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fement des voitures, &c. au moins le double de la valeur du travail qui en résulte. On eft fouvent obligé de commander des paroiffes dont le clocher eft éloigné de trois lieues de l'atelier, & qui renferment des hameaux qui en font à plus de quatre lieues. Le temps fe perd, les hommes & les animaux fe fatiguent, & les voitures effuyent mille accidens par des chemins de traverfe impraticables, avant d'être arrivés fur le lieu du travail. Il faut en répartir de bonne heure, afin de retourner chez foi. Et dans le court intervalle qui refte, l'ouvrage se fait avec la lenteur & le découragement inévitable chez des hommes qui n'en attendent point de falaire. De pareilles journées ne valent pas une heure d'un homme payé, qui craint qu'un autre ne le fupplante & ne lui enleve fon gagne-pain; pas une demi-heure d'un foldat bien nourri, qui travaille au milieu de fes camarades, fous les yeux de fon fupérieur, & qui eft jaloux de fe distinguer. Cependant elles coûtent autant que des journées utilement employées à ceux qui en font les frais, & en fouffrent la fatigue. «

» 5. C'est un impôt qui, détournant les cultivateurs de leurs travaux productifs, anéantit avant leur naiffance les productions qui auroient été fe fruit de ces travaux, & qui par cette déprédation, par cet anéantiffement forcé de productions, coûte aux cultivateurs, aux propriétaires & à l'Etat, cent fois peut-être la valeur du travail des corvoyeurs. Ce n'eft qu'au fein de la plus profonde ignorance des travaux champêtres, qu'on avoit pu fe former l'idée de prendre d'ordonnance les journées, les voitures, & les animaux de travail, de ceux qui exploitent les terres, de ceux qui font renaître la fubftance de la nation entiere, & d'employer le travail fi précieux de ces peres nourriciers de l'efpece humaine, à la conftruction des chemins, & cela dans les mortes faifons de l'agriculture. Ceux qui ont inventé cette expreffion croyoient, fans doute, que le travail de la terre fe bornoit à femer & à recueillir. Ils ne favoient pas, qu'excepté les grandes gêlées, qui ne font pas des temps propres pour travailler aux chemins, & qui font même confacrées à une multitude de travaux indifpenfables pour les fermiers, tout le refte de l'année eft employé à la préparation des terres; qu'il faut que tous les jours l'entrepreneur de culture examine le temps qu'il fait pour se déterminer fur le lieu & la nature du travail qu'il doit commander. Comment donc des gens qui n'entendent rien à fon art & à fa phyfique, pourroient-ils lui preferire des jours de morte-faifon? Quand, par hazard, ils rencontreroient jufte pour un ou deux feulement, comment le feroient-ils pour tout un pays, où du côté d'une haie à l'autre, la différence de la nature du fol oblige un laboureur à forcer de travail, tandis que fon voifin ne peut rien faire? Il y a des terres qui ne peuvent plus recevoir un bon travail, lorfqu'on a manqué le moment favorable; la récolte de ces terres devient alors extrêmement foible, quelquefois nulle; comment évaluer de pareilles pertes? Telle journée de laboureur vaut la fubftance d'une famille, & plus de cent écus

de revenus à l'Etat. Sur vingt atteliers qui feront commandés pour la Corvée, & qui feront une dépenfe de dix piftoles & un travail de cinquante francs, on peut évaluer qu'il y en a dix qui perdent des journées de cette efpece; par conféquent, l'Etat y fait une perte évidente de fix mille pour cent. Cette perte retombe en entier fur le produit net de la culture. «<

» Qu'on calcule combien de toifes de chemin on peut faire avec cent francs; combien de fois il faut répéter cette dépenfe fur les grandes routes, & l'on fe formera une idée des pertes que caufe la Corvée, cette contribution établie fur ceux qui ont le moins d'intérêt à la payer, inégale par fa nature dans fa répartition générale, inévitablement inégale par fa répartition particuliere, difpendieufe à l'excès dans fa perception, & prodigieufement deftru&trice des revenus des propriétaires, du fouverain, & de la population; on concevra combien il y auroit de profit pour la nation, pour le gouvernement, pour les propriétaires, fi ces derniers étoient feuls tenus de fubvenir à la dépenfe des chemins, lorfque l'impôt ordinaire n'y peut fuffire; & fur-tout fi on employoit alors, à ce fervice public, les troupes dont il accroîtroit la vigueur & la fanté, & qui n'auroient pas befoin d'un falaire auffi fort que d'autres ouvriers, qui n'ont pas d'avance leur fubftance affurée comme le foldat. «

» Nos enfans auront peine à fe le perfuader; mais il n'eft malheureusement que trop vrai, que dans ce fiecle lettré, il y a encore très-peu de propriétaires affez inftruits pour ne fe pas croire léfés fi, en fupprimant les Corvées, on établiffoit & répartiffoit aujourd'hui fur eux, l'impofition néceffaire à la conftruction & à l'entretien des chemins, quand même cette impofition feroit réduite au taux le plus bas qu'il feroit poffible, & quand pour alléger en économifant la dépenfe, comme pour entretenir les forces. & l'activité du foldat, on prendroit enfin le parti d'employer les troupes à cet ouvrage, dont l'importance eft digne de leur dévouement pour la chofe publique. «

