Page images
PDF
EPUB

REVUE

D'HYGIÈNE

ET DE

POLICE SANITAIRE

BULLETIN

L'ÉTAT ACTUEL DE L'HYGIÈNE EN FRANCE,

Par le Dr VALLIN,

Membre de l'Académie de médecine,

Président du Conseil d'hygiène de la Seine.

Au moment où j'abandonne la rédaction de cette Revue pour prendre un repos relatif, je veux dire toute ma pensée sur l'état actuel de l'hygiène en France au point de vue de l'enseignement, de la science et de la pratique; je le ferai en toute sincérité et sans amertume, avec une entière indépendance, et j'espère ne blesser personne, n'ayant d'autre souci que l'intérêt d'une branche de la médecine que j'ai cultivée avec passion quoique sur le tard, et que je considère comme la science de l'avenir.

Il ne faut pas se faire d'illusion; malgré de nombreux progrès réalisés depuis vingt ans, on ne peut nier que l'hygiène n'a pas actuellement en France, dans la pratique comme dans la science, la place et l'importance qu'elle mérite et qu'elle occupe dans les autres pays; incontestablement la France est à ce point de vue en retard sur les nations voisines.

Chose surprenante! l'hygiène est bien accueillie par le public; elle n'est pas en faveur auprès des médecins. A quoi cela tient-il? A plusieurs causes, les unes d'intérêt professionnel, les autres de nature scientifique.

REV. D'HYG.

25408

XXIV. -1

D'abord, beaucoup de médecins praticiens n'ont pas la foi, en matière d'hygiène. Pour la grande majorité, elle reste cette chose banale qu'était autrefois l'hygiène, qui ne s'apprend pas, qu'on devine et qu'on improvise avec une instruction générale et un peu de bon sens, qu'on n'a pas plus besoin d'étudier pour la pratique que pour les examens de doctorat. Ces médecins paraissent ignorer la transformation qui s'est opérée depuis vingt ans dans cette science.

Pour d'autres, les mesures d'hygiène sont choses administratives qui ne regardent pas les médecins; ce sont des questions d'usages et de mœurs, des utopies quelque peu ridicules, des rêves irréalisables. Je n'en veux pour preuve qu'un petit exemple, qui me semble topique, et c'est pour cela que j'y reviens toujours. Combien y a-t-il à Paris de médecins qui, en tête de la consultation qu'ils donnent à un phtisique, inscrivent : « se munir d'un crachoir de poche»? Je laisse de côté quatre ou cinq de mes collègues et amis qui sont à la tête de la croisade contre le danger des crachats tuberculeux; quand on en parle aux autres confrères, la plupart vous répondent avec un ton dédaigneux « Vous n'obtiendrez jamais que les malades emportent un crachoir dans leur poche et s'en servent en public; c'est ridicule ». Au lieu de combattre des préjugés et des habitudes aussi dangereuses que malpropres, que tout le monde et eux-mêmes condamnent en théorie, ils soulèvent les objections et sont presque en retard sur le public. Je le répète, il leur manque la foi !

L'expérience de ces dernières années prouve que beaucoup de praticiens considèrent les mesures d'hygiène comme une cause de gêne et d'ennuis pour l'exercice de la clientèle; c'est pour eux une entrave à la liberté professionnelle, une sujétion intolérable. L'exemple le plus saisissant est la levée de boucliers provoquée par la loi sur la déclaration des maladies transmissibles; la résistance deviendra plus grande encore quand la loi sanitaire aura rendu la désinfection obligatoire. Jamais un médecin jusqu'ici n'avait cru commettre une infraction au secret médical en disant dans la conversation que tel enfant avait le croup ou la scarlatine. Mais depuis que la loi le délie du secret professionnel et l'oblige à faire la déclaration des maladies les plus contagieuses, la résistance devient chaque jour plus grande; l'intérêt professionnel l'emporte sur l'intérêt de la santé publique. Si tous les médecins, sans aucune excep

tion, étaient d'accord pour obéir à la loi, ce qui est le devoir de tous les bons citoyens, si aucun d'eux ne s'abstenait de faire la déclaration prescrite, il ne serait plus possible à un client de conserver son enfant atteint de variole dans son arrière-boutique, et c'est vainement qu'il menacerait son médecin de le remplacer par un autre s'il envoyait à la préfecture de police le bulletin prescrit par l'article 15 de la loi du 30 novembre 1892.

