Page images
PDF
EPUB

doivent être regardés comme deux fages effets de la toute-puiffance du Créateur, qui les a jugés néceffaires au bien & à la Confervation de notre être. Mais pour peu qu'ils franchiffent les bornes dans lesquelles ils doivent agir, ils deviennent auffi nuifibles qu'ils étoient utiles. Une chaleur exceffive dérange les fonctions naturelles, altere le fang, & confume les parties les plus néceffaires à la vie; un excès d'amour propre corrompt les meilleures qualités de l'ame, & les rend ou pernicieuses ou ridicules.

Nous croyons voir, entre nos obligations & notre avantage, une oppofition bizarre qui révolte le cœur & qui inquiete l'efprit. Delà, en matiere de morale, plufieurs opinions également fauffes, quoique contraires les unes aux autres. Cette oppofition entre notre devoir & notre bonheur n'eft point réelle. L'amour propre bien ou mal entendu eft la fource de toutes nos vertus ou celle de tous nos vices.

Les hommes tâchent de déguifer leur amour propre à la vue, & de ne le montrer jamais fous fa forme naturelle. Cette fuppreffion de l'amour propre qu'on appelle honnêteté, modeftie, n'eft dans le fond qu'un amour propre qui eft plus intelligent & plus adroit que celui du commun des hommes, qui fait éviter ce qui nuit à fes deffeins, & qui, par une voie plus raisonnable, tend à fon but, à l'eftime & à l'amour des hommes. Les gens qui étourdiffent tout le monde de quelques occafions où ils fe font fignalés, font voir que la vertu ne leur eft guere naturelle, & qu'il leur a fallu de grands efforts pour guinder leurs ames jufqu'à l'état où ils font fi aifes de fe faire voir. Il y a par conféquent plus de grandeur à faire fi peu d'attention fur nos plus belles actions, qu'il femble qu'elles naiffent fi naturellement de la difpofition de notre ame, qu'elle ne s'en apperçoit point. Ce degré de vertu eft héroïque, & c'eft celui dont l'honnêteté & la modeftie, quand elles font parfaites, donnent l'idée, fans y penfer expreffément, & qu'elles imitent par politique, quand elles viennent plutôt de la raifon que de la nature.

L'amour de foi-même détermine à tous les partis qu'on prend. Il nous empêche de violer les loix par la crainte qu'il a du châtiment, & nous éloigne par-là de tous les crimes. Il foulage les néceffités des autres dans la vue de fon propre intérêt, & il n'eft guere d'actions où il ne nous puiffe engager pour plaire aux hommes. L'amour propre bien réglé eft par conféquent très-utile aux fociétés.

Nous nous aimons nous-mêmes. Cet amour eft légitime en foi, ce n'eft que le défir d'être heureux. Cet amour n'eft pas libre, il est une fuite néceffaire de la nature d'un être intelligent, ainfi on ne nous défend point de nous aimer, & on nous le défendroit en vain. Il s'agit donc moins de combattre l'amour propre, que de le régler en l'éclairant. Nous nous aimons, fachons nous aimer. Nous cherchons le bonheur, cherchons-le où il eft, cherchons le vrai bonheur.

L'amour de nous-mêmes nous porte à nous conferver, à nous perfec

tionner, à nous défendre. Il n'eft ici queftion que de la Confervation de foi-même. Nous traiterons ailleurs du foin de fe perfectionner, & du droit de fe défendre. (a)

Il n'eft permis à perfonne de fe priver de la vie; & il faut rejetter comme infoutenable l'opinion des Ecrivains qui attribuent à l'homme un droit fi abfolu fur fa propre vie, qu'ils s'imaginent qu'il peut l'abréger, en avançant par une mort violente l'inftant qui doit la terminer naturellement.

Les Sages du paganifme établiffoient ce principe; que l'homme placé dans le monde, comme dans un pofte par un Général, ne peut le quitter que par le commandement exprès de celui de qui il dépend, c'est-à-dire, de Dieu-même (b). Ils le regardoient quelquefois comme un coupable condamné à une trifte prifon, d'où il ne lui étoit permis de fortir que par l'ordre du Magiftrat ou de quelqu'autre puiffance légitime, & non en brifant fes chaînes, ni en forçant les portes du cachot (c).

