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abattus par celui qu'ils nourriffoient. La garde du Roi eft prefque toute étrangere; un Souverain qui n'ofe confier à fes fujets le dépôt de fes jours, donne une étrange idée de fon gouvernement. Nous voyons, il eft vrai, des Suiffes entourer le trône de nos Rois. Mais ce n'eft point la défiance qui les a attirés. On ne les a admis à cette noble fonction, que pour maintenir avec leur patrie une utile alliance, & laiffer à nos campagnes des cultivateurs, qu'il eut fallu leur enlever.

Le refpect qu'on a pour le Souverain s'étend jufqu'à fes éléphans qui font fervis par les Grands de l'État. La Nobleffe n'eft point héréditaire, rien n'eft plus fage que cette loi qui la donne au mérite perfonnel; mais cette loi n'a été dictée que par la crainte de perpétuer & d'accroître l'autorité d'une famille en perpétuant fa Nobleffe. Les Siamois font lâches comme la plupart des efclaves. Un régiment Pruffien mettroit en fuite leur plus nombreufe armée. Lorfque deux partis en viennent aux mains, celui qui fait la premiere décharge eft fûr de la victoire. Au refte, on ne peut guere les blâmer d'être avares de leur fang lorfqu'il faut le répandre pour de pareils maîtres. Nul ordre, nulle difcipline dans leurs camps, chaque foldat porte fur fes épaules fa provifion de riz pour un mois, & du moins les tréfors de l'État ne font point à la merci des vivriers, brigands plus défaftreux que les huffards, les pandours, &c. Toute la marine le borne à cinq ou fix vaiffeaux destinés à protéger le commerce. Leurs forteresses ne font défendues que par des paliffades à travers lefquelles on voit paffer quelques bouches à feu de diftance en distance. Mais les eaux, dont ils ont fu fe rendre maîtres, font la fureté du pays.

Un Oberat prefque auffi puiffant que nos anciens Maires du palais, dirige l'ufage de l'autorité royale. Car le fort de tous les Defpotes eft d'être gouvernés par quelques esclaves ambitieux. Un Pia-tchacri veille au maintien de la police du Royaume; il eft chef du Confeil d'Etat. Un Miniftre décoré du titre de Barcalon reçoit tous les deniers Royaux. De toutes les dignités c'eft la plus briguée; on devine aifément les raifons de cette concurrence. L'adminiftration de la juftice criminelle eft entre les mains du Pia-yomaral. Les loix font cruelles; elles ne retiennent point les coupables dans des cachots; mais leur captivité n'en eft que plus affreufe; pendant le jour ils fe traînent enchaînés fept à fept implorant la pitié des hommes, & leur demandant de quoi foutenir une vie que le fer du bourreau doit terminer. Pendant la nuit expofés aux injures du temps dans une vafte enceinte, on les force à crier tour-à-tour, moi un tel je fuis détenu ici pour tel crime. Enfin un Pia-pollotep veille fur l'agriculture, & perçoit des droits. auffi funeftes à cet art, que celui que nous connoiffons fous le nom de taille. Tel eft le peuple chez qui l'on entend répéter chaque jour: Le » François eft né pour la guerre, l'Anglois pour la navigation, le Hollandois pour le commerce mais le Siamois feul entend l'art de

» gouverner.