Il en est de même pour les certificats concernant la rentrée dans les écoles après une maladie contagieuse, etc. Le plus grand nombre des médecins se désintéressent de la désinfection pendant et après les maladies transmissibles; quelques-uns s'y intéressent trop. J'entends expliquer l'hostilité sourde ou avouée des médecins praticiens contre l'hygiène par le fait que celle-ci, prévenant beaucoup de cas de maladie, fait diminuer le nombre des malades et rend l'exercice de la profession plus pénible je ne veux pas le croire, c'est prêter gratuitement à nos confrères des sentiments odieux et inavouables. Mais ce sont là des considérations accessoires : j'ai hâte d'aborder un point de vue plus élevé.

Je suis aujourd'hui persuadé que l'exercice professionnel de la médecine est incompatible avec l'étude scientifique et la pratique de l'hygiène publique. Je n'aborde pas ce sujet sans une certaine crainte; je n'ai pas toujours eu cette opinion; elle est le résultat d'une longue expérience. J'ai passé la plus grande partie de ma vie dans les hôpitaux: pendant une longue carrière d'enseignement, j'ai été tour à tour répétiteur ou agrégé de pathologie, de thérapeutique et d'hygiène à l'École de santé de Strasbourg, d'épidé miologie et de clinique au Val-de-Grâce; puis pendant douze ans professeur titulaire de la chaire d'hygiène; j'ai constamment été chargé d'un service d'hôpital, de conférences ou de cliniques au lit du malade; j'ai été pendant vingt ans un membre actif de la Société Médicale des hôpitaux ; je puis donc parler sans parti pris. Eh bien, aujourd'hui, ma carrière terminée, je déclare que c'est une erreur de vouloir faire marcher de front la pratique journalière de la médecine, c'est-à-dire la clinique, avec l'étude et l'enseignement de l'hygiène. Dobroslavine avait en 1881 exprimé cette opinion, qu'on ne devait pas être à la fois médecin et hygiéniste Revue d'hygiène, 1881, p. 161), et j'en avais été offensé, parce que je le comprenais mal; il ne parlait pas du titre de docteur; il voulait dire qu'on ne peut pas être à la fois praticien et hygiéniste;

et il avait raison. Prenez les noms des plus célèbres hygiénistes contemporains, de ceux qui ont fait faire de grands progrès à l'hygiène moderne, qui ont été ou qui restent des maîtres: von Pettenkofer, R. Koch, Pasteur, Roux, Parkes, de Chaumont, Flügge, Behring, Pagliani, van Ermengem, Löffler, Erismann, Buchner, F. Hofmann, Max Gruber, Gaertner, etc. Vous n'en trouverez pour ainsi dire aucun qui ait été médecin praticien, même médecin d'hôpital. Tous sont docteurs en médecine assurément, sauf Pasteur; mais ils ont vécu bien plus dans leur laboratoire qu'auprès du lit des malades; ils se sont spécialisés; c'est pour cela qu'ils ont fait faire des progrès à la science, qu'ils ont créé des écoles, fait des élèves et contribué à l'adoption des mesures pratiques de l'hygiène dans leur pays.

C'est une opinion arriérée de prétendre qu'une éducation unique et uniforme est nécessaire pour toutes les branches de la médecine. Sans doute il y a un fond général que chacun doit connaître, et je crois indispensable qu'on soit docteur en médecine pour être apte à devenir un hygiéniste complet. Il faut avoir fait de bonnes études, et autant que possible avoir passé par l'internat; pendant ces annéeslà au moins on aura été en contact direct avec les malades, occasion qu'on ne retrouvera pas plus tard, puisqu'on renoncera forcément, au bout de peu d'années, à la pratique et à la clinique. Les spécialisations, dédaignées autrefois, paraissent aujourd'hui d'une nécessité évidente, plus encore peut-être pour l'étude et l'enseignement d'une branche des sciences médicales que pour la pratique de cette spécialité. La division du travail s'impose, et un vrai savant ne peut mener de front plusieurs études qui n'ont pas entre elles de lien nécessaire: Claude Bernard, Brown-Séquard, Marey, etc., n'ont été ni médecins des hôpitaux ni cliniciens; ils n'avaient pas le temps de l'être; il en est de même de Wurtz, Roux, Gautier, Ranvier, Richet, Mathias Duval, Malassez, etc. L'hygiène, comme la physiologie, l'histologie, la bactériologie, la chimie, etc., exige la vie de laboratoire; à part de rares exceptions, et j'en connais, il est difficile de passer la matinée dans son service d'hôpital, la journée devant son microscope et sa table d'expériences; l'effort est trop grand, les champs d'études sont trop étendus, et l'un des deux court le risque d'être sacrifié à l'autre.

Aujourd'hui, le jeune docteur qui veut se consacrer spécialement à l'hygiène et aborder utilement cette science doit compléter son

« PreviousContinue »