Ces idées font belles, parce qu'elles font vraies. Les Platons, les Cicerons, les Séneques, éclairés de la feule lumiere naturelle, ne pouvoient s'empêcher de reconnoître que les Dieux feuls (comme ils parloient), avoient un droit fuprême fur la vie des hommes.

Des peuples entiers ont eu, sur le sujet que j'examine, des usages toutà-fait raisonnables.

Chez les Thébains, il n'étoit permis à perfonne d'attenter à fa vie, l'Etat flétriffoit la mémoire de ceux qui le faifoient.

&

Les Athéniens dégradoient auffi la mémoire de celui qui s'étoit privé volontairement de la vie. On lui coupoit la main qui avoit porté le coup mortel, & on le jettoit à la voirie.

D'autres peuples étoient dans un ufage bien différent.

Je rapporterai d'abord un exemple tiré de l'Hiftoire de Perfe. Abradate ayant été tué à la bataille de Thymbrée, où Crefus fut vaincu par Cyrus, Panthée fa femme tenant fa tête fur fes genoux, parla ainfi à Cyrus. > C'est pour l'amour de toi qu'il s'eft expofé de la forte. Que dis-je! Ce » n'eft pas moins pour l'amour de moi. Combien de fois lui ai-je dit, infenfée que j'étois, qu'il prît garde à paroître digne de ton amitié! Hélas! je fais bien qu'il a fongé à te fervir plutôt qu'à fe conserver.

(a) Voyez les Articles DEFENSE DE SOI-MÊME, & PERFECTION.

(b) Vetatque Pythagoras, injuffu Imperatoris, id eft, Dei, de præfidio & ftatione vita decedere. Cicer. de Senect. n. 73.

(c) Cato fic abiit de vitá ut caufam moriendi natam effe gauderet. Vetat enim dominans ille in nobis Deus, injufu hinc nos fuo demigrare. Cum verò caufam juftam Deus ipfe dederit, ut tunc Socrati, nunc Catoni, fæpè multis, næ ille, medius-fidius, vir fapiens, latus ex his tenebris in lucem illam excefferit. Nec tamen illa vincula carceris ruperit, leges enim vetant; fed tanquam à Magiftratu aut ab aliquâ poteftate legitima, fic à Deo evocatus, atque emissus exierit. Cicer. Tufcul. quæft. lib. I. n. 74.

» Enfin il eft mort, & moi qui l'ai exhorté à combattre, je vis après lui.“ Cyrus étoit fi faifi de douleur, qu'il fut long-temps fans lui répondre; mais après avoir verfé beaucoup de larmes :,, La fin d'Abradate (dit-il à » Panthée) est glorieufe, puifqu'il eft mort victorieux. Je veux qu'on lui » dreffe un fépulcre magnifique, & qu'on lui rende des honneurs dignes » de fa valeur. Pour toi, ne crains point de demeurer fans fupport, je » respecterai éternellement tes vertus; & je te donnerai des gens pour te > conduire par-tout où tu défireras d'aller, fi-tôt que ta volonté me fera » connue. Sois en repos de ce côté-là (lui répondit Panthée) tu fauras » bientôt le lieu où je veux aller ". Lorfque Cyrus fe fut retiré, Panthée commanda à fes Eunuques de la laiffer feule, afin, difoit-elle, de pouvoir pleurer en liberté. Auffi-tôt elle tira un poignard, qu'elle gardoit depuis long-temps, & s'en frappa; & s'étant appuyée la tête fur l'eftomac d'Abradate, elle mourut (a).

Un ancien Tragique Grec nous représente Evadué, femme de Capanée; fe fauvant de la maison paternelle, pour fe jetter au milieu du bûcher allumé pour fon mari. Elle déclare publiquement que rien n'eft plus doux que de mourir avec ceux qu'on aime. Elle croit que ce fera un grand triomphe pour elle, & une victoire qui la fignalera parmi toutes les époufes. Au moment que le corps de Capanée eft confumé par le feu, elle s'y précipite elle-même, & mêle fes cendres à celles de fon mari (b).

