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ensuite autant de centres de résistance et de noyaux d'opposition. En affectant, à chacune de ses pièces, de soulever des mondes, M. Bataille provoque fatalement le désir de vérifier les poids. Au lieu de l'obédience il engendre la méfiance, au lieu de la crédulité le scepticisme, quand, deux tons plus bas, sa trompette eût rallié tout le monde.

M. Bataille commet une autre erreur en s'efforçant de nous persuader qu'il a renouvelé le théâtre. Perfectionner n'est pas renouveler. Infuser au théâtre plus d'art et de poésie, c'est l'améliorer, ce n'est pas en renouveler la forme. Les pièces qui ont apporté une formule nouvelle sont des dates. Je citerai entre les récentes: la Parisienne, Amoureuse. Parmi les pièces de M. Bataille, il n'est pas désobligeant de constater qu'on n'en voit pas qui aient fait date. La plupart sont conçues et construites selon les modèles usités. Bien mieux, tout en y maintenant constamment le ton littéraire, M. Bataille ne s'y prive jamais des classiques adjuvants de métier : entrée de petites femmes, tziganes dans la coulisse, valses lentes ou romances à la cantonade et autres fariboles utiles.

M. Bataille exagère aussi en nous prêchant, par incidence, que tout le théâtre contemporain, c'est lui. Sauf un article sur M. de Porto-Riche et une citation de M. de Curel, pas un auteur actuel qui ait place dans son livre. Manifestement il n'admet sur son rang, à la scène, que le fortuné

Shakespeare. Or ces exclusives par voie d'omission, loin de nous faire oublier les exclus, sont plutôt de nature à nous les rappeler. Dix noms nous montent d'emblée aux lèvres. Ne serait-ce qu'Ibsen, dont on croit entendre le doux reproche à M. Bataille : « Qui t'a fait roi? »

Enfin M. Bataille me paraît abuser du mot « lyrisme» pour pallier certaines défaillances de son art. Sans doute on ne saurait nier le lyrisme de son théâtre, si l'on appelle ainsi le libre essor d'un tempérament généreux, tous les frissons de la passion, la constante et secrète exaltation des personnages. Ce lyrisme constitua déjà une des forces du romantisme et ne fut pas que verbal, quoi qu'en pense M. Bataille. A y regarder, même, de plus près, beaucoup des théories romantiques se retrouveraient dans les théories de M. Bataille : mélange du rire et des larmes, apologie de l'instinct, réalisme enté sur la poésie. Et, au demeurant, M. Bataille pourrait bien n'être qu'un romantique qui s'ignore. Voyez Poliche, si peu parisien malgré le type de boulevardier répandu qui servit de modèle à l'auteur, mais si émouvant par le contraste entre sa disgrâce physique, ses allures bouffonnes et ses aspirations latentes à la tendresse. N'est-ce pas un propre petit neveu de Triboulet?

Par contre ce qu'il semble plus difficile d'accepter pour du lyrisme, c'est la ligne inconsistante et molle de certaines scènes qui s'en vont souvent au hasard des propos, grimpant, descen

dant, regrimpant à l'aventure, tel un chariot de montagnes russes; c'est la verbosité de personnages qui ne conversent que par tirades, par « paquets », qui ressassent sous dix formes mêmes sentiments et mêmes idées, qui ne savent pas sacrifier une phrase, qui disent tout et audelà sans choisir jamais; et c'est, par contre, l'uniformité de ce dialogue où, noyées sous l'avalanche des mots, toutes les négligences flottent au même plan sans qu'aucune n'émerge ni ne domine.

Je sais bien que ces gaucheries et ces surcharges sont conformes à l'esthétique de M. Bataille. Mais ne seraient-elles pas aussi conformes à sa commodité?

Qu'il y aperçoive un élargissement du théâtre, une libération de certaines règles trop strictes qui bridaient l'auteur et le coupaient dans son action, soit. Pourtant en s'arrogeant, même consciemment, ces aises, ne se facilite-t-il pas un peu trop la tâche? Comme en rejetant si délibérément les vieilles servitudes de l'art choix, mesure, harmonie ne risque-t-il pas à tout instant de sombrer dans le pathos ou dans la négligence? M. Bataille nous répondra qu'il préfère ces risques à une perfection trop méticuleuse qui rétrécit l'art théâtral et fige peu à peu la vie dans une précision factice. Seulement, le contraire de cette perfection qu'il ne peut s'empêcher de reprocher à un Becque ou à un Guitry, est-ce bien lyrisme qui est son nom ou tout bonnement

laisser-aller, et est-ce progrès ou recul qu'il faut y voir ?

A première vue, M. Bataille jugera peut-être ces questions un peu indiscrètes, et un peu sombres peut-être les retouches que je me suis permises à son portrait.

Mais s'il n'est pas d'accord avec moi sur toutes, dans leur franchise il ne manquera pas de reconnaître la marque de ma grande estime pour son grand talent.

VIII

L'Horreur allemande. M. Pierre Loti penseur.

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Un Tel de l'armée française de G.-T. Franconi. Le problème de la préservation de l'élite. Reprise de la Petite Femme de Loth. Remarques sur l'opérette.

15 octobre 1918.

Dans l'Horreur allemande, M. Pierre Loti vient de réunir une nouvelle série d'études sur la guerre. Toutes ces pages souvenirs du front, Italie sous les armes, voire articles de polémique portent l'empreinte de sa maîtrise. On y retrouve à chaque tournant les qualités de séduction, de force et de poésie qui ont valu à M. Loti notre admiration avec notre tendresse. Et si le livre ne nous apporte pas toujours la sensation d'imprévu et d'insolite que nous donnaient ses ouvrages de jadis, c'est assurément que le sujet choisi par l'auteur pâtit d'une double concurrence.

Sur la vie de l'avant, sur les ravages des barbares, sur tant de prouesses ou de souffrances, si

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