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dans ses Taches d'encre. Le singulier, c'est qu'elle soit reprise, cette fois, non par un débutant mais par un vétéran des lettres. Il semble en effet peu croyable qu'un écrivain de la notoriété de M. Suarès n'ait pas accès facile dans toutes les gazettes. Alors pourquoi adopte-t-il ce mode de publication quasi-confidentiel?

Serait-ce que dans les journaux actuels il craint de ne pas rencontrer toutes ses aises? La chose ne paraît pas autrement impossible. Sauf dans quelques feuilles dites d'opinion les autres en manqueraient-elles? - le domaine du chroniqueur s'est, depuis des années, bien réduit. Ménagements envers l'abonné qu'on préfère ennuyer plutôt que de le perdre, ménagements envers les pouvoirs publics, les corps constitués, les gloires officielles, ménagements envers les publicités financières, commerciales, théâtrales - à un siècle et demi de distance, la tirade de Figaro reprend toute son actualité : sous condition de ne rien dire, vous avez droit de tout imprimer. On conçoit qu'à ce régime, des écrivains soucieux de sincérité en viennent à mieux aimer restreindre leur clientèle que l'expression de leur pensée. Le cas de M. Suarès n'est encore qu'isolé. Rien ne nous assure que demain il ne trouvera pas d'imitateurs. En tout état de cause, il y a là une indication qu'il convenait de signaler, à toutes fins utiles.

II

M. Lucien Guitry, écrivain champêtre Risquetou. La littérature de guerre de demain. Interrogation de

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M. Drieu La Rochelle. Les carnets futurs. Reprise de Lucrèce Borgia. Les Noces corinthiennes de M. Ana

tole France et le Parnasse.

15 avril 1948.

Nous avons eu le mois dernier, dans le roman, un début bien parisien: celui de M. Lucien Guitry avec Risquetou.

Ce début, quoique ne présentant pas un caractère de fatalité inéluctable, était dans les choses très possibles. Outre le grand comédien, vous savez qu'il y a en M. Lucien Guitry un des hommes les plus spirituels de notre époque. Non seulement il a l'esprit de mots, mais l'esprit de situation et, si j'ose dire, de caractères. Or il est bien rare qu'avec une pareille fortune, on garde `indéfiniment, pour soi et pour ses proches, tant de trésors. Tôt ou tard, il vous vient des goûts

de dépense publique, comme un besoin d'afficher un peu ces richesses intimes. Et alors, c'est le volume!

Mais ce que vous ignorez peut-être, c'est que M. Guitry vit dans un petit cercle d'amis, pour la plupart littérateurs, et d'où la bienveillance réciproque se trouve bannie depuis des éternités. Remarques, anecdotes, bons mots, métaphores, considérations diverses, tout y est constamment pesé au trébuchet de la plus inexorable rigueur. Et malheur aux propos qui sonnent faux ou n'ont pas le poids! Un silence glacial, un sourire compatissant, un échange de regards attristés, avertissent aussitôt le responsable qu'on lui pardonne pour cette fois, mais qu'il n'ait pas à y revenir. Au demeurant, c'est un petit coin où l'on ne se passe rien, une petite « mutuelle » de sévérités.

Dès lors, il semblait certain qu'ainsi aguerri, M. Lucien Guitry, s'il se décidait à publier, n'irait pas, de gaieté de cœur, s'exposer par un ouvrage médiocre à la commisération de ses amis, ou, pis encore, à leur indulgence. Sauf une aberration passagère chez lui, Risquetou devait donc être très bien ou ne pas être.

Or, que je vous rassure tout de suite il n'y a pas eu aberration et Risquetou est vraiment très bien.

La seule surprise qui pourrait en naître tiendrait au cadre et aux personnages au lieu d'avoir Paris pour décor, comme on était en droit de présumer sur le nom du signataire, tout

s'y passe aux champs et entre gens des champs. Mais est-ce réellement une surprise après le renouveau campagnard dont Jules Renard, puis madame Colette ont si brillamment donné le signal? Ces brusques retours au village me paraîtraient, au contraire, un des traits de la littérature actuelle. Est-ce goût du contraste, lassitude des banalités parisiennes, jaillissement des ressouvenirs, mais tour à tour nous voyons nos meilleurs auteurs, à certain moment de leur carrière, saisis de la même bouffée champêtre. Vous les aviez rencontrés, la veille, dans un salon, à une première, vêtus selon le dernier cri et badinant du ton le plus boulevardier. Les voilà aujourd'hui en sabots, en blouse, le teint cuit, sachant les prés, les arbres, les bêtes mieux que des cultivateurs de race et jargonnant le berrichon ou le beauceron comme s'ils n'avaient fait que cela toute leur vie. Mode? Affectation? Entraînement de l'exemple? Ce serait impossible. Avec de la mémoire, de la lecture, un bon tailleur, vous pourrez donner l'illusion d'un Parisien. Mais la tendresse des champs, leur science, leur pratique, cela ne se feint pas. On ne joue pas l'homme de la terre; ne fût-ce qu'enfant, il faut avoir été de la nature pour savoir la dire et se faire écouter.

Risquetou est donc un roman campagnard, une suite de scènes rurales. Vous tenez à ce que je vous en raconte le sujet? Je veux bien. Cela vous regarde.

Risquetou, qui donne son nom au volume, est une sorte de Thomas Vireloque des champs, mibraconnier, mi-chapardeur, et que M. Guitry a paré de toutes les vertus probité en un certain sens, droiture, intrépidité, finesse, équité, gratitude, etc. C'est le personnage le plus vivant du livre. C'en est aussi, par ses perfections sans tache, le plus romanesque. M. Guitry a certainement un faible pour Risquetou. Il doit y avoir sur lui de petites choses qu'il ne nous dit pas.

A moins encore que nous ne retrouvions là un trait nouveau du goût de M. Guitry pour la bonté, les héros bienfaisants et sympathiques, dont il nous a offert un spécimen dans sa gracieuse pièce Grand' Père. Le cas s'est déjà vu de cette antinomie une certaine bienveillance humaine greffée sur la plus âpre « rosserie » -la petite fleur bleue s'abritant sous le cactus le plus acéré...

Enfin, surcoté ou non, Risquetou fait la conquête du jeune Armand, un petit garçon de huit à dix ans, qui me représente tout à fait ce que M. Guitry pouvait être vers ces âges. Et Risquetou devient le Nestor de ce petit Armand-Télémaque. Il le mène chasser et lui enseigne mille tours... Il y a, dans le voisinage, une petite fille, du nom d'Alexandrine, qui est très amoureuse d'Armand. Celui-ci se montre flatté, mais reste assez froid. Plus tard, devenue riche héritière, Alexandrine voudrait épouser Armand qui, de son côté, est devenu prix de Rome. Mais sa rusticité rebute Armand. D'autre part, elle est cour

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