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le représentant de la France, que, le 4 mai, l'affaire était réglée à la satisfaction des trois intéressés, le sultan, le tsar, l'empereur, et que Menchikof n'avait plus qu'à se retirer ou à s'expliquer publiquement sur l'objet réel de son ambassade. L'ambassadeur prit ce dernier parti. Le 5 miai, il réclamait du sultan dans un délai de cinq jours, « sous la forme d'un engagement solennel ayant force de traité, des garanties inviolables pour l'avenir ». Le 10, les ministres ottomans, réconfortés par les ambassadeurs de France et d'Angleterre, répondaient que le sultan « protégerait la religion orthodoxe, respecterait ses immunités », mais qu'il ne pouvait à ce sujet conclure avec la Russie un traité qui « compromettrait les principes fondamentaux de son indépendance et de sa souveraineté ». Le 18 mai, Menchikof déclarait sa mission terminée : « le refus d'une garantie pour le culte orthodoxe devrait désormais, disait-il, imposer au gouvernement impérial la nécessité de la chercher dans sa propre puissance. » Le 21, il quittait Constantinople.

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Le Tsar rompt avec la Turquie. Le tsar donna aussitôt à ses troupes l'ordre d'entrer dans les Principautés : « il sentait sur sa joue, disait-il, les cinq doigts du sultan ». Une note du chancelier Nesselrode, le 31 mai, expliquait cependant qu'il n'y avait pas là un fait de guerre, mais qu'il s'agissait seulement de garanties matérielles à prendre en vue d'obtenir du sultan << ramené à des sentiments plus équitables des sûretés morales ». Le gouvernement anglais crut néanmoins qu'il était temps de prendre des précautions et, le 2 juin, la flotte de Malte dut joindre l'escadre française qui, postée à Salamine depuis le mois de mars, allait mouiller le 13 juin à Besika à l'entrée des Dardanelles. Les ambassadeurs des deux pays étaient autorisés à appeler les escadres à Constantinople pour la défense du sultan.

Les hostilités ne devaient commencer que près de cinq mois plus tard. La Turquie n'était pas prête, le tsar était déconcerté par le rapprochement, tout à fait inattendu pour lui, de la France et de l'Angleterre. Si Palmerston inclinait à une politique d'action, lord Aberdeen, le ministre dirigeant, tenait pour la paix. Napoléon, satisfait d'avoir isolé Nicolas, ne voulait pas risquer en pressant les événements d'éveiller les méfiances qu'il sentait

toujours autour de lui, et proposait de soumettre le litige à l'arbitrage des cinq puissances signataires de l'acte de 1841. L'empereur d'Autriche, que le souvenir des services rendus en Hongrie attachait au tsar, mais qui redoutait toute rupture d'équilibre en Orient, adhéra volontiers au projet; le tsar parut y souscrire. A la fin de juillet, les ambassadeurs réunis à Vienne avaient préparé une note conciliatoire, dont le tsar se déclara satisfait parce qu'elle était rédigée en termes assez vagues, et que le sultan repoussa parce qu'il voulait au contraire des déclarations. très précises. Pendant ces négociations le fanatisme musulman s'était éveillé, excité par la publication en Russie d'une sorte d'appel à la croisade lancé par Nicolas. Les ulémas sommaient le sultan de déclarer la guerre ou d'abdiquer. Le 25 septembre, un conseil composé de 163 personnes invitait le sultan à ouvrir les hostilités. Le 8 octobre, Omer pacha sommait le prince Gortchakof d'évacuer les Principautés sous quinze jours. Le 23, les hostilités commençaient sur le Danube.

A cette

La guerre intervention franco-anglaise. même date les escadres française et anglaise étaient venues mouiller dans le Bosphore. Cependant l'intervention armée des deux puissances occidentales ne devint certaine qu'après le désastre du 30 novembre. Ce jour-là douze bâtiments turcs, attaqués dans la rade de Sinope par le vice-amiral Nakhimof, furent coulés après trois heures de combat. Les flottes anglofrançaise pénétrèrent alors dans la mer Noire avec ordre d'y interdire la navigation à tout bâtiment russe : « Nous conserverons la mer Noire comme un gage jusqu'à l'évacuation des Principautés et au rétablissement de la paix », écrivait Drouyn de Lhuys. Les relations diplomatiques furent rompues le 4 février 1854. A une lettre personnelle de Napoléon III proposant un armistice immédiat et l'évacuation simultanée des Principautés et de la mer Noire, Nicolas répondait le 8 février par un refus et proclamait que « la Russie saurait se montrer en 1854 ce qu'elle avait été en 1812 ». Le 27 février, les cabinets de Londres et de Paris sommaient le tsar d'avoir à relirer ses troupes avant le 30 avril. Le 18 mars, Nesselrode répondait que « l'empereur ne jugeait pas convenable de faire aucune

réponse ». Le 27, la guerre était annoncée aux parlements de France et d'Angleterre.

Traités de Constantinople et de Londres; protocole de Vienne. Les deux puissances, par un traité signé le 12 mars à Constantinople, s'étaient liées à la Turquie. Elles s'engageaient à la défendre par les armes jusqu'à la conclusion d'une paix garantissant l'indépendance de l'empire ottoman et les droits du sultan. La Porte s'engageait de son côté à modifier les institutions de l'empire de façon à assurer à tous les sujets ottomans, sans distinction de religion, l'égalité complète devant la loi et devant les tribunaux, l'admission à tous les emplois, une perception équitable de l'impôt.

