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rieur, Moukhanof, lui interdit de poursuivre son œuvre. Cette défense arbitraire produisit une agitation qui se manifesta lors de la célébration des grands anniversaires de 1830 et 1831. Le 29 novembre 1860, anniversaire du soulèvement de Varsovie, le 25 février 1861, anniversaire de la bataille de Grochov, une foule immense, en habits de deuil, se pressa dans les églises de Varsovie: quand elle en sortit, il y eut, sans qu'elle manifestat la moindre résistance, des charges de cavalerie, des morts et des blessés. Le 27 février, les mêmes scènes se reproduisirent. Le vice-roi Gortchakof rappela les troupes dans leurs quartiers, permit d'enterrer solennellement les victimes du 27, et laissa circuler dans Varsovie une adresse à l'empereur qui lui demandait le rétablissement, en Pologne, d'un gouvernement conforme aux traditions polonaises.

A Pétersbourg, la nouvelle des répressions inutilement sanglantes de Varsovie avait produit une impression plutôt favorable aux Polonais, et le résultat en fut l'oukaze du 26 mars 1861 qui concéda à la Pologne un conseil d'État distinct, une direction particulière des Cultes et de l'Instruction publique, desconseils de gouvernement, des districts, des municipalités élues, c'est-à-dire à peu près les clauses non exécutées du statut de 1832. La direction de l'Instruction publique fut confiée à un Polonais, le marquis Wiélopolski, partisan de la conciliation; mais, pour atténuer l'effet de ces concessions, le 6 avril, la Société d'agriculture fut supprimée. Ce fut le système du gouvernement si tant est que l'on puisse appeler cette indécision perpétuelle un système que de faire alterner les apparences de concessions et les mesures de rigueur, jusqu'au jour où l'opinion russe lui imposa une conduite suivie.

La suppression de la Société d'agriculture devait forcément produire de nouveaux troubles. Le 7 et le 8 avril, des manifestations eurent lieu, demandant le retrait de l'ordonnance de dissolution. Elles finirent comme les manifestations de Février, par une fusillade insensée sur une foule sans armes : la place du Château resta jonchée de morts et de blessés. Mais les manifestations n'en continuèrent pas moins le 10 octobre, à Horodlo, sur la frontière de la Pologne et de la Lithuanie,

une foule immense, venue des deux pays, célébra l'anniversaire de leur union séculaire. L'humanité du commandant des troupes concentrées à Horodlo empêcha seule un nouveau

massacre.

Pendant ce temps, le gouvernement continuait à tergiverser, effrayé successivement et de ses concessions et de ses rigueurs. Au prince Gortchakof, mort à la fin de mai, avait succédé le général Louchmanett, qui lui-même, à la suite de démêlés avec le marquis Wielopolski, céda la place au général comte Lambert. Celui-ci, catholique, issu d'une famille française, était l'homme de la conciliation; mais on avait eu soin de l'entourer des partisans de la répression à outrance et, le 15 octobre, Varsovie eut une nouvelle journée. La population s'était portée dans les églises pour assister à des services célébrés en mémoire de Kosciuzsko l'autorité militaire fit bloquer les églises, et la foule épouvantée refusant d'en sortir, finit par les faire évacuer de force, à quatre heures du matin : deux mille arrestations furent opérées. Quelques jours plus tard, après une scène violente avec Lambert, le commandant des troupes, le général Gerstenzweig se brûla la cervelle. Il s'en suivit le rappel de Lambert, la démission de Wiélopolski, une multitude d'arrestations et de déportations. Pourtant la politique de conciliation n'avait pas dit son dernier mot. Au mois de juin 1862, le grand-duc Constantin fut nommé vice-roi, et Wielopolski reparut à Varsovie, en qualité de vice-président du Conseil d'Etat et de chef de l'administration civile. Mais il était trop tard pour apaiser les esprits par de simples réformes administratives. A l'appel du grand-duc, les nobles répondirent par la demande de la réunion en un seul corps de toutes les anciennes provinces polonaises; des exaltés attentèrent à sa vie, puis à celle de Wiélopolski. Les mesures de répression recommencèrent l'une d'entre elles, un recrutement arbitraire, ou, plus exactement, l'arrestation d'un certain nombre de jeunes gens, sous couleur de recrutement, amena l'insurrection. Comme en Vendée, les premiers insurgés furent des réfractaires.

La lutte ne pouvait avoir le même caractère qu'en 1831, alors que la Pologne révoltée disposait d'une armée régulière,

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de villes et d'arsenaux. En 1863, il semble bien qu'il n'y ait pas eu, en Pologne et en Lithuanie, plus de six ou huit mille insurgés, partagés en un grand nombre de bandes, qui, en général, ne tenaient pas contre les Russes, toujours plus nombreux, mais se dérobaient à leurs poursuites, grâce aux épaisses forêts, à la complicité de la population et des fonctionnaires originaires du pays. Pendant plusieurs mois, le gouvernement officiel de Varsovie fut tenu en échec par un gouvernement occulte qui, lui aussi, siégeait à Varsovie-on sut plus tard qu'il se réunissait dans une des salles de l'Université, — levait des contributions de guerre, fermait les théâtres, les églises, se tenait en relations constantes avec les chefs de bandes, et faisait exécuter les condamnations à mort prononcées par un tribunal révolutionnaire. Pour venir à bout de ce gouvernement et de sa poignée de soldats, il fallut une armée de 200 000 hommes et la dictature militaire. En juillet 1863, Wielopolski fut destitué, le grand-duc Constantin rappelé, le général Berg, à Varsovie, Mouravief, à Vilno, investis de tous les pouvoirs, dont ils usèrent avec une énergie sauvage, encouragés d'ailleurs par l'opinion russe, que les menaces de l'Europe et les revendications maladroites des Polonais avaient brusquement déchaînée contre la Pologne. Dans les derniers mois de 1863, les arrestations et les pendaisons se multiplièrent les bandes furent refoulées vers la frontière de Gallicie, que durent repasser les deux dictateurs successifs de la révolte, Miéroslawski et Marian Langiewicz. En février 1864, le dernier combat digne de ce nom fut livré, près de Wengrow, par le brave Bossak-Hauke qui devait périr, sept ans plus tard, sur le champ de bataille de Dijon. Quelques bandes firent encore d'héroïques efforts pour prolonger la lutte et donner à l'Europe le temps d'intervenir elles furent détruites pendant l'été, et, en août, l'arrestation et l'exécution des membres du comité révolutionnaire marquèrent la fin du drame. Le gouvernement pouvait procéder sans obstacle à son œuvre de répression et de réorganisation.

