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CHAPITRE XIV

LA RUSSIE

De 1848 à 1870.

I.

La Russie de 1848 à 1870.

Les dernières années du règne de Nicolas I (1848-55). Nicolas Ier apprit la chute de Louis-Philippe avec une très grande satisfaction; il préférait la République à la monarchie de Juillet. Mais sa joie fut vite diminuée par les nouvelles d'Allemagne et d'Italie. Devant l'Europe en feu, la Russie restait la seule force armée au service des principes qui avaient inspiré la Sainte-Alliance. Ce rôle de soldat de la contre-révolution, Nicolas l'accepta sans hésiter. A l'intérieur, il prit les mesures les plus rigoureuses pour empêcher la propagation des idées libérales à l'extérieur, il intervint partout pour maintenir le statu quo politique et territorial de l'Europe de 1815.

La réaction à l'intérieur. — Dans un pays qui n'avait pas d'institutions libérales, la réaction ne pouvait s'attaquer qu'aux doctrines, aux livres et aux journaux qui étaient supposés les propager, aux gens qui écrivaient ou lisaient, c'est-à-dire avant tout, aux professeurs et aux étudiants des Universités. En dehors des mesures prises contre celles-ci et des rigueurs de la

censure, la réaction russe de 1848 n'est marquée que par une seule affaire le procès de Petrachevski et de ses amis, qui expièrent, le premier par sa condamnation à mort, les autres par leur envoi en Sibérie, le crime d'avoir discuté le problème de l'émancipation des serfs, et peut-être celui de la suppression de l'autocratie. Dostoievski, déjà illustré par ses premiers romans, fut du nombre des condamnés: il ne revint de Sibérie qu'en 1858.

En ce qui concernait les livres et la presse, la censure, déjà si rigoureuse, ne pouvait guère se surpasser elle-même. Pourtant, 1848 ouvre une période nouvelle de son existence. Jusqu'alors les Comités de censure, isolés et indépendants les uns des autres, s'étaient attaqués, sans méthode, à des œuvres de tout caractère, proscrivant, par exemple, les sorties innocentes des slavophiles en faveur du port de la barbe, au même titre que les poèmes licencieux qui pullulaient en Russie. En 1848, ils sont réorganisés, étagés de façon à se surveiller les uns les autres, sous le haut contrôle de la police politique, de la fameuse III section, et une multitude de décisions impériales leur il y en a six, rien que pour le mois de juin 1848 indiquent leur nouvelle direction désormais ce n'est plus seulement aux phrases isolées, aux expressions suspectes qu'ils devront s'en prendre, mais encore et surtout aux opinions politiques, historiques, économiques, exprimées ou sous-entendues, qui pourraient donner lieu à des conclusions sur telle ou telle institution russe, sur le servage surtout car le gouvernement commence à comprendre que le danger est plus dans les idées de réforme sociale que dans celles de réforme politique. Il va sans dire, d'ailleurs, que la censure est impuissante contre des idées qui se dissimulent, ne sont exprimées nulle part, et pourtant se propagent partout. Affolée par les reproches d'en haut, elle s'en prend à des niaiseries; elle empêche d'écrire la majesté de la nature, le mot majesté devant être réservé aux tèles couronnées; elle supprime des tirades patriotiques « qui pourraient être mal interprétées », mais elle laisse passer Mémoires d'un Chasseur, de Tourguenief, la satire la plus sanglante qui ait jamais été faite du servage.

Quant aux Universités, le nombre des chaires fut réduit, et aussi celui des étudiants; il ne dut plus y en avoir désormais que 300 par Université, décompte fait pourtant des étudiants en médecine. Le résultat de cette mesure fut qu'en 1853, pour plus de 50 millions d'habitants, il ne restait en Russie que 2900 étudiants, à peu près ce qu'avait, à l'étranger, la seule Université de Leipzig. D'autre part, les professeurs maintenus furent soumis à une surveillance incessante. « Notre position devient chaque jour plus insupportable, écrit l'historien Granovski, en 1850 chaque mouvement en Occident a pour conséquence, chez nous, de nouvelles mesures répressives. Les dénonciations pleuvent; sur mon compte, en trois mois, on a fait deux enquêtes de police.... Quant aux nouveaux programmes, les jésuites les admireraient. A l'école des Cadets, l'aumônier doit enseigner que la grandeur du Christ consiste surtout dans sa soumission aux autorités; le professeur d'histoire doit exalter les mérites, trop souvent méconnus, de l'empire romain, auquel le principe héréditaire a seul manqué, elc. »

En dépit de cette compression, les idées libérales continuèrent à fermenter dans les classes instruites, tandis qu'à l'autre extrémité du monde russe, dans les campagnes inaccessibles aux idées européennes, les attentats contre les propriétaires se multipliaient, témoignages de l'urgence de cette suppression du servage à laquelle Nicolas Ier avait toujours songé, sans jamais oser l'entreprendre.

