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l'insurrection de l'Inde, laissaient sans appui. Finalement, une conférence européenne, réunie à Paris en 1858, donna aux deux Principautés les mêmes institutions, et prépara leur union, que la double élection du colonel Couza, en 1859, à Bucarest el à lassy, réalisa en fait. Entre temps, la France et la Russie intervinrent de concert entre la Porte et le Montenegro, puis entre la Serbie, la Porte et l'Autriche. Moins de trois ans après la signature du traité qui avait prétendu exclure son influence de la péninsule des Balkans, la Russie se trouvait y jouer un rôle considérable et tenir en échec les influences hostiles de l'Autriche et de l'Angleterre.

Les événements d'Italie, en 1859, lui fournirent l'occasion de payer les bons offices de la France. A vrai dire, son attitude fut moins énergique qu'on ne l'avait espéré aux Tuileries. Tout en jouissant pleinement des embarras de l'Autriche, le gouvernement russe n'entendait pas se mêler à une grande guerre, pour laquelle il n'était pas prêt, et qui l'inquiétait par certains côtés révolutionnaires. Son intervention resta toute diplomatique. Les États de la Confédération germanique faisant mine de mobiliser leurs contingents, le prince Gortchakof leur rappela (circulaire du 27 mai 1859) que, formant une combinaison exclusivement défensive », ils n'avaient pas à intervenir dans les conflits des grandes puissances. C'était reprendre, en quelque sorle, et au profit de la France, le rôle que la Prusse avait joué en Allemagne, pendant la guerre de Crimée, au profit de la Russie elle-mème. La brusque paix de Villafranca vint à propos dispenser le gouvernement russe d'en faire davantage.

Les années suivantes, la politique russe resta orientée vers l'entente avec la France: pourtant l'intimité des rapports n'était déjà plus la mème. Le prince Gortchakof avait beau répudier la politique de la Sainte-Alliance, Alexandre II restait attaché aux principes de légitimité dont son père avait été le champion, et la chute successive de toutes les petites dynasties italiennes le scandalisa et l'alarma. Lors de l'envahissement du royaume des Deux-Siciles par les Piémontais, la Russie rappela de Turin son ministre et se rapprocha de l'Autriche, sans pourtant arriver à s'entendre avec elle ni sur les affaires d'Italie, ni sur celles

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d'Allemagne, ni surtout sur celles d'Orient, que le massacre des Maronites vint remettre inopinément à l'ordre du jour de la politique européenne. En somme, grâce surtout aux complications orientales, l'entente franco-russe aurait survécu à la crise italienne, sans les troubles de Pologne.

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Dès le début la cause polonaise trouva partout les sympathies les plus vives; en Allemagne, parce que les libéraux, qui y dirigeaient l'opinion, détestaient la Russie; en Angleterre, parce qu'elle était la rivale traditionnelle; en Autriche, parce qu'on y était heureux de voir les Russes, eux aussi, aux prises avec le principe des nationalités, et qu'on espérait en profiter pour les brouiller avec la France; en France, enfin, où, de longue date, pour toutes les nuances de l'opinion, la sympathie pour la Pologne était traditionnelle. Mais, en réalité, la Russie n'avait rien à craindre d'une part, elle avait l'appui de la Prusse, qui, dès janvier 1863, conclut avec elle une sorte d'alliance offensive et défensive contre les insurgés; de l'autre, elle savait fort bien qu'aucun gouvernement n'était désireux d'en arriver à une rupture, et que si l'Angleterre et l'Autriche manifestaient bruyamment leur polonophilisme, c'était surtout pour forcer la France à sortir le sien, et rompre ainsi l'entente franco-russe. Ce fut, en effet, ce qui arriva Napoléon III fut forcé par l'opinion à prendre fait et cause pour les Polonais. Le 10 avril, les trois puissances présentèrent au gouvernement russe des notes en faveur de la Pologne. Le résultat immédiat de cette intervention fut d'exaspérer l'opinion russe, qui voyait se reformer du moins en apparence — la coalition de la guerre de Crimée, et de rendre toute conciliation impossible. Des moyens formidables furent accumulés en Pologne pour étouffer la révolte tandis que Gortchakof demandait aux puissances de lui faire connaître l'arrangement par lequel elles croyaient possible de rétablir la paix en Pologne. Il leur fallut plusieurs semaines pour se mettre d'accord sur les bases de cet arrangement, et quand, enfin (13 juillet), elles présentèrent des notes identiques, demandant pour la Pologne le rétablissement du régime de 1815, le vice-chancelier russe était certain que leur accord en resterait là; d'ailleurs, la

saison était trop avancée pour qu'une action contre la Russie fût possible. Il répondit donc, en demandant à son tour la soumission préalable des insurgés et en excluant des négociations à venir les puissances qui n'avaient pas participé au démembrement de la Pologne. C'était une fin de non-recevoir, sous une forme particulièrement désagréable pour la France.

A ce peu sérieux duel diplomatique, Gortchakof gagna de devenir, pour un temps, l'homme le plus populaire de la Russie après Katkof. En fait, les seules conséquences de la campagne engagée pour la Pologne furent la rupture de l'alliance francorusse et la formation d'une entente russo-prussienne, à vrai dire, médiocrement avantageuse pour la Russie. Si la Prusse couvrait les frontières de la Pologne russe, qui n'étaient pas réellement menacées, elle était hors d'état de servir la Russie en Orient, à moins d'accroissements qui devaient compromettre les intérêts de la Russie, beaucoup plus que les détrônements opérés en Italie après 1859.