Ce n'étoient pas feulement des particuliers qui fe donnoient la mort, des villes entieres étoient dans cet ufage. Philippe, à la prife d'Abydos, voyant que les habitans fe tuoient avec précipitation, accorda, par un cri public, l'espace de trois jours, pour laiffer la liberté des morts volontaires. C'eft ainfi que dans la fuite les Numantins en capitulant, réserverent un jour franc, afin que tous ceux qui voudroient fe donner la mort, fuffent en pleine liberté de le faire.

Les Romains eux-mêmes regardoient comme une action héroïque de fe donner la mort, pour éviter l'opprobre & ne pas furvivre à la honte.

Pline envisage cet expédient comme la meilleure reffource & la plus douce confolation, dans le grand nombre de maux & de chagrins à quoi nous fommes livrés pendant notre vie..

La mort fe trouve par-tout, dit Seneque-le-Tragique, c'eft un effet des bontés divines, rien n'eft plus facile que de donner la mort à l'homme & on ne peut lui ôter la faculté de mourir, mille chemins différens s'offrent à lui pour fortir du monde.

Brutus & Caffius fe tuerent.

Porcie, fille de Caton, apprenant la mort de fon mari Brutus, fe donna la mort, en avalant des cendres brûlantes, parce qu'on lui avoit ôté toute forte d'armes.

(4) Xenoph. Cyrop. liv. VII.
(6) Euripide, dans fes Suppliantes,

Coma étant arrêté dans les prifons de Rome, fe priva de la vie, en retenant fa refpiration.

Titus Pomponius Atticus, à 77 ans, fut attaqué d'une maladie fuivie de grandes douleurs. Il effaya inutilement divers remedes pour ralentir le mal, & enfin il prit la réfolution de ne prendre plus d'alimens qu'ils ne lui avoient (difoit-il) prolongé la vie, que pour prolonger fes douleurs. Il mourut le cinquieme jour après qu'il eut ceffé de manger.

, parce

il

Petrone mourut nonchalamment & fans précipitation; il fit couler & arrêter fon fang à diverfes reprifes, & continua de s'entretenir avec fes amis, non de chofes graves & férieufes, non de l'immortalité de l'ame ou des fentimens des philofophes, mais de propos agréables & de vers badins. Il n'affectoit point de montrer de la fermeté & de la constance vaquoit à fes occupations ordinaires, récompenfant ou puniffant quelques efclaves. Tantôt il fe promenoit, tantôt il fe laiffoit aller tranquillement au fommeil, en forte que fa mort, quoique forcée, avoit l'air d'une mort fortuite & naturelle. Un auteur François trouve cette mort la plus belle de l'antiquité.

A confidérer ces morts volontaires avec les fentimens & dans la prévention du paganisme, il n'y en a aucune qui égale celle d'Arrie, femme de Petus. Il paroît au travers de la nonchalance de Petrone, une crainte fecrete d'envisager la mort; mais dans Arrie tout eft généreux, tout est héroïque. Elle n'eft occupée que de ce qu'elle aime. Voyant Petus dans la néceffité de mourir, elle fait pour lui un effai de la mort; elle en goûte toute l'amertume pour la diminuer à fon mari; & s'étant frappée du coup mortel, elle compte pour rien fa douleur & fa mort, elle ne fonge qu'à encourager Petus, en lui apprenant que le mal caufé par le poignard n'égale pas à beaucoup près la répugnance de la nature & l'idée que l'imagination s'en forme. Sa main fidele à fon amour, la fert fi bien qu'elle meurt; mais que dans l'inftant qui fuit celui où elle s'eft frappée, elle a encore la force de tirer le poignard de fa place, de le préfenter à Petus, & de prononcer ces paroles: Tiens, Petus, il ne fait point de mal. Cette mort, fi elle eft vraie dans toutes fes circonftances, eft le trait le plus achevé de la magnanimité payenne.