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Elle prit un aspect différent selon les provinces. En Lithuanie et en Petite-Russie, la masse de la population rurale était restée

indifférente ou hostile aux révoltés la noblesse, le clergé catholique et, dans une certaine mesure, la bourgeoisie des villes, avaient sympathisé avec eux. Ce fut donc sur ces classes que tomba tout le poids de la répression. D'une part, on essaya de diminuer leur importance par de larges confiscations de terres nobles et l'établissement, sur les terres des propriétaires coupables seulement d'être Polonais, d'impôts de guerre destinés à leur rendre le séjour du pays difficile et onéreux : on espérait les amener ainsi à céder la place à de nouveaux propriétaires, russes de langue et de religion. On s'efforça, en même temps, de faire disparaître tout ce qui pouvait entretenir, dans une partie des habitants, des sentiments polonais. Le russe devint la seule langue de l'administration et de l'enseignement, même dans les églises catholiques; les librairies et imprimeries polonaises furent fermées. Enfin les derniers uniates que le gouvernement de Nicolas Ier eût laissé subsister en Lithuanie furent ramenés à l'orthodoxie; dans les districts purement catholiques, l'exercice du culte fut soumis à des règlements vexatoires; pour bâtir ou simplement réparer une église catholique, il fallut une autorisation, refusée le plus

souvent.

Dans la Pologne proprement dite, le gouvernement s'en prit également à la religion et à la langue. La plupart des couvents furent supprimés, les biens du clergé sécularisés, le concordat abrogé, l'administration de l'église catholique remise à un collège ecclésiastique, à Saint-Pétersbourg. La substitution du russe au polonais, dans tous les ordres d'enseignement, fut opérée ou préparée. Les dernières traces d'autonomie administrative disparurent. Mais la mesure essentielle fut la transformation agraire et sociale entreprise sous la direction de ce même Miloutine qui avait présidé à l'émancipation des serfs. Il croyait, comme tous les slavophiles, que le principal obstacle au rapprochement des Polonais et des Russes était la culture latine dont les classes dirigeantes de la Pologne étaient imprégnées. Pour faire rentrer la masse du peuple polonais dans sa vraie tradition slave, il fallait supprimer l'influence de ces classes dirigeantes, émanciper le peuple moralement et maté

HISTOIRE GÉNÉRALE. XI.

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riellement. Les paysans furent donc rendus propriétaires, aux dépens de leurs anciens seigneurs, de la maison et du terrain dont ils n'étaient jusqu'alors que tenanciers : moyennant une indemnité très modique, les redevances et corvées furent abolies. Les communes furent soustraites à l'influence du curé et du seigneur. On s'arrangea, d'ailleurs, en réglant mal les anciens droits d'usage, de façon à provoquer entre seigneurs et paysans des conflits dont l'administration russe serait l'arbitre. y avait là pour elle une source de popularité dont elle entendait largement user.

Il

En définitive, Miloutine accomplit en Pologne la même œuvre qu'en Russie, mais d'une façon infiniment plus radicale. Cette œuvre profita, dans une certaine mesure, au gouvernement russe dont elle affaiblit les ennemis-nés, nobles et prêtres; elle profita surtout au peuple polonais, qui y gagna plus de liberté et de bien-être qu'il n'en avait jamais eu. Quant aux sentiments nationaux que le gouvernement avait voulu affaiblir, il est fort douteux qu'ils aient perdu à cette renaissance des masses polonaises, et la preuve en est dans la série des nouvelles mesures de rigueur qui, jusqu'à une date récente, sont venues aggraver la réorganisation» de 1864-1866.

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La réaction en Russie. De même que le mouvement réformiste, en Russie, avait eu pour conséquence un essai de libéralisme en Pologne, de même le triomphe en Pologne de la politique de répression amena une réaction en Russie. Du reste, même au moment où le gouvernement avait paru le plus engagé dans les voies libérales, le parti anti-réformiste, celui des hauts fonctionnaires formés à l'école de Nicolas, n'avait jamais désarmé. Les événements de Pologne le fortifièrent en affaiblissant l'influence, sur l'empereur, du grand-duc Constantin et de son entourage libéral, et en détruisant complètement celle des écrivains libéraux et révolutionnaires sur la masse du public. Le jour où Herzen, dans le Kolokol, manifesta des sympathies pour les Polonais, vit finir sa popularité; la dictature de l'opinion » passa à Katkof qui, dans la Gazette de Moscou, était l'interprète violent de l'irritation causée par les revendications inconsidérées des Polonais, et du besoin

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