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Dans la soirée du 23 février, une bande venue des quartiers. de l'Est descendit les grands boulevards en chantant : « Des lampions!» Elle ramassa en route un groupe qui manifestait devant le National avec des torches. Arrivée rue des Capucines, devant l'hôtel du ministère des Affaires étrangères, où demeurait Guizot, elle cria: A bas Guizot! L'hôtel était gardé par une rangée de soldats; un inconnu qui marchait dans la bande des manifestants tira sur la troupe; les soldats répondirent par une décharge sur la foule compacte; une cinquantaine de personnes tombèrent il y avait plus de vingt morts.

Les républicains, probablement les gens du National, employèrent aussitôt ces cadavres pour organiser une manifestation. On en chargea cinq dans un tombereau attelé d'un cheval; un jeune garçon était posté en avant sur le brancard avec une torche pour éclairer la scène, un ouvrier se tenait dans le tombereau; de temps à autre il soulevait le cadavre d'une jeune femme pour montrer à la foule son cou et sa poitrine couverts de sang, et criait : « Vengeance! on égorge le peuple ». Le cortège suivait les boulevards, ameutant le public sur son passage. Les assistants se répandirent partout, disant que le gouvernement avait trahi le peuple pour le massacrer.

Dans la nuit du 23 au 24, tous les quartiers Est de Paris s'étaient hérissés de barricades; dès six heures du matin il était impossible de circuler dans les rues. Cette fois, les républicains se montraient ouvertement; ils ne criaient plus comme la veille : «Vive la réforme!» mais déjà « Vive la république! »

Louis-Philippe inquiet avait envoyé chercher Thiers avant deux heures du matin. Thiers, après avoir traversé les barricades, arriva aux Tuileries dans la nuit. «Eh bien! dit le roi, m'avez-vous fait un ministère? - Fait un ministère, Sire! je viens seulement de recevoir les ordres de Votre Majesté. -Ah! vous ne voulez pas servir dans le règne? Non, sire, je ne veux pas servir dans votre règne. C'est bien, parlons raison. Qui pouvez-vous avoir pour collègues? — Odilon Barrot. - Bon, répondit le roi; c'est un niais, mais il est bon homme.

1. Le dialogue qui suit a été publié par un Anglais, Nassau Senior: il le tenait de Thiers et lui avait fait revoir sa rédaction.

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-M. de Rémusat. - Passe pour lui. - Duvergier de Hauranne. - Je ne veux pas en entendre parler. -Lamoricière. — A la bonne heure! Maintenant, allons aux choses. - Il nous faut une réforme parlementaire. C'est absurde, vous aurez une Chambre qui nous donnera de mauvaises lois et peut-être la guerre. Je ne demande pas plus de 50 à 100 000 électeurs nouveaux, et (ce n'est pas une grande concession) il faut dissoudre la Chambre actuelle. - Impossible! je ne puis me séparer de ma majorité. Mais si vous refusez à la fois les mesures que je propose et les instruments avec lesquels je dois opérer, comment puis-je vous servir? Vous aurez Bugeaud pour commandant en chef. Il réprimera l'émeute; et après ça nous verrons. Bugeaud ajoutera à l'irritation. — Non, il inspirera la terreur, et c'est de terreur que nous avons besoin. terreur n'est utile que soutenue par une force suffisante. L'avonsnous? Allez, mon cher, trouver Bugeaud, parlez-lui, réunissez vos ministres, revenez me voir à huit heures du matin, et nous Nous ne sommes pas encore ministres. - Non, vous n'êtes engagés à rien, ni moi. Mais quel que soit l'arrangement, vous devez être le chef... Maintenant, il nous faut insérer dans le Moniteur que vous et Barrot êtes nos ministres. Mais nous ne le sommes pas, nous ne le serons peut-être jamais. — Cela ne fait rien, il me faut vos noms. Le mien est au service de Votre Majesté, mais je ne peux disposer de celui de Barrot. — Nous ne dirons pas que vous avez accepté, mais qu'on vous a chargé de la mission de former un cabinet. » Le roi écrivit de sa main une note disant que MM. Thiers et Odilon Barrot étaient chargés par le roi de former un nouveau cabinet.

verrons.

