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qui pouvoient augmenter ou diminuer; le revenu des autres étoit fixé à trois pour cent. Le changement de dénomination & de la forme du paiement, alarma beaucoup les propriétaires des contrats, accoutumés à leur parchemin & à leurs payeurs de rentes. Il entroit alors dans le projet de faire acquitter le Roi envers la compagnie, par la vente fuccellive des actions qu'il s'étoit réservées.

C'étoit la multiplication des valeurs numéraires de la banque, qui avoit caufé cette prodigieufe hauffe (a) des actions, dont les revenus, ne portant que fur le produit de la ferme du tabac aliénée, fur les profits du bail des monnoies & des fermes, & fur un commerce à peine commencé, ne pouvoient pas procurer un revenu proportionné à un fi gros capital. Les valeurs numéraires que la banque avoit diftribuées pour argent reçu, augmenterent encore de quatre cents cinquante millions, pour des prêts qu'elle fit à deux pour cent d'intérêt par an, en prenant pour fureté du paiement, des actions évaluées dans les premiers temps à deux mille cinq

cents livres.

La plupart de ceux que le Miniftre écoutoit, avoient leur fortune en actions, & leur fortune étoit immenfe en ces valeurs idéales. Ils étoient débiteurs, ou pour des terres achetées à un prix exorbitant, ou pour des emprunts à la banque : la moindre baiffe (b) dans les actions confternoit leur avidité; & c'eft dans une de ces circonftances, qu'ils propoferent d'en fixer le prix à neuf mille livres, achetées & vendues à la banque à Bureau ouvert. Peut-être auffi que les prêts faits par la banque, acheverent de déterminer cette funefte opération : ces prêts avoient été commencés fans l'autorité royale, & les emprunteurs par la chûte des actions, n'ayant plus de quoi payer, la banque fe feroit trouvée chargée d'actions fans valeur pour quatre cents cinquante millions de valeurs réelles, dont elle auroit été débitrice au public.

Il eft vrai qu'il y eut quelques amis du Miniftre, qui facrifiant leurs intérêts au bien public, confeillerent d'abandonner l'action au fort de la place, & de foutenir la banque qui, riche alors, auroit pû faire face même aux billets prêtés imprudemment; mais on étoit enivré des valeurs idéales, & on fe flatta que l'action portant un grand intérêt, feroit préférée à la fterilité du billet de banque. Et en effet, le premier jour après l'arrêt, on s'applaudit de ce qu'il y avoit plus de ventes que d'achats. Les jours fuivans furent bien différens : la banque ne pouvoit pas fournir aux vendeurs. Peutêtre y avoit-il du complot: car quel eft le Miniftre qu'une cabale envieuse ne cherche pas à déplacer aux dépens du bonheur public?

Enfin la banque ne pouvoit pas être épuifée de billets, parce qu'elle

(a) Terme de Place. (b) Terme de Place.

en faifoit à mesure de la demande; mais elle fut bientôt épuifée d'argent que ces billets alloient chercher : malgré la rigoureufe défenfe d'avoir plus de cinq cents livres, la fomme des billets de banque fut de dix-neuf cents

millions.

Le Miniftre n'avoit eu que de bonnes intentions: fa grande ame ne s'étonnoit point, & fon efprit fertile en reffources, lui en offroi: toujours de nouvelles, fouvent trop hardies & trop peu mefurées avec le génie de la nation, qu'il ne comptoit plus pour rien depuis fes fuccès éclatans. Lorfqu'il vit que ces valeurs numéraires ne pouvoient plus être payées, il imagina de les augmenter encore pour faciliter la libération générale des débiteurs, & des terres faifies, objet digne de l'Homme-d'Etat, mais toujours funefte à fon Auteur (a). Cette dangereufe fuperfluité de valeurs numéraires ne devoit point durer, & le Miniftre s'étoit propofé de les réduire à la moitié par des diminutions fucceffives de mois en mois jufqu'à la fin de l'année, avec une exacte proportion entre l'action, le billet, & l'argent réciproquement converfibles. Voilà les motifs du fameux arrêt du 21 Mai 1720, où par un calcul peut-être réel, mais trop métaphyfique, on voulut perfuader au public qu'il ne perdoit rien en perdant la moitié de ses valeurs numéraires; & que ce qui reftoit, en acquérant plus de force, procureroit encore plus abondamment le néceffaire & le fuperflu.

