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IV

Cuers, chef-lieu de canton, est une charmante petite ville, bâtie en amphithéâtre au pied des collines, entourée de vertes et fertiles prairies. De tous les pays du Var, Cuers était et est resté peut-être le plus démocratique. C'est à cela sans doute qu'il doit la renommée d'exaltation farouche, dont la Réaction victorieuse s'est plu à l'entourer.

A l'époque du coup d'État, l'idée républicaine y comptait un grand nombre d'adhérents. Plusieurs chambrées, parmi lesquelles la Pomone, y avaient été organisées.

La Pomone était le centre d'action des démocrates. Les citoyens les plus compromis dans les troubles de décembre en faisaient partie.

Le coup d'État fut connu à Cuers dans la journée du 2 décembre. Le 2 et le 3 se passèrent dans un calme relatif. Le 4 décembre, le bruit se répandit dans la ville que la Révolution avait éclaté dans Paris, qu'elle était victorieuse, que la République triomphait. Les patriotes commencèrent alors à s'agiter... Des hommes furent placés à chaque avenue du pays, avec mission de faire rentrer chez eux les travailleurs des champs. « Retournez chez « vous, leur disaient-ils, et attendez de nouveaux ordres; la République va peut-être avoir « besoin de vos services. >>

Vers une heure de l'après-midi, l'agitation augmentant, et les nouvelles les plus contradictoires de Paris arrivant de toutes parts, il fut décidé à la Pomone, malgré l'avis formel du docteur Long, opposé à une manifestation insurrectionelle, à ses yeux inopportune, que l'on se transporterait en masse à la mairie pour demander communication des dépêches venues. de la capitale. Ce projet fut exécuté sur-lechamp, et une foule considérable se réunit devant l'Hôtel de ville.

Parmi les plus connus des agitateurs, on voyait Bernard l'aîné, dit Testo-dé-Pei, et Mourre, dit le Pacifique. Bernard était un ancien boulanger, garçon d'une nature bornée, mais droite et excellente. Quant à Mourre,

propriétaire aisé, son surnom seul indique les tendances et les habitudes de son caractère conciliateur.

Bernard demanda, au nom du peuple, communication au maire des dépêches du ministre de l'intérieur. Le maire de Cuers se nommait M. Barralier. En dehors de ses opinions légitimistes enracinées, M. Barralier était naturellement entêté et d'une obstination invincible. La demande des républicains était des plus inoffensives... Dans les autres communes du Var, les insurgés réclamèrent souvent la communication des dépêches du gouvernement, et nulle part la municipalité ne jugea prudent ni sage de la refuser.

M. Barralier assura n'avoir rien à communiquer; puis, profitant d'un moment d'hésitation de la foule, il disparut pour aller chercher la gendarmerie.

Les patriotes, en présence de la réponse évasive du maire, pensèrent que l'insurrection était victorieuse à Paris. Cette croyance ne contribua pas peu à accroître la fièvre populaire.

Cependant le maire était arrivé à la caserne de gendarmerie. Le brigadier Lambert retournait à peine d'une course à Collobrières. Le maire, sans lui donner le temps d'achever son repas, le somma de l'accompagner et de

lui prêter main-forte. Lambert était un brave militaire; il se leva sans mot dire et se mit à la disposition de M. Barralier.

Le brigadier en arrivant, suivi de ses quatre hommes, sur la place, aperçut cette foule immense, toute frémissante et surexcitée. Comprit-il combien périlleuse et inutile était l'intervention exigée par le représentant de l'autorité? Je ne sais. Toujours est-il que Lambert était très-pâle quand il parut devant le peuple.

Les gendarmes furent entourés aussitôt... Autour d'eux, le peuple ondulait comme une mer houleuse! Ce mouvement de roulis sépara brusquement M. Barralier de ses défen

seurs.

Les gendarmes voulurent sans nul doute le rejoindre. Un tumulte indescriptible régnait en ce moment sur la place. En voyant ces militaires, les citoyens avaient songé à l'imminence de la lutte.

Pour se dégager, les cinq hommes firent mine de dégainer. Leurs sabres sortaient à peine du fourreau que plus de cinquante mains les arrêtaient. Les patriotes, qui étaient en arrière de plusieurs pas, crurent à une collision... Des cris : « aux armes ! » furent poussés de tous les côtés. Un roulis plus furieux que les autres ébranla cette masse en délire... Tout-à-coup une détonation terrible retentit...

et le malheureux brigadier-le crâne fracassé - tomba sans pousser un seul gémissement! Le meurtrier, Jacquon, était un jeune homme de vingt-deux ans à peine, dont le passé était irréprochable.

La mort du brigadier était, pour l'insurrection de Cuers, un malheur irréparable. Aussi, la consternation devint-elle générale quand on apprit cette catastrophe. Insensiblement, la place se vida et la plupart des magasins furent fermés. Personne ne sembla vouloir prendre une part quelconque dans la responsabilité de cet assassinat.

Ai-je besoin d'ajouter que ce coup de fusil, parti de la main de Jacquon, fut le résultat du plus déplorable entraînement et, dans tous les cas, un crime dont lui seul dût porter le poids? On a parlé de je ne sais quel mot d'ordre sinistre donné de tuer les gendarmes. Cette assertion ne soutient pas l'examen. D'abord, dans les têtes provençales, un moment d'exaltation peut bien avoir de funestes résultats... mais, au sein de ces populations généreuses de notre département, jamais le meurtre n'a été ainsi froidement prémédité et réalisé. Je n'ignore pas qu'on a voulu depuis, pour ce fait unique, entourer la ville de Cuers d'une auréole sanglante. Je me demande en quoi Cuers aurait mérité cette sinistre renommée ?

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