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Naturellement c'est de lui que je vais vous parler. Mais ce ne sera pas sans un grand effort.. Lorsque l'autre lundi, on m'a appris la mort d'Edmond Rostand, au moment même, et bien des heures après, littérairement je n'ai rien pensé sur lui, rien. J'avais de la peine. Je me souvenais. La mémoire, en ces circonstances, est la grande auxiliatrice. Elle nous aide à refaire du présent avec le passé, à prolonger ce qui n'est plus par la rallonge de ce qui a été... Je revoyais Rostand tel que je l'avais vu cet été à Arnaga, et bien des fois avant, dans des causeries, des diners, des soirées ensemble: si affable quoique si aristocrate, si cordial quoique si malicieux, si gentil

homme quoique si homme de lettres. Et c'est tout cela uniquement que j'eusse aimé vous dire.

Mais ma tâche ici veut que, bon gré mal gré, je participe à ce concours général qu'institue dans la presse la mort de tout écrivain illustre. Mettons-nous donc à notre copie, essayons de noter ce que nous apporta Edmond Rostand, ce qui disparaît avec lui, ce qu'il nous laisse.

Il emporte d'abord, dans la tombe, la plus grande célébrité qu'aient connue nos lettres depuis Voltaire, Chateaubriand, Lamartine, Béranger, Victor Hugo - et une célébrité plus exceptionnelle encore que la leur, puisqu'elle fut exclusivement littéraire, pure de tout alliage extérieur. La politique avait beaucoup fait pour la popularité de ces grands devanciers. Rostand, lui, ne dut rien de la sienne qu'à ses écrits. C'est de ses vers seuls qu'a jailli en un soir sa renommée, comme c'est avec ses vers seuls qu'il a peu à peu édifié Arnaga. Les autres n'étaient parvenus à la foule qu'en traversant les luttes des partis. Lui, du jour au lendemain, une pièce lui avait donné avec la gloire le public de l'univers entier. Cas unique dans notre histoire, sauf Corneille.

De même qu'il faut remonter au Cid pour trouver sur la scène une fortune égale à celle de Cyrano, aussi soudaine, et qui ait soulevé chez les spectateurs tant d'enthousiasme, dans l'envie tant de remous, dans la niaiserie tant de loquacité.

On a qualifié Cyrano de grand événement.. Ce fut plutôt une manière de cataclysme, de maëlstram inopiné, une lame de fond qui bouleversa le monde des lettres jusqu'en ses extrêmes profondeurs, défonça tout le réseau des petites intrigues, des petits accords, des petites publicités, et révéla aux écrivains ahuris à quelles hauteurs pouvait atteindre ce dieu qu'ils se représent taient d'envergure si menue, de moyens si faibles, d'action si restreinte : le Succès.

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Dans le camp des poètes surtout le désarroi marqua son maximum. Songez done! Un si prodigieux résultat obtenu par cet article désuet, discrédité, éculé, dont aucun théâtre ne voulait, en qui aucun directeur ne croyait, qu'on ne jouait que par expédient ou en vertu du cahier des charges une pièce en vers! Et qui mieux est, une pièce comique, une pièce gaie, une pièce à recettes, c'est-à-dire le mirage après lequel ils couraient tous depuis cinquante ans et où ils avaient tous perdu leur peine et leur souffle, les Banville, les Glatigny, la séquelle! Un tel caprice du sort engendra les épisodes les plus drôlatiques. Des ménages de poètes faillirent divorcer tant le triomphe de Cyrano y avait semé d'aigreur. Ailleurs dans les diners, les soupers, c'étaient d'affreuses querelles, les uns soutenant hypocritement la pièce rien que pour la joie d'empoisonner les autres. Trois jours après la première, un poète venait chez moi aux nouvelles. Comme je présageais un long succès, il parut

d'abord accablé. Puis se ressaisissant : « Oui, mais a-t-il la santé ? » Hélas !...

Les critiques aussi battaient la breloque. Je me souviens d'un dîner avec Brunetière, où, de tout le repas, le grand critique ne déragea pas contre la pièce. Ce phénomène foudroyant de gloire spontanée, ce bolide de succès éclatant avec fracas dans son évolution des genres, incommodait Brunetière. Aussi quelle colère, quelle avalanche d'arguments hostiles! Pièce rebattue, rafistolage romantique. Et quant au succès, combien d'autres équivalents avaient péri sans laisser de traces!. Ainsi Nivelle de la Chaussée... Assimiler Rostand à ce Nivelle, à quel degré de folie ne peux-tu pas conduire, ô théorie de l'évolution [

Enfin, pour achever, les penseurs s'en mêlèrent. De tout événement leur spécialité commande qu'ils découvrent la portée générale, le sens symbolique. Or malgré son héroïsme à la Fontenoy, son impertinence à la Gavroche, son pétillement de vin de Champagne et cette grâce qui n'est que de France, Cyrano charriait bien des éléments qui, par l'intermédiaire de Ronsard, de Corneille, de Victor Hugo et d'autres, avaient filtré en lui du dehors des truculences picaresques, un certain gongorisme espagnol, toute une floraison de concettis, alors que ni Racine ou la Bruyère, ni Molière ou Beaumarchais, ni Baudelaire ou Verlaine, ne portent de ces empreintes. Nos penseurs n'en décrétèrent pas moins que Cyrano sonnait le réveil du génie national, son insurrection contre

les déprimantes brumes du Nord et les sombres fanges du réalisme; tandis que Rostand figurait pour eux le Coq gaulois réduisant au silence par ses fiers appels les lugubres jérémiades du pessimisme teuton et les abjects propos du bas naturalisme...

Façon de voir très défendable à certains égards, car la pièce correspondait en effet au goût de bravade, de gouaillerie, de persiflage, comme aux élans chevaleresques du tempérament français.

Cependant, de là à prêter à Rostand des intentions si flétrissantes et si agressives contre ses confrères, il y avait plus qu'un pas. Comment Rostand n'eût-il pas vu que ces attaques porteraient presque toutes à faux? Vers 1898, le naturalisme touchait au déclin, le Théâtre Libre avait brisé avec les grossièretés, le symbolisme se repliait sur le Parnasse. Qui dès lors aurait visé les anathèmes de Cyrano? Les Corbeaux, cette Parisienne et cette Amoureuse qui viennent de se réinscrire si triomphalement au répertoire? Les Fossiles, l'Envers d'une sainte, Boubouroche, la Princesse Madeleine, Pelléas et Mélisande -c'està-dire ce que le théâtre du moment avait produit de plus vrai, de plus poétique?

Mais il faut tenir compte de l'instant. Poètes, critiques, penseurs, Cyrano leur avait à tous tourné la tête. A présent, nous voyons plus clair dans cette aventure qui fut moins l'explosion d'un éblouissant chef-d'œuvre que le brusque avènement d'un homme supérieurement doué dans son

art.

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