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VII

Encore les deux critiques. M. Paul Souday. M. Henry Bataille; ses Écrits sur le théâtre et son esthétique dramatique.

15 septembre 1948.

M. Paul Souday a consacré à ma récente étude sur les critiques un article un peu bougon. On sait d'ailleurs que M. Souday ne s'est pas spécialisé dans la critique caressante, et que, lorsqu'un écrit lui déplaît, il n'y va pas avec le dos du sceptre.

Mais si je signale cette rudesse ce n'est ni pour m'en plaindre, ni pour la censurer. Loin de là, j'estime qué M. Souday ne pourrait que perdre à l'amender.

Elle tient en partie à son tempérament dont la vigueur ne s'accommoderait pas des détours de la périphrase. Et en partie aussi à ses lourdes obligations professionnelles, car lorsque, tel M. Souday, on fournit pour le moins quatre solides articles

de critique par semaine, sans parler d'un feuilleton de quinzaine, même en eût-on le goût, que le loisir manquerait pour nuancer les sévérités ou estomper les blâmes.

Cette âpreté, au surplus, a contribué pour beaucoup à l'autorité prise par M. Souday sur le public. Non qu'au début elle n'ait été sans surprendre et sans choquer par sa dissonance avec le ton ambiant.

Depuis une trentaine d'années, en effet, la critique littéraire s'était singulièrement édulcorée. Sauf dans les jeunes revues, où elle gardait encore quelque mordant, et sauf le cas isolé de M. ErnestCharles, dont le scepticisme, du reste, a fini par adoucir sensiblement la rigueur première, la critique littéraire, dans les grands journaux, ne servait guère qu'à des fins personnelles. On la tenait communément pour un passage menant à des destinées meilleures, pour un poste propice au libre échange des menus services, et le plus souvent pour un véhicule vers l'Académie. Ajoutez-y les inévitables ménagements envers les collaborateurs illustres que toute grande gazette compte aujourd'hui dans sa rédaction, et vous voyez à quoi se réduisait graduellement l'indépendance de la critique. C'était comme une autre peau de chagrin que les veux de ses possesseurs ne cessaient pas de rétrécir.

Dans ces conditions, le jour où un critique, tournant le dos à cette sorte de simonie, s'aviserait de dire nettement sa pensée, sans acception

de rangs ou de situations acquises comme sans souci des revenants-bons, il semblait fatal que l'attention du public fût d'abord frappée puis fixée. C'a été, je crois, le cas pour M. Souday. Il n'est sans doute pas exempt de défauts. On lui reproche ses coups de boutoir, des excès dans l'antipathie. Par contre, il possède une large culture, il lit les livres dont il parle, il connaît à fond le personnel littéraire des quarante dernières années et tire, à l'occasion, de cette connaissance, des comparaisons utiles, il ne néglige pas les écrivains nouveaux et sait les suivre sans les flagorner, il prend de toutes façons à cœur sa tâche de juge et de guide. Bref, nous avons en lui ce qui ne s'était pas vu depuis longtemps: un critique.

Je n'en ai été que plus surpris de la visible mauvaise humeur que lui a causée mon dernier article. En essayant de réconcilier critiques et créateurs, n'aurais-je fait que jeter de l'huile sur le feu? Je pourrais ainsi multiplier les questions et, jouant l'innocent, me demander à satiété quelle mouche a bien piqué M. Souday.

Mais j'aime autant vous avouer que, cette mouche, je la sais, ou plutôt je les sais, car elles sont deux.

C'est d'abord la distinction que j'ai établie entre l'histoire littéraire et la critique littéraire. Et c'est ensuite mes constats des nombreux cas de lucidité qu'on relève chez les critiques ama

teurs.

La distinction en cause, je ne dirai pas que M. Souday ne l'a pas comprise; mais il me semble l'avoir mal prise. Jamais, effectivement, il n'est entré dans ma pensée que le critique dût ignorer les éléments de notre histoire littéraire. La connaissance de cette histoire est au contraire indispensable pour affermir un jugement, lui fournir des points de repère et le garder des erreurs de perspective où peut entraîner l'unique obsession du présent immédiat. Mais, pour parler comme le vieux dicton militaire, la connaître et la pratiquer, cela fait deux. Or, dans les exemples que j'ai donnés, j'avais en vue non pas la connaissance de l'histoire littéraire qui est parfaitement licite, voire même profitable, mais sa pratique dont j'ai cru démontrer qu'elle était souvent nuisible au développement du sens critique. Et dans tout cela je ne vois vraiment rien de nature à diminuer le rôle du critique ou à rabaisser son rang.

Quant aux « découvertes » littéraires dues aux critiques amateurs, et qui passèrent sous le nez des professionnels, que voulez-vous, ce sont des faits. Mais je n'en ai nullement conclu, comme semble penser M. Souday, à la supériorité de ceux-là sur ceux-ci. Qu'est-ce que trente années de lucidité dans l'immense durée de notre histoire littéraire, ou trente ans de passagère cécité? Les professionnels l'eussent eu belle de me répondre qu'il leur restait l'infini des temps pour se rattraper.

M. Souday est d'ailleurs trop lettré pour nier

les cas que j'ai cités. Mais il riposte en m'opposant les bévues commises, à son sens, par les critiques amateurs. Faudra-t-il que je les discute toutes? Il suffit peut-être de quelques-unes.

Ainsi M. Souday taxe de bassesse et de sottise l'article de Baudelaire sur l'École païenne. L'appréciation mérite contrôle. Mis à part Leconte de Liste que l'article ne visait évidemment pas, qu'ont donné, sous le Second Empire, les pastiches néo-grecs des Laprade ou autres simili-Chénier? Et croit-on même qu'à se voir opérée des Stalactites ou des Cariatides de Banville, la poésie française s'en serait plus mal portée?

Second grief contre Baudelaire : il n'aimait ni Molière, ni Voltaire, ni Renan. Bien d'autres que Baudelaire - et non des moindres ont partagé ces antipathies. Mais quel tort portent-elles à la perfection des articles de Baudelaire sur les écrivains qu'il goûtait?

Autre grief encore: Baudelaire louait en public Victor Hugo tandis qu'il le dénigrait en secret. Le grief ici relève moins de la littérature que de la morale. Mais, même à cet égard, l'attitude de Baudelaire se défend. D'abord n'étant redevable à Victor Hugo d'aucun service, il gardait sur son compte toute liberté de propos. Ensuite on peut faire des réserves sur le caractère, sur l'intelligence d'un écrivain, sur certaines parties de son œuvre sans renier pour cela l'admiration que vous inspire son génie. Enfin, d'une manière générale, littérairement ce qu'on dit ne compte

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