» Les préjugés & oppofitions de ces propriétaires peu éclairés cefferoient fans doute, pourvu que l'on continuât, pendant long-temps, de leur préfenter fréquemment des preuves publiques, évidentes & très-multipliées des avantages immenfes qu'ils trouveroient à l'abolition des Corvées. Ceux d'entr'eux, qui veulent réfléchir, concevroient à la fin, que les charges qui portent fur leurs fermiers, fur leurs métayers & fur tous les autres ouvriers employés directement ou indirectement à la culture de leurs domaines diminuent au moins d'autant le produit, qu'eux propriétaires en retireroient fans ces charges; & que, par conféquent, fi elles caufent à ceux qui en font les avances un préjudice plus grand que n'eft la valeur effective de ces charges, elles font plus nuifibles aux propriétaires que ne leur feroit le payement direct de cette valeur effective. Et quand on leur auroit démontré que la Corvée caufe en effet à ceux qui y font affujettis, un dommage progreffif infiniment au-deffus de la valeur des chemins, & des dé

penfes que coûteroit leur conftruction & leur entretien à prix d'argent; quand on leur auroit prouvé qu'un travail qu'ils pourroient faire faire pour cent francs, par exemple, à des ouvriers ordinaires, que ce même travail, lorfqu'il eft exécuté par leurs cultivateurs, au préjudice de l'exploitation de leurs terres, les prive d'un revenu au-delà de trente fois plus confidérable, comme il me feroit très-facile de le démontrer; il eft certain que tous les propriétaires fenfés, aimeroient mieux faire directement la dépenfe des chemins néceffaires, que de fupporter l'arrangement actuel, où les Corvées caufent une déprédation toujours renaiffante, & toujours multipliée aux dépens de leurs richeffes annuelles. Mais il faut s'attendre que cette réfolution des propriétaires du produit net de la culture, ne fe formera que lentement & par degrés; car entre la démonftration évidente & la perfuafion univerfelle, il y a loin pour l'humanité qui fort à peine des ténebres de l'ignorance fur les points les plus effentiels à fon bonheur. «

» Une objection propre à faire impreffion fur les meilleurs citoyens, feroit celle qui réfulteroit de la crainte que dans des temps malheureux, le gouvernement n'appliquât à une autre deftination, le produit de contribution. qu'on leveroit pour la dépenfe des chemins, & ne rétablit la Corvée à laquelle cette contribution auroit fuccédé. «<

» A cette objection fpécieuse, je réponds, 1°. que felon le plan que je viens d'expofer, la contribution qui fuccede à la Corvée, n'eft point une impofition ftable, & dont le revenu foit déterminé. La délibération des paroiffes, & le prix des adjudications qui en fixent l'exiftence & la quotité tous les ans, en font une efpece de cotisation, qui fe paie à mesure que la dépense fe fait, & dont l'emploi ne fauroit, par conféquent, être interverti. Je réponds, 2°. que quand ce feroit une impofition ordinaire & stable, jamais à l'avenir le gouvernement ne la détourneroit de fa deftination, & ne la remplaceroit par la Corvée. S'il peut y avoir quelques exemples d'opérations à peu près femblables, ils font de ces temps de tenebres que perfonne ne fongeoit à l'agriculture, où tout le monde ignoroit qu'elle fût la fource unique des revenus. Mais aujourd'hui qu'on s'occupe de combinaisons plus folides, que l'on commence à remonter à l'origine des richeffes, à calculer les loix phyfiques de leur réproduction & de leur diftribution; aujourd'hui que l'on peut fe convaincre, qu'en rétablissant la Corvée, pour appliquer à d'autres ufages une couple de millions, qui auroient été deftinés à la dépenfe des chemins, le Souverain perdroit bientôt plus de trente millions de revenu annuel, il n'y a pas à craindre que l'on faffe une opération auffi abfurde. L'intérêt du fifc même eft ici le garant de l'observation de l'ordre naturel. Il n'eft pas permis de préfumer que des hommes insensés puffent jamais parvenir aux premieres places de l'administration. Et s'il étoit poffible qu'un jour à venir, quelqu'un ofat propofer de diminuer de trente millions le revenu du Souverain, pour lui procurer par une injuftice, la jouiffance paffagere de deux millions, il eft

évident que l'indignation du Prince, & le mépris univerfel, vengeroient à l'inftant la nation d'un confeil auffi peu réfléchi. «

Ces confidérations, adoptées par M. Turgot, Contrôleur général des Finances en 1776, produifirent l'édit fuivant.

ÉDIT DU ROI,

Par lequel Sa Majefté fupprime les Corvées ; & ordonne la Confection des grandes routes à prix d'argent.

LOUIS,

Donné à Versailles au mois de Février 1776.

Regiftré en Parlement le 22 Mars dudit an.