Cet arrêt fouleva le public: le cri univerfel frappa le Régent, qui confentit avec regret à fa révocation; mais le crédit & la confiance fe trouverent entiérement perdus. Il fembloit depuis ce temps-là que tout étoit conduit par le feul hazard: ce qui fe faifoit un jour, fe détruifoit le lendemain ; & l'inégalité des billets avec l'argent, caufoit un défordre continuel, qui ne finit que par le retour à l'argent feul, le premier Novembre 1720. Peu de temps après il fut ordonné un vifa, avec une réduction des papiers provenans de ces opérations; & la Compagnie des Indes fut mife en fequeftre, à la régie des Commiffaires du Roi,

Le Régent éclairé par les fuccès & par les fautes, après avoir rétabli la Compagnie des Indes, projettoit un nouveau Crédit renfermé dans de fages limites, lorfque la mort termina fes grands deffeins. Nous bornons nos observations à cette époque.

S. VII.

Sur le Crédit public, par D. HUM E.

IL paroît que la pratique commune de l'antiquité, a été de faire des

provifions en temps de paix pour les néceffités de la guerre, & d'amaffer d'avance des tréfors, comme des inftrumens de conquête ou de défense,

(a) V. Plutarque, Agis.

fans fe fier aux impofitions extraordinaires, & bien moins encore en empruntant dans des temps de défordre & de confufion. Outre les fommes immenfes, qui furent amaffées par Athenes, par les Ptolomées, & les autres Succeffeurs d'Alexandre, nous apprenons de Platon (a), que la frugale Lacédémone avoit auffi amaffé un grand tréfor. Arrien (b) & Plutarque (c) fpécifient les richeffes dont Alexandre s'empara à la conquête de Sufe & d'Ecbatane; & dont une partie étoit en réserve depuis le temps de Cyrus. Si je m'en fouviens bien, l'Ecriture fait auffi mention du tréfor d'Ezéchias & des autres Princes Juifs, comme l'Hiftoire profane parle de ceux de Philippe & de Perfée Rois de Macédoine. Les anciennes Répu bliques des Gaules avoient communément des fommes confidérables en réfèrve. (d) Tout le monde connoît le tréfor que Céfar faifit à Rome pendant les guerres civiles. Nous trouvons auffi que les Empereurs les plus prudens, Augufte, Tibere, Vefpafien, Sévere, montrerent toujours la fageffe de leur prévoyance, en amaffant de grandes fommes pour faire face aux néceflités publiques. (e)

Au contraire, notre expédient moderne qui eft devenu très-général, eft d'engager les revenus publics & de compter que la poftérité pendant la paix, acquittera les charges contractées pendant la guerre précédente. Ceux qui ont devant leurs yeux l'exemple de leurs peres, ne laiffent pas de fe repofer avec la même prudence fur leur poftérité, qui à la fin, par néceffité plutôt que par choix, eft obligée de placer la même confiance dans une nouvelle poftérité. Mais pour ne pas perdre le temps à déclamer contre une pratique qui paroît fi évidemment ruineufe; il est très-certain que les maximes anciennes font à cet égard bien plus prudentes que les modernes ; quand bien même les dernieres euffent été renfermées dans des bornes raisonnables, & euffent quelquefois dans les temps de paix été fuivies d'affez de frugalité, pour acquitter les dettes d'une guerre coûteufe; car pourquoi le cas feroit-il fi prodigieufement différent entre le public & un particulier, qu'il nous obligeât d'établir des maximes fi oppofées de conduite pour l'un ou pour l'autre? Si les fonds du premier font plus grands, fes dépenfes néceffaires font proportionnément plus fortes; fi fes reffources font plus nombreufes, elles ne font pas infinies, & comme fa conftitution doit être calculée pour une plus longue durée, que celle d'une feule vie ou même d'une famille, elle devroit aufli embraffer des

Alcib, 1.