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Les loix y dépendent de la volonté du Miniftre. Ses devoirs lui font tracés dans le brevet même qui l'éleve à ce haut rang; c'eft là fon code; mais il est trop court, pour qu'on ait pu y prévoir tous les cas. Ainfi la plupart des loix font arbitraires, il en eft cependant quelques-unes d'immuables qui donnent une affez haute idée de la fageffe du législateur. Dans les affaires litigieufes celui qui perd fon procès eft toujours puni comme ufurpateur, ou comme ayant afpiré à l'être. Il y a moins de Sénateurs moins d'Avocats, moins d'Officiers de Juftice, & dès-lors moins d'iniquités qu'en Europe. Les intérêts contraires fe difcutent par écrit, fans art, fans éloquence; & toute la jurifprudence de Siam ne s'étend pas plus loin que le bon fens & la confcience que la nature a donnés à tous les hommes. Mais la fuperftition a corrompu une inftitution fi fage; lorfqu'un Juge ne fait que prononcer dans une queftion embarraffante, il ordonne l'épreuve du feu ou celle de l'eau. Rappellons-nous les bifarres fuperftitions de nos ayeux, & nous conviendrons que nous n'avons pas le droit de rire de celles des Siamois. Une loi injufte & rigoureufe, dictée cependant & par l'amour de la juftice & par celui de l'humanité, ordonne que toutes les fois qu'on aura trouvé un citoyen affaffiné, on étendra des cordes de cent toifes en cent toifes, pour en former une vafte enceinte autour de fon cadavre, & que tous les habitans qui s'y trouveront renfermés paieront une amende proportionnée à la proximité du lieu du délit. Cette loi ajoute l'intérêt perfonnel à celui que tout homme fenfible prend au fort de fon femblable. C'eft ainfi qu'à Sparte on puniffoit celui qui ayant pu entendre les cris d'un voyageur attaqué par des brigands, n'avoit pas volé à fon fecours. Cette coutume a fes abus fans doute, & l'innocent s'y trouve confondu avec le coupable; mais la loi, pour diminuer le nombre des crimes, eft quelquefois forcée d'être injufte; la législation la moins vicieuse eft la plus parfaite.

La plupart des peuples du Nord s'adonnent aux exercices du corps, plufieurs même les regardent comme une partie effentielle de l'éducation. Le climat ne leur procurant point une tranfpiration affez abondante, pour purifier leur fang, tant qu'ils reftent immobiles, cette reffource artificielle leur eft devenue néceffaire. Mais à Siam, où la chaleur tient les pores toujours ouverts, les hommes ne marchent pas, ils fe traînent; le plus léger mouvement eft, pour eux, une fatigue accablante; ils paffent leur vie dans une inaction qu'on ne peut comparer qu'à celle de nos Moines. Ils aiment les fpectacles & la mufique, parce que les plaifirs des yeux & des oreilles ne coûtent rien à leur pareffe. Ils ont, comme tous les Orientaux, l'imagination féconde en images, & fouvent déréglée. Les fciences. qui la captivent leur font peu connues, & l'ufage qu'ils en font, ne tend qu'à favorifer les égaremens de leur efprit exalté. C'eft ainfi qu'ils n'ont cultivé que l'aftrologie judiciaire, lorfque le commerce les invitoit à cultiver l'aftronomie pour perfectionner la navigation. Leur chymie se borne, Tome XIV.

F

prefque entiere, à la recherche chimérique de la pierre philofophale. Un amas de fuperftitions, de fortileges, de paroles myftérieuses, forme leur médecine. La Religion leur défend d'ouvrir les cadavres, comme la Sorbonne nous le défendoit autrefois : & le plus favant Siamois fait, à peine, où font placés fon cœur & fon foie. Quant à leurs dogmes, nous n'en parlerons point parce qu'ils ont peu d'influence fur leur gouvernement. Nous obferverons feulement que leur religion, loin de leur infpirer l'horreur du fuicide, les invite à placer au nombre des héros ceux qui n'ont pas eu le courage de fupporter les malheurs de la vie. Il n'eft pas étonnant que, dans un Etat defpotique, la loi, (c'eft-à-dire, la volonté du Souverain,) ne s'oppose pas à ce déplorable délire. Moins un Defpote a de fujets, moins il a d'ennemis; de vaftes Domaines flattent fon orgueil; mais un Etat bien peuplé excite fa crainte. Au refte, le fuicide feroit encore plus commun dans les Etats defpotiques, fi la lâcheté n'étoit pas une fuite de la fervitude. Le fentiment de la propriété eft fur-tout ce qui attache l'homme à fon exiftence; l'efclave ne poffede rien en propre, pas même fa vie. Mais fon ame, flétrie par l'efclavage, détefte la lumiere & craint la mort.