On s'en aperçut quand éclata le conflit germano-danois. Sous une forme à peine différente, il était la répétition du conflit que Nicolas Ier avait arrêté en 1849 et 1850, au profit du Danemark. L'intérêt russe était toujours le même : il fallait éviter toute atteinte au statu quo, tout transfert de territoires qui accroìtrait, sur la mer Baltique, le nombre des ports et l'influence des États allemands. Seulement, on n'était guère en mesure, à Saint-Pétersbourg, d'arrêter la Prusse et l'Autriche puisqu'on ne pouvait plus grouper autour de soi les puissances médiatrices de 1850, la France et l'Angleterre. On intervint mollement, à Copenhague, pour y soutenir une transaction - l'union dynastique du Danemark et des duchés que le ministère danois repoussa. Entre temps, on se laissa leurrer par l'espoir que les duchés pourraient être attribués au duc d'Oldenbourg, un fidèle client de la Russie. Quand enfin la vraie politique de la Prusse et de l'Autriche se dessina, il était trop tard pour agir efficacement on se résigna au fait accompli, partie par impuissance, partie par complaisance pour la Prusse, et dans la pensée que la rivalité de plus en plus aiguë des deux grandes

puissances germaniques assoirait plus solidement l'influence de la Russie dans l'Europe centrale.

Le principe traditionnel de la politique russe était, d'ailleurs, de ne pas laisser cette rivalité dégénérer en conflit. Aussi s'efforça-t-on, en 1865, quand il fut visible que Bismarck allait délibérement à la guerre, de le retenir, et même, bien qu'il fût persona gratissima à Pétersbourg, depuis son ambassade de 1859-1862, de le faire congédier par le roi Guillaume. Mais on ne s'y appliqua pas sérieusement; le tsar était bien résolu à ne pas contrarier la Prusse, et le prince Gortchakof, qui tenait médiocrement à la politique traditionnelle, voyait venir sans déplaisir des complications dont il comptait faire sortir la revision du traité de Paris. Pourtant, quand le succès foudroyant des Prussiens eut montré clairement qu'on allait à la destruction de cette vieille Allemagne, sur laquelle l'influence russe s'était si souvent et si utilement exercée, le gouvernement fit un effort pour se ressaisir. Le prince Gortchakof proposa aux puissances la réunion d'un congrès. Nous n'avons pas à raconter ici les obstacles auxquels se heurta sa proposition, et lui-même y renonça quand le général de Manteuffel eut apporté à Alexandre II, avec la promesse qu'en Orient la Russie pourrait toujours compter sur la Prusse, l'assurance que les princes allemands auxquels on s'intéressait à Pétersbourg seraient épargnés. En définitive, on se résigna au fait accompli, en essayant de se faire croire que la diminution de l'Autriche et de la France compensait le dommage que faisait subir à la Russie la transformation en un puissant État militaire de la « combinaison purement et exclusivement défensive » de jadis.

De 1866 à 1870, la politique russe reste invariablement attachée à celle de la Prusse. En 1867, Alexandre II ne se décida à recommander à son oncle l'évacuation du Luxembourg, qu'après l'Angleterre et l'Autriche. En 1867, quand il vint à Paris en même temps que le roi Guillaume. l'attentat de Berezowski et les incidents du Palais de Justice ne furent assurément pas de nature à le rapprocher de la France. Avec l'Autriche, en dépit des prévenances de Beust, qui se montrait disposé à reviser le traité de Paris, autant que Bismarck lui-même,

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les rapports restèrent d'autant plus froids, que l'établissement du régime dualiste, et a quasi-autonomie qui en résulta pour la Pologne autrichienne, inquiétèrent le gouvernement russe pour sa Pologne: en 1867 on reçut triomphalement, à l'Exposition ethnographique de Moscou, les délégués des Slaves autrichiens non polonais, venus pour protester devant leurs. frères de race contre le dualisme et la domination germanomagyare, et on leur recommanda l'absorption dans l'État et la nationalité russe comme le meilleur moyen de sauvegarder leur slavisme. En 1869, l'intimité de la Russie et de la Prusse s'affirma, une fois de plus, par l'envoi solennel au roi Guillaume de la grand'croix de l'ordre de Saint-Georges, dont il était chevalier depuis la campagne de 1813, ce que l'empereur Alexandre rappela dans une lettre d'envoi peu aimable pour la France.

Aussi, quand la guerre franco-prussienne éclata, le gouvernement russe n'eut-il pas d'hésitation sur son attitude. Sans manifester d'hostilité à la France, qu'il fallait ménager en vue d'une revision du traité de Paris, il travailla avec succès à retenir le Danemark et l'Autriche dans la neutralité. On croyait, d'ailleurs, à Pétersbourg, que la guerre serait lente, épuisante pour les deux adversaires, et l'on fut surpris par les succès de la Prusse, comme la France l'avait été en 1866. Néanmoins, et malgré l'opinion publique, tout entière favorable aux Français, on ne changea pas d'attitude pour atteindre le but visé depuis si longtemps, l'alliance de la Prusse était plus utile que jamais. Quand M. Thiers vint à Pétersbourg, solliciter une intervention, on lui répondit juste ce qu'il fallait de bonnes paroles pour empêcher un rapprochement gênant de la France et de l'Angleterre. On se donna l'air de conseiller la modération au roi Guillaume : en fait, on était préoccupé d'une seule affaire qu'on était pressé de finir avant que la conclusion de la paix eût rendu l'Europe à elle-même. Le 29 octobre, le prince Gortchak of avisa les puissances que « Sa Majesté Impériale ne pouvait plus se considérer comme liée par les obligations du traité de Paris, en tant qu'elles restreignaient ses droits de souveraineté dans la mer Noire ».

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