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C'est une tâche d'autant moins facile que la plupart d'entre eux ont échoué à nous les dire. Les pages qu'ils y ont consacrées sont confuses. Le dialecte philosophique usuel leur semble peu. familier. Ils en emploient les termes dans un sens arbitraire et adopté d'eux seuls. Il en résulte des développements aussi contradictoires en leurs paragraphes qu'hermétiques en leurs conclusions. Sur les règles de leur esthétique ils ne paraissent pas plus d'accord. Guillaume Apollinaire veut que la poésie agisse par surprise. M. Max Jacob repousse ce procédé comme grossier et y préfère la « situation» sans bien élucider ce qu'il appelle un poème situé.

Mieux vaut donc chercher à déterminer le cubisme par nos moyens propres, en extraire la définition tant de ce qui surnage de ses théories que de ce qui ressort de ses ouvrages. Alors, tout bien pesé, on pourrait la définir, une résurrection du symbolisme.

Je me souviens d'une chronique de M. Maurice Barrès au sujet des ovations que fit Paris au tsar, voici quelques années. C'était intitulé la Foule boulangiste, et M. Barrès y démontrait que les acclamations en faveur du tsar n'étaient que l'écho de celles qui avaient salué le général Boulanger.

De même, en littérature, il y a toujours eu sinon une foule symboliste, du moins un clan symboliste, en insurrection ouverte ou latente contre les règles officielles qui restreignaient la.

poésie, une tendance symboliste obstinée vers une poésie plus libre, plus pénétrante, et aux horizons plus vastes que ne le permettait la prosodie d'usage.

Ecoutez là-dessus, dès 1846,

Baudelaire :

« M. Victor Hugo, dont je ne veux certainement pas diminuer la noblesse et la majesté, est un ouvrier beaucoup plus adroit qu'inventif, un travailleur bien plus correct que créateur. Delacroix est quelquefois maladroit, mais essentiellement créateur, M. Victor Hugo laisse voir dans tous ses tableaux, lyriques ou dramatiques, un système d'alignement et de contrastes uniformes. L'excentricité elle-même prend chez lui des formes symétriques. Il possède à fond et emploie froidement tous les tons de la rime, toutes les ressources de l'antithèse, toutes les tricheries de l'apposition. » Et dix ans plus tard, Baudelaire écrira : « M. Victor Hugo est un grand poète sculptural, mais qui a l'œil fermé à la spiritualité. »

Vous trouvez là en germe tous les griefs, tout le programme d'opposition que vers 1889 allait développer le symbolisme. Mais lorsque le symbolisme se disperse, les uns ayant renoncé, les autres s'étant ralliés à la poésie courante, les mêmes tendances persistent sourdement et se perpétuent. L'école unanimiste se les approprie en partie. Dans leurs Notes sur la technique poétique, MM. Georges Duhamel et Charles Vildrac ne cessent d'élever les mêmes protestations

contre le factice où la prosodie officielle emprisonne la poésie. « Tout en reconnaissant, écrivent-ils, que dans cette geôle sont nés des chefsd'œuvre incomparables, nous ne mesurons pas sans étonnement le trou de souris par où un Baudelaire dut passer avec ses ailes... » Et le cubisme ne fera que reprendre plus violemment cette campagne de libération,

Voilà pour la forme. Quant au fond, lisez ces lignes qui me semblent assez bien résumer les vœux des nouveaux poètes : « Il y a une certaine pointe de pensée qu'il est impossible de rendre par des mots, du moins en conservant quelque air du discours vulgaire. La plupart prennent alors le parti de supprimer cela. D'autres, au contraire, prennent leur parti, mais alors leur style est étrange et leur pensée si poussée qu'elle semble n'être que pour eux. C'est alors JeanPaul et Hammann, preuves frappantes de l'insuffisance du langage humain; car ces hommes ne parlent pas. (Ce n'est pas moi qui souligne.) Il y a pareillement de certaines impressions poétiques, sensibles, à certains tours indicibles qu'on ne peut exprimer directement... D'autres prennent le bon parti et expriment la chose indirectement par un tour de poésie, un ton senti qui n'aborde pas de front la touche susdite, mais qui la peint par côté. Cela revient au principe de symbole ou d'interprétation. Telle scène y est significative de telle chose, quoique concrètement cette chose n'y soit pas. Par exemple, dans tel tableau il y a le

personnage A. B. C., mais le tendre ou le terrible n'y est pas nommément. Il y est signifié. » Et encore « Le poète ne peut exprimer que la plus petite partie de lui-même. Le plus précieux, l'intraduisible, l'inexprimable, la fine touche de sentiment, le vif acumen qui n'a pas de nom, tout cela est là, caché. C'est ce qui fait le désespoir du poète. Car c'est un besoin pour lui de s'exprimer au dehors, et ceci n'est pas un petit amour-propre. >>

Vous désirez peut-être savoir le nom de ce jeune cubiste au style un peu empêtré, mais aux ambitions si nettes. Je ne vous en ferai pas mystère. Il s'appelle Ernest Renan, et vous retrouverez les lignes ci-dessus à la date de 1843, dans ses Cahiers de Jeunesse.

Ni Guillaume Apollinaire, ni M. Max Jacob, n'ont aussi bien décrit les aspirations du cubisme, ses efforts pour récréer la nature au lieu de la copier, pour rendre l'intraduisible qu'elle sème en nous et pour interpréter cet indicible par des formules symboliques ou représentatives plutôt qu'expresses.

Ajoutez-y l'influence indéniable d'Arthur Rimbaud, de șa fougue éperdue et mystique, de son élocution chargée d'orage, de « sa voix profonde et terrible », comme a dit M. Duhamel, je crois que vous possédez ainsi au complet tous les éléments qui présidèrent à la naissance du cubisme et servirent son expansion.

Reste à examiner les réalisations. Mais ici je

vous engage à vous munir de temps et de patience, car les variétés du cubisme sont infinies et on en compte presque autant que de cubistes.

A titre d'échantillons, faute de pouvoir les étudier tous, passons-en en revue quelques-uns.

Le plus réservé, le plus accessible me paraît être M. Pierre Reverdy. Il pratique quelquefois le vers libre mais affectionne de préférence le poème en prose. Il aime à exprimer les impressions de froid, d'isolement, de phobie vague. Mélancolique, frileux, endolori, il figurerait comme l'élégiaque de l'école. Voici un de ses plus gracieux poèmes en prose :

<< Au milieu de cet attroupement, il y a, avec un enfant qui danse, un homme qui soulève des poids. Ses bras tatoués de bleu prennent le ciel à témoins de leur force inutile. L'enfant danse léger, dans un maillot trop grand; plus léger que les boules où il se tient en équilibre. Et quand il tend son escarcelle, personne ne donne. Personne ne donne de peur de la remplir d'un poids trop lourd. Il est si maigre. » (Poèmes en prose.)

Voulez-vous quelque chose de plus cubiste? M. Reverdy intitule ces poèmes des CARRÉS.

« Le rhum est excel-
lent la pipe est a-
mère et les étoiles
qui tombent de vos
cheveux s'envolent
dans la cheminée. »

(Quelques poèmes.)

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