(b) Lib. 3.

(c) Plut. in vita Alexand. Il fait monter ces tréfors à quatre-vingt mille talens, ou en viron quinze millions sterling. Quinte-Curce, Liv. 5. Chap. 2. dit qu'Alexandre trouva à Sufe au-deffus de cinquante mille talens.

Strabon, Liv.

Lorfqu'Henri IV fe difpofoit à faire la guerre à l'Espagne, il avoit trente-fix millions dans fes coffres. Mémoires de Sully, Liv. XXVII.

maximes conftantes, grandes & généreufes, convenables à l'étendue suppofée de fon exiftence. La néceffité des affaires humaines nous réduit fouvent à nous fier au hafard & aux expédiens qui dépendent du temps; quant à ceux qui choififfent volontairement de pareilles reffources, fi les malheurs auxquels ils s'expofent leur arrivent, ce n'eft point la néceffité qu'ils en doivent accufer, c'eft leur propre folie.

Si les abus des tréfors font dangereux, foit en engageant l'Etat en des entreprises téméraires, ou en faifant négliger la difcipline militaire, par la confiance qu'on a dans les richeffes; les abus qui résultent des revenus publics engagés, font plus certains, ou plutôt font inévitables, & ce font la pauvreté, l'impuiffance, & l'affujettiffement à des puiffances étrangeres. Suivant notre politique moderne, la guerre eft accompagnée de tous les genres de deftruction, qui font la perte des hommes, l'augmentation des impôts, la ruine du commerce, la diffipation de l'argent, le pillage par terre & par mer. Suivant la pratique des anciens, l'ouverture du tréfor public en produifant une abondance extraordinaire d'argent, fervoit pour un temps d'encouragement à l'induftrie, & dédommageoit en quelque forte des calamités inévitables de la guerre. Que dirons-nous d'un paradoxe nouveau, mais plus étrange encore? On ne craint pas d'avancer aujourd'hui que les charges publiques font par elles-mêmes avantageuses, indépendamment de la néceffité de les contracter, & que tout État, même fans être preffé par l'ennemi, ne peut choifir un expédient plus fage pour augmenter le commerce, & multiplier les richeffes que de créer des fonds, des dettes & des taxes fans bornes.

De femblables difcours auroient pu paffer pour des épreuves d'efprit parmi des rhétoriciens, comme des Panégyriques de la folie & de la fievre, ou ceux de Néron & de Bufiris, fi nous n'avions pas vu ces maximes abfurdes préconisées par de grands Miniftres, & adoptées en Angleterre par un parti tout entier. Quoique ces argumens frivoles (car ils ne méritent pas le nom de fpécieux) n'ayent pu être le fondement de la conduite du Lord Orford, qui avoit trop de fens pour en choisir un pareil, fes partifans du moins y ont eu recours pour fe défendre & éblouir

la Nation.

(a) En 1731, il parut un Mémoire Anglois pour prouver qu'un Etat devenoit plus flo rillant par fes dettes. M. Melon qui le cite pour appuyer son systême, n'en avoit vu que l'Extrait qui fe trouve dans les Gazettes de ce temps-là. Il en eft ainfi des autres Auteurs Anglois que M. Melon a cités. Il ne les a connus que par des Extraits que des amis lui ont communiqués; c'est-à-dire, qu'il ne les a pas bien connus. Il eft affez difficile de pénétrer le véritable efprit d'un Auteur, dont on n'entend pas la Langue. Par exemple, M. Melon qui ne favoit pas l'Anglois, & qui fait peut-être un peu trop de cas de ce Mémoire, ne s'eft pas douté que cet Ecrit, & plufieurs autres de la même efpece, ne doivent être regardés que comme des Apologies du Miniftere de ces temps-là, qui pour juftifier une conduite que le gros de la Nation trouvoit également odieufe & dangereuse, tâchoit de lui donner le change fur fes véritables intérêts.