Le commerce des Siamois, fut plus brillant dans l'antiquité, qu'il ne l'eft aujourd'hui. Chaque jour il dépérit, parce que chaque jour le Defpotifme s'accroit, & que l'induftrie ne donne point à l'ouvrier la perfpective d'un état heureux & certain dans fa vieilleffe; c'eft le Roi qui fixe le prix des marchandises dans le commerce intérieur; quant au commerce extérieur, il augmente les taxes d'année en année, & s'appauvrit en voulant s'enrichir. Cette tyrannie a écarté, de fes ports, les vaiffeaux Européens. Ce commerce avoit encore quelque fplendeur dans ce fiecle deftiné aux événemens extraordinaires, comme aux hommes étonnans en tout genre, ce fiecle qu'on appelle en France, le fiecle du génie. Il manquoit à la gloire de Louis XIV d'étendre jufqu'en Afie l'influence de fa grandeur. Un Grec lui procura ce plaifir orgueilleux, que fa vanité n'avoit pas même foupçonné. On le nommoit Conftantin Falcon; les uns veulent qu'il fûr iffu d'une famille illuftre, d'autres prétendent qu'il étoit fils d'un cabaretier. Qu'importe, puifqu'il fut un grand homme? Cet aventurier étoit né avec l'efprit du commerce. Il le voyoit en grand, & les opérations les plus compliquées n'avoient rien d'épineux pour lui. Une tempête le jetta fur une côte inconnue, & il vit fes tréfors, fruits de fon induftrie & de fon activité, difparoître pour jamais fous la furface des eaux. Un Ambaffadeur Siamois, qui revenoit de Perfe, & qu'un même revers avoit jetté fur le même rivage, le rencontra errant, défelpéré; les malheureux s'uniffent aifément, ils furent bientôt amis, & parvinrent jufqu'à Siam. Un homme libre a toujours, fur un efclave, la fupériorité que donnent l'éloquence & les lumieres. Conftantin fut préfenté, par l'Ambaffadeur, au Barcalon; il parvint bientôt jufqu'au Monarque. Quelques confeils économiques qu'il lui donna étonnerent l'avare Souverain; qui, après la mort du Barcalon, lut

offrit cette éminente dignité. Un refus, plus fage que modefte, fut sa réponfe; il craignoit la jaloufie des grands, & connoiffant leur vanité, qui préfere les titres au pouvoir, il fut l'ame invifible de l'Etat, & eut toute la puiffance d'un Souverain, fans avoir même le nom de Miniftre. L'avarice des Mores qui pilloient le tréfor royal, fut réprimée; la perfécution qu'elfuyoient les Chrétiens, ceffa tout à coup; enfin, il fut châtier l'infolence des Prêtres Siamois; c'eft donner une affez grande idée de fon crédit. Il attira les François à Siam, & fes ennemis publierent qu'il n'y avoit introduit ces étrangers, que pour renverfer le trône de fon Maître, & s'y. affeoir à fa place. Il triompha de cette calomnie, & donna au Souverain, une fi haute idée de la grandeur de Louis XIV, qu'il l'engagea à rechercher fon alliance par des préfens. On douta d'abord, en France, de la réalité de l'Ambaffade; mais enfin elle fut admife à Versailles; le Roi la renvoya chargée d'une lettre dans laquelle il invitoit le Roi de Siam à fe faire Chrétien. Ce fut la premiere étincelle de ce zele convertiffeur, qui devint à la mode dans les dernieres années du regne de ce Prince.

La réponse du Monarque Siamois fut plutôt celle d'un Philofophe que celle d'un Defpote ignorant. « Pourquoi le Roi de France veut-il que » j'aboliffe, dans mes Etats, un culte qui plaît à mon 'peuple? Que di» roit-il fi je l'engageois à anéantir celui qui eft adopté dans fon Royau » me? Il prétend que je fuis dans l'erreur je crois que c'est lui feul qui » fe trompe : quel fera notre juge? L'Etre fuprême, en donnant aux hom» mes différens fentimens, différentes paffions, ne paroît-il pas approuver » la diverfité des cultes? S'il en vouloit un exclufif & uniforme, n'auroit» il pas donné à tous les hommes un même penchant pour ce culte ? » Etoit-il donc plus difficile de nous infpirer les mêmes fentimens, que » de créer les cieux & la terre? Pourquoi ce Dieu auroit-il attendu tant » de fiecles pour éclairer les Siamois ? Pourquoi emprunteroit-il, pour me » parler, la bouche d'un étranger, tandis qu'à chaque inftant il parle à » mon cœur par la voix de ma confcience?

