre entre la procédure civile et criminelle de l'Angleterre et celle de Rome au temps de la république, il dirigea de

ce côté ses recherches, avec l'activité et la sagacité qui le distinguaient sous l'apparence d'une indolence italienne. Je me liai intimement avec lui; il m'apprit beaucup de choses que j'ignorais et je ne lui fus pas tout à fait inutile.

Au nombre des personnages de distinction que je rencontrai cette année pendant mon séjour en Suisse, je dois placer le roi actuel de Wurtemberg, prince éclairé, libéral, d'un abord facile, d'une conversation un peu brusque, mais spirituelle et animée. Il ne m'était pas inconnu; je l'avais vu à Coppet en 1816, du vivant de Mme de Staël, peu de mois avant son avènement et comme prince royal. Je le retrouvai en 1818 à Rolle, chez le vieux duc de Noailles, retiré en Suisse sous l'aile et dans la maison du docteur Butini, son médecin.

Le duc de Noailles était un vieillard doux et aimable, un reste de grand seigneur philosophe que la révolution, en l'exilant et le dépouillant, n'avait pas entièrement détaché de ses inclinations libérales. A quatre-vingts ans et plus, c'était un royaliste sans préjugés de cour ni de caste, un libre penseur en toutes choses, mais dont la bonne humeur apparente était, néanmoins, un peu troublée, en secret, par l'approche de la grande épreuve; il lui échappait à ce sujet des pensées et des questions qui trahissaient un peu l'état de son âme.

Chose singulière! je fis à la même époque la même remarque à l'égard de deux autres octogénaires d'origine bien différente, mais placés, par les circonstances de leur caractère et de leur vie, dans une situation d'esprit analogue.

M. de Bonstetten, bien connu dans le monde littéraire, l'ami de Haller, pour qui l'épithète de grand a eu peut-être quelque chose d'excessif, l'ami de l'illustre historien Jean de Müller, habitait, comme le duc de Noailles, la maison du docteur Butini, auquel il confiait comme lui le soin de ses dernières années. Aristocrate bernois, tout à fait exempt des préjugés étroits et hautains de sa famille, de sa caste, de son pays, libéral après comme avant la révolution, après comme avant la restauration franco-helvétique, philosophe du xvII° siècle, éclairé et tempéré par l'étude assidue de Leibniz, métaphysicien dont les écrits, trop tôt et trop oubliés, renferment beaucoup d'idées neuves et d'aperçus ingénieux, M. de Bonstetten, retiré à Genève pour éviter la réaction bernoise, dans laquelle sa famille s'était jetée tête baissée, était considéré par les siens comme un vieil enfant et un radoteur d'impiété et de révolution. Cela était, à coup sûr, très inique et très odieux; mais il y avait quelque chose de vrai à le considérer comme un enfant. Sous le poids des infirmités de la vieillesse, il avait la gaîté spontanée, continue, ingénue de l'enfance, la gaîté

sans cause et sans but; à travers les preoccupations au presem et les souvenirs du passé, il avait la frivolité et l'étourderie du jeune âge; il jouait, en quelque sorte, avec la vie comme un écolier échappé des bancs du collège, et pourtant, sur ce front chargé de rides, dans ces yeux presque éteints, à travers le délabrement de ces traits flétris, on voyait traverser, par éclairs, les idées élevées du philosophe, les pressentimens sérieux du protestant, — un peu latitudinaire à la vérité, sans que rien parût le satisfaire assez pour s'y arrêter.

Tout autre était l'ami de Diderot, le contemporain et le concitoyen de Lavater, M. Meister, habitué des salons de Paris au temps de M. Necker, disciple assidu des philosophes qui les fréquentaient. Retiré à Zurich, son pays natal, depuis le jour où la révolution les avait fermés, il y cultivait les lettres avec l'ardeur et la persévérance d'un homme au début de sa carrière. Lorsque je l'ai visité, et ce ne fut qu'une seule fois, il venait de relire d'un bout à l'autre, avant de dire adieu au monde, ses classiques grecs et latins. Ses principes philosophiques tenaient bon, mais son neveu et son héritier, M. Hess, l'un de mes bons amis, gagnait du terrain contre eux petit à petit. Il y avait loin, cependant, de Diderot à Zwingle, dont M. Hess écrivait alors pieusement la vie. Je ne sais jusqu'à quel point, en définitive, le rapprochement s'est opéré. Je me rappelle ces trois vieillards avec un intérêt doux et mélancolique, en remerciant Dieu, après quarante ans, d'avoir ménagé à ma vieillesse de meilleures consolations.