Examinons

Examinons la conféquence des dettes publiques, foit dans nos arrangemens domeftiques par leur influence fur le commerce & l'induftrie, foit dans nos affaires avec les étrangers par leurs effets fur les guerres & fur les négociations.

Il y a un mot qui eft ici dans la bouche de tout le monde, qui a auffi fait fortune au-dehors, & qui eft fort employé par les écrivains (a) étrangers, à l'exemple des Anglois, & ce mot eft celui de Circulation: on s'en fert pour répondre à tout; j'avoue que depuis que je fuis hors du college, j'ai cherché ce qu'il fignifie dans le fujet en queftion, fans avoir pu parvenir à le découvrir. Quel avantage la Nation peut-elle recueillir par le tranfport aifé d'un fonds qui fe fait d'une main à une autre main (b)? Ou peut-on faire quelque comparaifon de la circulation des autres commodités à celle des billets de l'échiquier ou de la compagnie des Indes? Lorsqu'un manufacturier vend promptement les commodités qu'il a travaillées au marchand en gros, celui-ci au marchand qui tient boutique, ce dernier aux pratiques qui viennent fe fournir chez lui; un pareil débit anime l'induftrie, & donne un nouvel encouragement au premier entrepreneur ou manufacturier, & à tous ceux dont il fe fert, & leur fait produire plus, & de meilleures commodités de la même efpece.

Dans ce cas il eft pernicieux que ce qui doit circuler vienne à croupir, parce qu'il s'enfuit un dommage réel, & que la main induftrieufe eft arrêtée ou engourdie dans un travail qui fupplée aux néceffités, ou contribue aux agrémens de la vie. Mais quelle production, ou même quelle confommation devons-nous à la bourfe, excepté le caffé, les plumes, l'encre & le papier (c)? Quelle perte, ou quelle diminution de quelque commerce avantageux, ou de quelque commodité pourroit arriver quand cette place & tous les habitans feroient pour jamais engloutis au fond de l'Océan (d) !

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(a) Meffieurs Melon, du Tot & Law, dans des Brochures publiées en France. (b) Les principes de M. Melon font en effet bien différens : La convention a donné aux Crédits publics, c'est-à-dire, aux Papiers de banque, la valeur de la monnoie, » dont ils ne font que repréfentatifs, enforte qu'une Ecriture en banque d'An fterdam, ou » un Billet de banque d'Angleterre, fimple repréfentation d'une monnoie, qui d'elle-mê» me n'est que convention, fournit un gage affuré pour tous les befoins, & devient une » des plus grandes richeffes des Etats qui favent s'en fervir. La feule différence entre la monnoie & le Crédit, c'eft que la monnoie eft de convention générale & le Crédit est » reftreint; mais il peut devenir général, s'il eft folidement établi.

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C'est dans la reftriction de ce Crédit, que confiftent le principal danger de fe fervir de papier, & la plus grande difficulté d'une queftion que je n'ai garde d'entreprendre de décider. Je dirai feulement que dans ces avis oppofés, ces deux Auteurs paroiffent chacun avoir pris à tâche de combattre les opinions les plus reçues dans leurs différens pays. En Angleterre on penfe plus communément comme M. Melon, en France comme M. Hume. (c) Toutes ces chofes fe vendent à l'endroit où fe tient la Bourfe de Londres. (d) Un Auteur Anglois qui a écrit contre les Agioteurs, qu'il traite de Vermine, qui corrompt le Commerce, prétend de plus que :,, Quelque floriffant que foit, & quelque » temps qu'ait duré une forte de Commerce, l'agiotage à la fin lui deviendra fatal: car tant qu'il eft permis à ces filoux nationaux, ils n'ont plus befoin de hafarder leur ar Tome XIV. Rrr

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