Le 10 avril, à Londres, l'Angleterre et la France s'engageaient à ne pas traiter séparément avec la Russie, à ne rechercher dans la guerre aucun avantage particulier, à mettre à la raison la Grèce, où l'on préparait une insurrection de l'Acarnanie, de la Thessalie et de la Macédoine.

La veille, à Vienne les représentants de la France, de l'Angleterre, de l'Autriche et de la Prusse avaient signé un protocole fort important qui déterminait les principes fondamentaux, les conditions sine qua non des négociations futures. C'étaient : l'intégrité de l'empire ottoman, l'évacuation des Principautés, l'indépendance du sultan, octroyant de lui-même les libertés et les privilèges nécessaires à ses sujets chrétiens. Les puissances s'engageaient à demeurer unies pour le règlement des difficultés pendantes et à ne contracter avec la Russie aucun engagement particulier, sans que les conditions en eussent été examinées en commun. Ce protocole avait une importance morale considérable; il constatait et consacrait l'isolement de la Russie, et rassurant les alliés sur les dispositions de l'Europe centrale, il leur permettait de s'engager à fond, dans une guerre que l'éloignement des théâtres d'opération allait rendre singulièrement difficile.

1.

La guerre de Crimée : la lutte.

Caractères de la guerre. La guerre de Crimée, au point de vue militaire, doit compter parmi les plus étranges et les plus difficiles. Les puissances adverses se trouvaient aux deux extrémités de l'Europe, sans point de contact, ne pouvant s'atteindre que par mer, en sorte que les armées franco-anglaises étaient séparées de leurs magasins et de leur principal centre de ravitaillement par plus de 4000 kilomètres. Les transports, pour la plupart à voile, mettaient au moins douze jours, souvent trente, pour aller de Marseille à Gallipoli; de là à Sébastopol l'on comptait six à sept jours de navigation. Le ravitaillement était presque aussi difficile pour les Russes, en raison de l'immensité du territoire, de la rusticité des moyens de transport, de l'absence des routes ou de leur mauvaise qualité.

D'autre part entre les Alliés il n'y avait pas eu d'entente préalable, de plan étudié, arrêté à l'avance, et les projets militaires de la France et de l'Angleterre étaient fort différents. On partit d'abord pour arrêter les Russes sur le Danube; puis lorsque ceux-ci eurent évacué les Principautés, Napoléon songeait à une campagne continentale, les Anglais visaient une expédition en Crimée et la destruction de l'arsenal maritime de Sébastopol. L'expédition en Crimée décidée, l'on n'était pas d'accord sur la façon de mener la campagne dans la péninsule. Pour ménager les amours-propres et les susceptibilités nationales, il n'y eut jamais un commandement unique. Il n'y eut pas en Crimée une armée, mue par une volonté; il y eut trois armées juxtaposées, trois états-majors distincts, délibérant, négociant, échangeant des notes, envoyant des mémorandums, signant des protocoles, préparant chaque opération de guerre comme des diplomates préparent un traité de paix. Les chefs mêmes changèrent pour chaque armée l'armée française eut tour à tour pour chefs Saint-Arnaud, Canrobert, Pélissier; l'armée anglaise Raglan et Simpson; chacun ayant ses idées propres qu'il lui fallait essayer d'accommoder à la situation héritée de ses prédécesseurs.

reste

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Une très sérieuse complication vint des gouvernements, chefs d'États et ministres prétendant non seulement contrôler mais diriger, opposant projets à projets, essayant vainement, du d'imposer aux généraux des conceptions stratégiques qui, pour celles émanées de Napoléon III et relatives à la campagne principale, paraissent bien avoir été les plus logiques et les seules conformes aux vrais principes de la grande guerre; mais elles se produisirent trop tard et les affaires engagées. Si déterminés que fussent les généraux à ne pas abandonner l'œuvre en cours, ils ne pouvaient brutalement passer outre aux instructions du souverain: il leur fallait garder les apparences, biaiser, louvoyer, chercher à gagner du temps, autant dire en perdre. Ajoutez l'un des rudes hivers du siècle, qui mit jusqu'à 9000 hommes, un huitième de l'effectif français, dans les hôpitaux, en janvier 1855; les maladies, choléra, scorbut, typhus, et surtout un adversaire doué des plus rares vertus militaires, intrépide, tenace, incapable de découragement, et dont l'énergie grandissait dans la lutte et s'exaltait à chaque échec.

du

Saint-Arnaud et Raglan. - Les premières troupes françaises quittèrent Marseille le 18 mars, sous le commandement de Canrobert, et vinrent préparer à Gallipoli les cantonnements des troupes. L'armée d'Orient ce fut le titre officiel gros du corps expéditionnaire devait à l'origine comprendre quatre divisions dont une de réserve, soit 30 000 hommes environ. Les Anglais pensaient envoyer 25 000 hommes. Les commandants en chef étaient le maréchal de Saint-Arnaud et lord Raglan : le premier jeune encore, brillant soldat d'Afrique, célèbre par la conquête de la petite Kabylie, acteur important du coup d'État, officier très actif, capable par ambition, par désir de vraie gloire, de mener audacieusement et vivement la campagne, très simple en même temps, par là très propre à entretenir de bons rapports avec son collègue, un Anglais de soixante-six ans, vétéran des guerres de Portugal et d'Espagne, blessé de Waterloo, un peu lent, froid, raide, soupçonneux, très jaloux de son autorité et de son indépendance d'action.

Silistrie; la Dobrudcha, Bomarsund. Lorsque les généraux arrivèrent à Constantinople, les armées russes, quelque

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