Bugeaud, nommé dans la nuit commandant en chef de l'armée et de la garde nationale de Paris, arriva vers quatre heures du matin à son quartier général, place du Carrousel (cette place était alors en grande partie couverte de rues tortueuses). Sur le chiffre des troupes disponibles les rapports diffèrent; le ministère croyait en avoir 40 000, Thiers dit qu'il n'y en avait pas 20 000. Les soldats, dit Bugeaud, « étaient démoralisés, ayant été tenus depuis soixante heures sac au dos, les pieds dans la boue froide, avec seulement trois rations de biscuit,

à regarder sans intervenir les émeutiers attaquer les municipaux, couper les arbres, briser les réverbères et brûler les guérites. La plupart n'avaient que dix cartouches... Les chevaux étaient fourbus, ils n'avaient pas d'avoine, et les hommes étaient restés plus de deux jours sur leur dos.» Bugeaud ajoutait : « J'aurai le plaisir de tuer beaucoup de cette canaille, c'est toujours quelque chose ». Il envoya trois colonnes occuper le Panthéon, l'Hôtel de ville, la Bastille; la troisième fut arrêtée par la foule au boulevard Montmartre.

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Thiers fit sa tournée pour réunir ses ministres, Barrot accepta, mais en protestant contre la nomination de Bugeaud. « Si nous devons concilier le peuple, ne nous encombrons pas de l'homme le plus impopulaire de Paris. » A quoi Thiers répondit : « Nous aurons probablement une bataille furieuse; ne nous privons pas des services du premier soldat de l'Europe ». Thiers et Barrot se mirent en route à travers les rues; à chaque barricade, ils disaient que le ministère était changé, qu'on allait faire droit au peuple. Mais la fusillade du boulevard des Capucines avait laissé une défiance invincible; la foule répondait : « Le roi nous trompe! on va nous mitrailler. Non, disait Thiers, nous sommes ministres, nous ne sommes pas des égorgeurs. Mais Bugeaud? » criait-on. A la fin, Odilon Barrot fut ébranlé. Bugeaud, disait-il à Thiers, va bien avec Guizot, mais pas avec nous. »

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Aux Tuileries, Thiers trouva le roi qui venait de se lever et déclara accepter tous les ministres. « Il nous faut une dissolution, dit Thiers. - Impossible, je ne puis me séparer de ma majorité qui comprend si bien ma politique. Il nous faut une réforme. Nous verrons, quand cette crise sera passée. Ce n'est pas de ces éventualités que j'ai besoin de vous parler. Que faut-il faire aujourd'hui? Nous ne sommes pas vos ministres, Sire, et si nous l'étions nous ne sommes pas des ministres de répression. M. Guizot est encore ministre. Lui et Bugeaud sont gens à réprimer l'émeute, je n'ai pas le droit de vous donner un avis. Ne parlons pas des bêtises constitutionnelles. Vous savez bien que Guizot est hors de la question. Que dois-je faire? - Tout d'abord, je pense que Lamoricière serait un com

mandant de la garde nationale plus populaire que Bugeaud.»

Lamoricière, présent à l'entretien, accepta le commandement de la garde nationale sous les ordres de Bugeaud, qui gardait le commandement en chef. Le roi envoya à Bugeaud l'ordre de concentrer les soldats sur les Tuileries. On espérait décider les gardes nationaux et on craignait d'employer la ligne, devenue trop impopulaire. Bugeaud, mécontent, transmit l'ordre aux troupes postées sur le boulevard. Mais, en revenant par les boulevards, la troupe, qui marchait sur une ligne mince avec ses canons à l'arrière, fut coupée par les émeutiers, séparée de ses canons, et démoralisée; plusieurs bataillons mirent la crosse en l'air et passèrent au peuple.

