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m'excède ; il faut que j'en finiffe ; j'ai befoin de fommeil ; & vos peintures romanefques, dont je fuis poursuivi, ne me laiffent aucun repos. Victoire ! s'écria Juliette, je m'y attendois, & j'ai prévu le moment de votre bonheur. Eh non, Mademoifelle, vous n'y êtes pas encore, dit le Curé. Ce n'eft pas cependant qu'une révolution fi prompte dans le cœur d'un homme irrité & qui fe croyoit implacable, ne me causât bien de la joie; mais j'avois encore bien des peines à éprouver avant que d'être au bout.

J'écrivis au plus vite à l'Ormon d'arriver; & il ne fe fit pas attendre. La réconciliation de fon oncle avec lui fut fincère & attendriffante : Madame de l'Ormcn, fes enfans dans fes bras, rendit, comme vous croyez bien, le tableau plus touchant encore; & je jouis de ce fpectacle avec délices. Mais je ne fais quelle amertume reftoit au fond du cœur de M. de Glancy. L'Ormon s'en apperçut ; & attentif à ne pas fe rendre indifcret, il le pria, peu de jours après, de lui permettre d'aller, avec fa femme, vaquer aux foins de la moiffon.

Cette fimplicité de mœurs ne déplut point à M. de Glancy. Mais leur départ, au lieu de l'affliger, comme je l'efpérois, parut le foulager d'une fecrète inquiétude; & dès le lendemain arriva M. d'Orambré. Son voyage ne fut pas long; & il s'en alla moins content que de coutume. J'attribuai

efouci que je croyois lui voir, au rappel du a pauvre exilé.

Cependant, l'oncle, fans nous le dire, s'appercevoit d'une altération progreffive dans fa fanté. Il devint tous les jours plus fauvage & plus folitaire. Il ne voyoit que moi.

Sur la fin de l'automne, il eut des pro noftics trop certains de fa mort prochaine. Mon ami, me dit-il un jour, mon fang fe décompofe, ma poitrine s'engage, & je commence à refpirer péniblement; il eft temps de penfer à moi. Vous m'avez vu. profondément bleffé de la conduite de l'un de mes neveux. Dans ma colère, je fis un teftament, & dans ce teftament je le déshéritai. J'inftituai l'autre mon légataire univerfel. Je l'appelai; & en exigeant que le fecret de mes dernières volontés ne fût révélé qu'après moi, je l'en rendis dépofitaire. Ma colère s'eft appaifée ; & la Nature, ou, fi vous voulez, la justice a repris fes droits. J'ai fait rappeler d'Orambré, & je lui ai demandé ce teftament déposé dans fes mains. "Eh quoi! mon oncle, m'a» til dit, avez-vous pu croire que je » laifferois fubfifter un acte que le chagrin » vous avoir dicté? J'ai refpecté votre reffentiment; mais il auroit été cruel à » moi d'en abufer. Je fuis riche, l'Ormon ne l'eft pas; votre héritage est sa seule elpérance. Votre teftament l'en privoit; » je l'ai brûlé. J'efpère que mon oncle

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» voudra bien me le pardonner «. Mon ami, s'il eft vrai qu'il l'a brûlé, c'est une, belle action; & je l'en crois capable : je n'ai jamais rien vu de ce jeune homme qui ne témoigne en fa faveur; mais je fuis naturellement foupçonneux, je vous le confeffe; & s'il m'avoit trompé !... A ces mots, fes yeux fe fixèrent fur les miens, pour me confulter; mais les miens fe baifsèrent, & mon filence fut ma réponse. A demain, me dit-il je vois que c'est ici une des chofes fur lefquelles il ne faut jamais demander confeil.

Le lendemain, nouveau tête-à-tête. Celui-ci fut intéreffant. Mais il me fit promettre d'en garder le fecret jufqu'aux dernières extrémités; je le promis, & je veux lui tenir parole.

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Dès ce moment, tous les nuages de fa pensée me semblèrent fe diffiper. Il fit venir fes deux neveux, les traita l'un & l'autre avec une bonté pareille, leur recommanda la concorde, pria Mde. de l'Ormon d'oublier le paffe, careffa fes enfans & parmi ces careffes, tourna fouvent les yeux vers moi avec douceur, en figne de recommandation. Dieu fait fi j'en avois befoin! La veille de fa mort, exhortant d'Orambré à fe choifir, comme l'Ormon, une vertueufe compagne : Hélas! dit-il, je me fuis dérobé le feul prix de la vie, j'en ai perdu le charme, quand je me fuis condamné moi-même à cette froide & trifte viduité du célibat, Son

Son caractère naturellement bon, avoit perdu toute fon âpreté; fon ame s'étoit amollie; & la manière douce & tendre dont il avoit reçu & recueilli dans fon fein POrmon, fa femme & fes enfans, les avoit vivement touchés. Ils le pleuroient comme un bon père; mais leur douleur étoit fans fafte: celle de d'Orambré fit plus d'éclaɛ. Ainfi quelques jours fe paffèrent, après les funérailles, à mêler enfemble nos larmes & à répandre nos regrets.

Cependant je m'appercevois qu'infenfiblement d'Orambré prenoit dans la maifon l'air & le ton de maître, qu'il avoit l'œil à tour, & qu'il s'étoit faifi des clefs. Je crus donc voir de l'équivoque dans fes intentions, & je voulus m'en éclaircir.

Je demandai aux deux neveux s'il ne convenoit pas de faire mettre les fcellés dans la maison, en attendant que l'on fit l'inventaire ? Cela eft inutile, me dit d'Orambré d'un air froid: nous n'aurons point de demêlé enfemble. Et quand je fus feul avec lui: M. le Curé, me dit-il, vous m'avez mis mal à mon aife. Je ne veux point affliger l'Ormon. Cependant il faut qu'il connoiffe notre fituation respective. Vous favez quelle a été pour moi l'estime l'amitié de M. de Glancy. J'étois garçon, il me connoiffoit peu difpofé au mariage, il regardoir mes biens comme allurés à l'Ormon & à fes enfans. Il a ben voulu joindre fon héritage au mien, & m'en N°. 23. 5 Juin 1795. S B

rendre dépofitaire. Il m'a inftitué fon légataire univerfel; & l'acte qui contient fa volonté dernière et en mes mains, j'en fuis porteur. C'eft une chofe fâcheufe à dire face à face; vous êtes bon & fage vous êtes notre ami; c'est à vous de la faire entendre.

Monfieur, lui dis-je, il eft poffible que dans un moment de violence & de colère la bonté naturelle de M. de Glancy ait éprouvé quelque altération, Mais c'eft un de ces mouvemens que l'on doit oublier: la Loi les défavoue; & une probité délicate ne doit jamais s'en prévaloir. Je ne fais pas pourquoi, me dit il d'un ton fec, vous attribuez à la colère une prédilection conftante, invariable, connue de tout le monde, & dont vous-même avez été témoin. Je la fuppose, répliquai - je, cette prédilection, dont vous ayez pour vous toutes les apparences; a-t-elle pu rendre cruel, injufte, impitoyable jufqu'au dernier fcupir, un homme naturellement & fincèrement vertueux? Avez-vous pu le croire? Oferiez-vous le dire? Oferiez-vous bien l'affirmer? Monfieur le Curé, reprit-il, votre zèle paffe les bornes. Je me modère; imitez-moi. Pardon, Monfieur, lui dis-je, & feulement deux mois encore. La Nature & la Loi font un jufte partage des biens de M. Glancy. Riche comme vous l'êtes, n'en eft-ce pas affez pour vous de la moitié? En enviez-vous l'autre à M. de l'Or

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