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La réaction à l'extérieur. Dès le lendemain de la révolution de Février, Nicolas projeta d'agir contre la France. « Notre commune existence est menacée d'un danger imminent, écrit-il au roi de Prusse. Il faut ne pas reconnaître le gouvernement révolutionnaire de la France, concentrer sur le Rhin une forte armée, etc. » Mais, de même qu'en 1830, l'avant-garde de l'armée russe, l'armée polonaise, s'était retournée contre le corps de bataille; cette fois-ci, l'alliée sur laquelle Nicolas comptait plus que sur toute autre, la Prusse, fit brusquement défection. En mars, éclata la révolution de Berlin, suivie bientôt par celles de Vienne et des autres capitales allemandes. Du coup, le rêve de Nicolas reprendre le

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rôle glorieux et profitable joué par son frère Alexandre, à la tête des armées européennes liguées contre la France trouva relégué aux calendes grecques. En mai, le Journal de Saint-Pétersbourg annonça que la Russie ne s'ingérerait dans les affaires d'autrui, mais qu'elle ne laisserait modifier par personne, à son détriment, l'équilibre et l'état territorial de l'Europe.

C'est qu'en effet les révolutions allemandes avaient pris, dès le premier jour, un caractère plus inquiétant, pour la Russie, que celle de Paris. A Berlin, les réfugiés de la Pologne russe avaient été accueillis avec enthousiasme le gouvernement prussien autorisait la réorganisation de la Posnanie dans le sens national polonais. En même temps le Parlement de Francfort posait la question danoise les revendications allemandes sur les duchés de Schleswig et de Holstein menaçaient de changer l'équilibre des forces dans la Baltique. D'autre part, il était question d'une réorganisation de l'Allemagne dans un sens unitaire, ce qui ne pouvait se faire que par la destruction de la Confédération Germanique et l'exclusion d'une des deux grandes puissances allemandes, Autriche ou Prusse. En Autriche même, les revendications des diverses nationalités menaçaient d'aboutir à la dislocation de la monarchie, et à la formation, en Hongrie et en Gallicie, d'États dangereux pour la Pologne russe. Sur le Danube enfin, la révolution de Bucarest préparait la formation d'un État roumain qui barrerait aux Russes la route de Constantinople. Sur toutes ses frontières occidentales, la Russie élait menacée de voir disparaître ou s'affaiblir ses alliés héréditaires, et surgir à leur place des États qui seraient tous — on n'en pouvait douter au langage de la presse révolutionnaire — ses ennemis déclarés. La politique d'intervention, à laquelle Nicolas Ier était porté aussi bien par ses convictions que par sa vanité un peu théâtrale, se trouva donc d'accord avec les intérèls de la Russie. Comme jadis, en combattant Napoléon, elle avait paru tirer l'épée pour la liberté des peuples, en 1848, elle eut l'air de combattre pour l'absolutisme en réalité, elle servait ses intérêts.

En Prusse d'abord, Nicolas Ier use de son ascendant sur

Frédéric-Guillaume pour l'amener à se débarrasser de la constitution qu'il avait octroyée à ses sujets. « Je ne veux pas d'assemblée constitutionnelle à mes côtés », lui écrit-il et en même temps il met à sa disposition des troupes qui, réunies aux corps prussiens restés fidèles, marcheront sur Berlin pour y écraser la Révolution dans son nid. Il insiste pour que, sans attendre l'intervention russe, le gouvernement prussien se débarrasse des instruments les plus infâmes de la révolte et de l'anarchie », c'est-à-dire des Polonais, qu'on ne les soutienne plus dans leur soi-disant nationalité », et qu'on fasse rentrer la Posnanie dans l'ordre des autres provinces prussiennes. Il proteste contre la reconnaissance, par FrédéricGuillaume, des droits du duc Christian de Schleswig-HolsteinAugustenborg; quelques semaines plus tard, quand les forces. prussiennes, unies à celles des autres États allemands, ont envahi les duchés, son ministre à Berlin, Meyendorf, déclare leur entrée dans le Jutland sera un acte d'hostilité à l'égard de la Russie, et somme le gouvernement prussien de consentir à un armistice. L'armistice obtenu, Nicolas négocie avec l'Angleterre et la France républicaine pour amener un règlement définitif de la question danoise, et le traité de Londres la réglera, en effet, en laissant toutes ses possessions au Danemark.

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Dans la question allemande, l'intérêt russe était moins clair. La puissance la plus menacée par la crise révolutionnaire était l'Autriche les démocrates du Parlement de Francfort travaillaient à l'exclure de l'Allemagne, et la révolte des Hongrois risquait de la démembrer. Or, depuis 1814, la Prusse avait été l'alliée fidèle, presque la vassale des tsars: l'Autriche, au contraire, avait contrecarré leur politique en Orient et, selon toute probabilité, serait contre la Russie le jour où il faudrait liquider l'héritage de l'homme malade ». Dans ces conditions, l'intérêt russe n'était-il pas de la laisser amoindrir au profit de la Prusse? Nicolas ne le pensa pas. D'abord, une Prusse agrandie serait moins dans sa main que la Prusse des traités de 1814; ses agrandissements ne pourraient se faire qu'aux dépens des petits États allemands, qui subissaient docilement l'influence

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