Tandis que je passais ainsi mon temps au bord du Léman, voyant mes amis, cultivant de nouvelles connaissances, travaillant à loisir, mais avec ardeur, de nouveaux événemens se préparaient en France et ne devaient pas tarder à m'y rappeler.

L'occupation étrangère ne devait pas dépasser cinq ans ; elle pouvait être abrégée d'un commun consentement. Le 25 septembre, les souverains alliés, réunis à Aix-la-Chapelle, furent appelés à en délibérer. M. de Richelieu ayant répondu de la France, s'étant en quelque sorte porté garant de l'état des esprits et des affaires, ayant souscrit, au nom de la France, l'engagement d'acquitter, à diverses séries d'époques fixes, ce qui restait dû des diverses contributions de guerre imposées au vaincu, il fut décidé qu'à dater du 30 novembre au plus tard l'évacuation serait opérée, résolution qui fut consignée dans différentes notes et consacrée par une déclaration solennelle. Mais, presque au même instant, les élections nouvelles semblaient donner un démenti à la confiance qu'inspirait la parole de M. de Richelieu; elles furent plus vives encore que celles de l'année précédente. M. de La Fayette fut élu dans la Sarthe, Manuel dans la Vendée; M. Ternaux ne l'emporta que d'un petit nom

bre de voix sur Benjamin Constant à Paris. L'alarme prit aux souverains alliés, avant que l'encre de leur signature aux nouveaux arrangemens fût séchée; elle gagna M. de Richelieu lui-même, qui revint à Paris, ayant pris, sinon tout à fait avec les souverains alliés, du moins avec lui-même, l'engagement de changer la loi des élections.

Il arriva le 28 novembre. Son intention était connue à Paris, et son ministère, à ce sujet, était partagé d'un côté M. Lainé, M. Molé et M. Pasquier; de l'autre M. Decazes et le maréchal SaintCyr; entre deux, M. Corvetto, qui n'aspirait qu'à se retirer et profita de la première apparence de division pour céder la place à M. Roy. Le public était dans l'anxiété. La chambre des pairs inclinait vers le sentiment de M. de Richelieu, la chambre des députés y résistait, et ses premiers choix, à l'ouverture de la session, qui eut lieu le 10 décembre, ne laissaient aucun doute à cet égard. J'étais moi-même de retour à Paris depuis quelque temps, et je partageais vivement l'inquiétude générale. La loi des élections était l'œuvre, à coup sûr, et passait alors pour le chef-d'œuvre du parti doctrinaire. J'y étais pour quelque chose; nous pensions d'ailleurs, et cela sans doute était vrai dans une certaine mesure, qu'abandonner la loi des élections, c'était abandonner la politique du 5 septembre et se jeter dans les bras du parti rétrograde.

La crise ministérielle commença dès le 9 novembre et se prolongea jusqu'au 28 décembre, à travers des vicissitudes ordinaires en pareil cas, mais auxquelles je ne pris personnellement aucune part. A la fin, la chambre des députés l'emporta, et le 29 décembre le Moniteur enregistrait, dans sa première colonne, un nouveau ministère, qu'on a depuis nommé, et non sans raison, le ministère doctrinaire, bien qu'il ne comptât dans ses rangs qu'un seul des chefs de ce parti : le parti lui-même en était le nerf et la pensée; c'était lui qui triomphait. M. le général Dessolle succéda à M. de Richelieu, M. Decazes à M. Lainé, M. Portal à M. Molé, M. de Serre à M. Pasquier et M. Louis à M. Roy. L'avènement de ce ministère ayant fait époque dans l'histoire politique de la restauration et dans ma propre vie politique, j'en parlerai avec quelques détails dans le chapitre suivant. Aussi bien, il entrait en fonctions le jour du nouvel an.

II.

Je l'avouerai sans détour et sans ménagement: si cet écrit devait tomber jamais sous les yeux de mes amis politiques, peut-être m'en sauraient-ils mauvais gré; s'il devait tomber sous les yeux de nos communs adversaires, ils s'en montreraient peut-être satis

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