Cependant, après avoir étouffé des révoltes, après avoir appris aux Siamois l'art de la guerre, après avoir perfectionné chez eux l'agriculture & le commerce, Falcon, à force de fervices, s'étoit rendu odieux aux grands, suspect au Souverain; les Prêtres l'avoient en horreur; il ne leur étoit pas plus difficile de perfuader au peuple qu'un grand Miniftre étoit un tyran, que de lui faire croire l'Afcenfion de Sammona-Kodon dans les cieux. Ces bruits, quoique répandus avec beaucoup d'adreffe, firent d'abord peu d'impreffion; mais à force d'être répétés, la populace y ajouta foi. Dès ce moment Conftantin ne fut plus regardé que comme un homme dangereux, dont tous les projets tendoient à la ruine de l'Etat & à l'afferviffement des citoyens. On commença par murmurer tout bas de son administration, & l'on finit par réfoudre fa perte.

A la faveur de ces troubles naiffans un Mandarin, nommé Pitracha, s'é

leva au plus haut degré d'autorité, & parvint à balancer Falcon lui-même; il parut vouloir fe liguer avec lui, & lui propofa de partager entr'eux la dépouille du Monarque mourant. Son deffein étoit de le faire foufcrire au plan de la révolution, & de faire de cet écrit une preuve publique de fa perfidie. Falcon vit le piege, le méprifa, & ne daigna pas même s'en venger. Il engagea même le Monarque à déclarer ce Mandarin Régent du Royaume, & à laiffer fa Couronne au jeune Monpit, fon favori, que la voix publique appelloit le fils de l'Empereur. Le Régent qui fentoit que Falcon plaçoit ainfi fa créature fur le trône, prétendit qu'il appartenoit aux freres du Roi, & fit égorger le jeune Prince; auffi-tôt le Royaume fut rempli de factions qui fe heurtoient, & qui n'avoient rien de commun que leur haine contre l'étranger; on demandoit fa difgrace, fon exil, fa mort, comme en France on avoit demandé la perte de Mazarin; Pitracha, à la tête d'une troupe de rebelles, fe rend maître du Palais & de la personne du Roi, qui déjà affoibli par la douleur & les années, voyoit tous ces mouvemens fans en concevoir, ni le but, ni la caufe. Falcon vole au fecours de fon maître; il veut le délivrer, il eft arrêté lui-même; la Cour éleve l'orgueilleux Mandarin fur le trône, & l'on traîne Falcon à la

mort.

Telle fut la fin de cet homme audacieux, dont l'exemple & la fortune apprennent aux Européens, qu'avec les talens, les lumieres qu'ils puifent dans leur patrie, ils peuvent gouverner, & les defpotes & les peuples d'Afie. Mais fa chûte leur apprend auffi combien il eft dangereux, pour un étranger, de s'élever fi haut dans des Etats expofés à de fréquentes révolutions. N'oublions pas, qu'avec moins de moyens encore, un Rochelois, nommé La-Cafe, fit dans le même fiecle, une révolution pareille, à Madagascar; & que dans cette Ifle, trente-deux Francois virent avec étonnement des armées entieres fuir devant eux. (M. de Sacy.)

CONSTANTINOPLE, Ville capitale de l'Empire Ottoman.

C'EST

'EST une des plus grandes & des plus célebres villes de l'Europe, avec un patriarchat. Sa fituation eft la plus agréable & la plus avantageufe de tout l'univers. Elle est bâtie à l'extrémité orientale de la Romanie, fur le Bofphore de Thrace, commande aux deux mers, Blanche & Noire, & a le port le plus beau & le plus commode qu'on puiffe voir. Elle eft fituée dans cette péninfule, qui, fe terminant en pointe, s'avance à l'extrémité de la Thrace dans la mer, à l'endroit où commence le Bofphore, qui joint la Propontide au Pont-Euxin, & qui fépare l'Europe de l'Afie. Ainfi elle forme comme un triangle, dont la bafe regarde la Thrace, vers l'Occident: le côté droit, la Propontide, au Midi, tirant vers l'O

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