On peut donner plufieurs caufes de cette coutume fi générale des Romains: le progrès de la fecte ftoïque qui y encourageoit, l'établiffement de l'esclavage qui fit penfer à plufieurs grands hommes qu'il ne falloit pas furvivre à une défaite, l'avantage que plufieurs accufés trouvoient à fe donner la mort, plutôt que de fubir un jugement par lequel leur mémoire devoit être flétrie, & leurs biens devoient être confifqués; enfin une grande commodité pour l'héroïfme, chacun faisant finir la piece qu'il jouoit à l'endroit qu'il vouloit (a).

(a) Eorum qui de fe ftatuebant humabantur corpora, manebant teftamenta, pretium feftinandi, Tacit, Annal. Lib. VI,

Mais

Mais les Romains, non plus que les Grecs, ne fe tuoient communément que lorsqu'ils s'y trouvoient forcés ou pour fauver leur patrie, ou pour conferver leur gloire. Marius eft un exemple fenfible chez les Romains, qu'un grand homme peut fouffrir l'adverfité la plus rigoureuse, fans fonger à s'en affranchir par une mort volontaire. Profcrit, pourfuivi, rẻduir à fe cacher à demi nud dans les rofeaux d'un marais bourbeux, il croit indigne de fon courage de chercher dans la mort du fecours contre fes infortunes.

Marseille païenne autorifoit des Magiftrats à permettre à fes habitans de fe tuer en certains cas. Un ancien Hiftorien (a) nous apprend qu'on gardoit publiquement dans cette ville, de la ciguë préparée pour celui qui vouloit mourir & qui, au jugement du confeil des fix cens (b), avoit prouvé par de bons motifs, qu'il en avoit un jufte fujet. La raifon que cet Ecrivain rapporte pour juftifier cette volonté de mourir, eft un de ces argumens qu'on peut rétorquer, & qui, par conféquent, ne conduisent à aucune conféquence. Celui qui est heureux (dit-il) craint que fon bonheur ne ceffe ; & celui qui eft malheureux, que fon infortune ne continue. Ne peut-on pas répondre que celui qui eft heureux doit efpérer que fon bonheur continuera; & celui qui eft malheureux, que fon malheur ceffera ? Cet Auteur dit encore que le deffein de mourir manifeftoit le grand courage de celui qui fe difpofoit à la mort, mais qu'on le modéroit par une fage & prudente précaution, ne permettant pas à tout le monde de fe tuer quand bon lui fembloit, & ne refusant pas toutefois cette fatisfaction à celui qui le défiroit fagement. Chacun en particulier ( ajoute l'Hiftorien) recevoit cette fatisfaction, qu'il croyoit fa mort fuivie de l'approbation publique. Tel étoit donc le fentiment de cette ville célébre tant vantée par l'Orateur Romain (c), que l'intérêt feul de la République peut empêcher un homme de fe tuer.

Les Druides Gaulois croyoient l'immortalité de l'ame, & cette doctrine faifoit tant d'impreffion fur l'efprit des habitans des Gaules, que fouvent ils fe prêtoient de l'argent, fans autre condition que de fe le rendre en l'autre monde (d). De-là fans doute cette joie que faifoient paroître les Marseillois, à qui la même do&rine étoit paffée, lorfqu'ils inhumoient leurs parens ou leurs amis. Bien loin d'accompagner leurs funérailles de pleurs ou de quelqu'autre marque de deuil, ils le faifoient fuivre d'un feftin de réjouiffance qu'ils donnoient aux principales perfonnes qui y affistoient (e).

(a) Val. Max. liv. II. De externis.

(6) Le gouvernement de Marseille étoit aristocratique. Six cents Sénateurs formoient le Confeil de la Ville. Val. Max, l. II. n. 7.

(c) Cicer. Orat. pro Flacco.

(d) Val. Max. liv. II, chap. VI. num. 10.

(e) Là même, num. 7, 10.

Tome XIV.

B

« PreviousContinue »