OUIS, par la grace de Dieu, Roi de France & de Navarre: A tous préfens & à venir; Salut. L'utilité des chemins deftinés à faciliter le transport des denrées, a été reconnue dans tous les temps. Nos prédéceffeurs en ont regardé la conftruction & l'entretien comme un des objets les plus dignes de leur vigilance.

Jamais ces travaux importans n'ont été fuivis avec autant d'ardeur que fous le régne du feu Roi notre très-honoré Seigneur & Aïeul : plufieurs Provinces en ont recueilli les fruits par l'augmentation rapide de la valeur des terres.

La protection que nous devons à l'agriculture, qui eft la véritable base de l'abondance & de la profpérité publique, & la faveur que nous voulons accorder au commerce comme au plus fûr encouragement de l'agriculture, nous feront chercher à lier de plus en plus, par des communications faciles, toutes les parties de notre Royaume, foit entr'elles, foit avec les pays étrangers.

Défirant procurer ces avantages à nos peuples par les voies les moins onéreufes pour eux, nous nous fommes fait rendre compte des moyens qui ont été mis en ufage pour la conftruction & l'entretien des chemins publics.

Nous avons vu avec peine, qu'à l'exception d'un très-petit nombre de Provinces, les ouvrages de ce genre ont été, pour la plus grande partie, exécutés au moyen des Corvées exigées de nos fujets, & même de la portion la plus pauvre, fans qu'il leur ait été payé aucun falaire pour le temps qu'ils y ont employé. Nous n'avons pu nous empêcher d'être frappés des inconvéniens attachés à la nature de cette contribution.

Enlever forcément le cultivateur à fes travaux, c'eft toujours lui faire un tort réel, lors même qu'on lui paie fes journées. En vain l'on croiroit choifir, pour lui demander un travail forcé, des temps où les habitans de

la campagne font moins occupés; les opérations de la culture font fi multipliées, li variées, qu'il n'eft aucun temps entiérement fans emploi. Ces temps, quand il en exifteroit, différeroient dans des lieux très-voifins, & fouvent dans le même lieu, fuivant la différente nature du fol, ou les différens genres de culture. Les adminiftrateurs les plus attentifs, ne peuvent connoître toutes ces variétés en détail. D'ailleurs la néceffité de raffembler fur les ateliers un nombre fuffifant de travailleurs, exige que les commandemens foient généraux dans le même canton. L'erreur d'un adminiftrateur peut faire perdre aux cultivateurs des journées dont aucun falaire ne pourroit les dédommager.

Prendre le temps du laboureur, même en le payant, feroit l'équivalent d'un impôt. Prendre fon temps fans le payer, eft un double impôt. Et cet impôt eft hors de toute proportion lorfqu'il tombe fur le fimple journalier qui n'a pour fubfifter que le travail de fes bras.

L'homme qui travaille par force & fans récompense, travaille avec langueur & fans intérêt; il fait, dans le même-tems, moins d'ouvrage, & fon ouvrage eft plus mal fait. Les corvoyeurs obligés de faire fouvent trois lieues ou davantage pour se rendre fur l'atelier " autant pour retourner chez eux, perdent, fans fruit pour l'ouvrage, une grande partie du temps exigé d'eux. Les appels multipliés, l'embarras de tracer l'ouvrage, de le diftribuer, de le faire exécuter à une multitude d'hommes raffemblés au hafard, la plupart fans intelligence, comme fans volonté, confomment encore une partie du temps qui refte. Ainfi l'ouvrage qui fe fait, coûte au peuple & à l'Etat, en journées d'hommes & de voitures, deux fois & fouvent trois fois plus qu'il ne coûteroit, s'il s'exécutoit à prix d'argent.

Ce peu d'ouvrage, exécuté fi cherement, eft toujours mal fait. L'art de conftruire des chauffées d'empierrement, quoiqu'affez fimple, a cependant des principes & des regles qui déterminent la maniere de former l'encaiffement, de choifir & de poser les bordures, de placer les pierres fuivant leur groffeur & leur dureté, fuivant la nature de leur compofition qui les rend plus ou moins fufceptibles de réfifter au poids des voitures ou aux injures de l'air. De l'obfervation attentive de ces regles, dépendent la folidité des chauffées & leur durée; & cette attention ne peut être attendue ni même exigée des hommes qu'on commande à la Corvée, qui tous ont un métier différent, & qui ne travaillent aux chemins qu'un petit nombre de jours chaque année. Dans les travaux payés à prix d'argent, l'on prefcrit aux entrepreneurs tous les détails qui tendent à la perfection de l'ouvrage. Les ouvriers qu'ils choififfent, qu'ils inftruifent & qu'ils furveillent, font de la conftruction des chemins leur métier habituel & le favent. L'ouvrage eft bien fait, parce que s'il l'étoit mal, l'entrepreneur fait qu'on l'obligeroit à le recommencer à fes dépens. L'ouvrage fait par la Corvée refte mal fait, parce qu'il feroit trop dur d'exiger des malheureux corvoyeurs, une double tâche pour réparer des imperfections commises par

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