Lamoricière partit alors en tournée avec Odilon Barrot, sur les boulevards, pour essayer de calmer les gardes nationaux. Thiers retourna trouver le roi; il était dix heures. « La marée monte, monte, dit-il, dans deux heures nous serons tous engloutis. Et il proposa au roi de sortir de Paris, de se retirer à Saint-Cloud, de faire venir l'armée et de reconquérir Paris (c'est le plan qu'il devait plus tard exécuter contre la Commune). Louis-Philippe rentra dans sa chambre pour aller consulter la reine et Guizot. Au lieu d'accepter la proposition de Thiers, il décida d'aller se montrer aux troupes.

Abdication de Louis-Philippe. - Louis-Philippe sortit à cheval; mais, sur la place du Carrousel, il trouva des gardes. nationaux qui l'accueillirent par les cris de Vive la Réforme! et croisèrent leurs baïonnettes au-dessus de son cheval. Il répondit : « Elle est accordée. » Mais cet accueil l'avait visiblement démoralisé; il s'arrêta brusquement et rentra au château. La fusillade commençait des fenêtres des maisons de la place du Carrousel.

Pendant que le roi hésitait, les républicains avaient pris l'offensive. En vain 0. Barrot annonçait que le roi avait cédé, qu'on avait un ministère centre-gauche, la dissolution, l'ordre de cesser le feu. La foule refusait de le croire. Un placard affiché par les gens de la Réforme disait : « Louis-Philippe nous fait massacrer, comme Charles X; qu'il aille rejoindre Charles X. » Vers dix heures, les insurgés, sortant des quartiers

de l'Est, occupèrent le Palais-Royal, défendu par deux compagnies de soldats; le poste du Château-d'Eau (aujourd'hui disparu) leur barrait le passage pour arriver aux Tuileries. Entre ce poste et les insurgés, par-dessus la place du Palais-Royal, la fusillade dura longtemps; ce fut le seul combat de toute cette révolution: il arrêta la marche sur les Tuileries et donna au roi le temps de délibérer, puis de s'enfuir.

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Revenu aux Tuileries avec Thiers, le roi y avait trouvé plusieurs députés de l'opposition. Tout d'un coup, Crémieux entra: « Je viens de traverser une grande partie de Paris. Tout n'est pas perdu. Le peuple n'acceptera pas Bugeaud ou Thiers, mais un ministère Barrot, avec des collègues tous pris dans la gauche, et Gérard commandant en chef, sera reçu avec acclamation. - Au nom du ciel, Sire, dit Thiers, faites-en l'expérience. Louis-Philippe céda, il signa la nomination de Barrot et du maréchal Gérard. Mais on n'eut pas le temps de la faire connaître. Un messager venu pour apporter à Thiers des nouvelles de sa famille déclara que la foule allait arriver, qu'il ne restait plus qu'une ressource, l'abdication de Louis-Philippe; à ce prix on sauverait peut-être le trône du comte de Paris. Le duc de Nemours s'approcha du roi. « On vous dit, Sire, qu'un terrible sacrifice est nécessaire. Mon abdication? Je suis prêt à vous remettre le gouvernement. Je crains, répondit Nemours, que ce sacrifice soit insuffisant. Je suis plus impopulaire que Votre Majesté. C'est la duchesse d'Orléans qui doit être régente. Louis-Philippe discuta un moment avec ses deux fils, puis passa dans le salon de la reine, où étaient réunis la reine, les duchesses d'Orléans, de Nemours, de Montpensier, leurs enfants, les dames d'honneur, Guizot et Broglie. Il y eut une scène de pleurs et de soupirs qui dura dix minutes. Louis-Philippe revint avec les dames de la famille royale et s'assit. La duchesse d'Orléans s'écria: « Sire, n'abdiquez pas! La couronne est trop lourde pour nous, vous seul pouvez la porter. >> Dans l'antichambre on entendait crier: « L'abdication! l'abdication! » La reine, se penchant sur Louis-Philippe, l'embrassa: « Vous ne méritez pas un si bon roi. »

A la fin, cédant aux instances des assistants et du duc de Montpensier, Louis-Philippe se décida; il écrivit son abdication,

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