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Quelque pénible que soit ce rapprochement à notre instinct national, il est trop impérieusement indiqué par la situation pour qu'il nous soit permis de l'éviter. Lorsqu'en 1783, l'un des actes les plus mémorables de la diplomatie mit le sceau à l'indépendance de fait conquise par la grande nation qui, avant un demi-siècle, sera assise en reine sur le continent entier du Nord-Amérique, il y eut à régler le sort des loyalistes, ces colons qui, fidèles à la métropole, avaient refusé de prendre part à la guerre de l'indépendance. On vit alors un beau spectacle dans le parlement d'Angleterre : M. Pitt, déjà chancelant sous le poids de la dette énorme qu'il avait accumulée sur son pays, monta à la tribune, et demanda qu'une indemnité fût allouée à ces hommes dont la ruine, déjà consommée par la guerre, ne se trouvait qu'implicitement écrite dans le traité. Il demanda que l'Angleterre fit une éclatante application du grand principe de son droit public, qui veut que « les citoyens soient indemnisés des deniers publics pour la perte des propriétés privées que le domaine souverain a cru devoir abandonner aux vainqueurs. » M. Burke repoussa, dans son beau langage, la distinction que le ministre avait cru devoir établir entre les pétitionnaires à l'indemnité, dont les

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uns avaient, à son avis, un droit rigoureux (strict right), tandis que les autres n'avaient que des titres puissants à la générosité et à la compassion nationales.

« La Chambre, dit-il, est obligée en honneur et en

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justice (bound in honour and justice) à faire droit « à la réclamation des loyalistes. Et je puis assurer « la Chambre que cette détermination sera un sujet « de haute gloire pour la nation. »

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M. Fox, qui s'était montré si véhémentement hostile aux loyalistes tant qu'avait duré la guerre à laquelle il voulait voir mettre fin; M. Fox, l'adversaire de Pitt, se leva et dit : « L'indemnité à accorder aux loyalistes n'est point, à mon avis, un acte de <«< libéralité ni de compassion, c'est la consécration « d'un droit rigoureux, non pas un droit au paye<< ment intégral d'une réclamation exagérée, mais << un droit rigoureux à une indemnité en rapport <«< avec ce que les loyalistes ont souffert, et telle «< que la Chambre peut, après un mûr examen, juger <«< convenable de l'accorder. Ainsi, le droit rigoureux «< que je reconnais diffère seulement en définition, << mais non pas en fait et en résultat, du droit rigou<«<reux auquel l'honorable M. Pitt vient de faire << allusion. La proposition de l'honorable M. Pitt

« est non-seulement franche et convenable, mais <«< encore heureuse et généreuse je l'adopte.

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Ainsi se trouvèrent rapprochés un moment, entraînés l'un vers l'autre par un instinct plein de grandeur, ces deux anciens amis qui ne s'étaient séparés qu'après s'être adressé du haut de la tribune les éloquents et touchants adieux dont le parlement garde encore le souvenir. - C'est quelque chose pour les principes que de succomber avec de tels défenseurs!

Quelles objections faisait-on contre un principe qui se défendait de lui-même, que défendaient tant d'esprits éminents et de nobles cœurs? On redoutait les conséquences du précédent à établir: quelle latitude aurait la France pour prendre les intérêts de ses nationaux envoyés à l'étranger, si elle ne pouvait le faire sans s'exposer à encourir, par son intervention, une responsabilité pécuniaire? Le Mexique venait de tirer des traites à l'ordre du gouvernement français pour le payement des indemnités qu'il avait stipulées en faveur de Français dépouillés, la France devait-elle se porter garante du payement de ces traites?

Il fallait que la cause fût bien mauvaise, pour qu'on recourût à de pareils arguments. Nous leur

ferons plus d'honneur qu'ils n'en méritent : nous les laisserons repousser par une noble voix que fait toujours vibrer ce qui est vrai, digne et loyal.

M. de Lamartine a dit dans cette discussion : « Je ne puis donner le même assentiment aux paroles de M. le Ministre des finances, qui vient de prétendre que la garantie de l'indemnité compromettrait, par un précédent dangereux, nos négociations à l'étranger, dans les conflits qui s'élèvent pour des intérêts privés, pour des propriétés particulières de nos nationaux.

<< C'est un principe diplomatique de la plus haute importance, et sur lequel repose la paix du monde, que l'État ne doit jamais intervenir que par ses bons offices dans la défense, dans la garantie des propriétés de nos nationaux à l'étranger. Autrement, il dépendrait du premier Français venu d'engager le gouvernement de son pays dans sa querelle particulière, toutes les fois qu'il aurait été placer ses intérêts sous la protection de l'étranger, y implanter sa fortune, son industrie, au lieu de les placer, dans son propre pays, sous la protection plus directe et plus sainte de son propre gouvernement.

<«< Mais, Messieurs, y a-t-il la moindre analogie entre la situation des Français domiciliés et spoliés à

l'étranger, et la situation des colons de Saint-Domingue? Saint-Domingue était-il donc une terre étrangère? N'était-ce pas une partie du sol national où les fortunes privées des colons se sont englouties dans le même désastre qui a englouti la fortune nationale tout entière?

« N'est-ce donc pas là une indemnité, non pour cause de protection à l'étranger, mais pour cause de compensation, de commisération généreuse, politique, pour une calamité publique?

Mais, Messieurs, je vous prie de vouloir bien prêter attention à une autre considération qui me frappe et qui différencie complétement, selon moi, la cause des colons de celle des Français à l'étranger. L'indemnité, à leur égard, me semble placée, sous un double rapport, à l'abri du droit et de la garantie du gouvernement.

« Qu'est-ce que leur indemnité, Messieurs? Elle est d'abord très-évidemment une condition, une clause du traité que le gouvernement a contracté avec Haïti, tant en 1825, pour 150 millions, qu'en 1838, pour 60 millions, car 60 millions sont ici le prix mis par la France à l'affranchissement de son ancienne possession. C'est là une clause éminemment politique et de droit public; à ce titre, c'est

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