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de commissaire extraordinaire. Ses ministres, dont il voyait l'abattement et dont il soupçonnait la tiédeur, lui semblaient désormais impuissants à défendre ses droits. Pour faire un dernier appel au patriotisme des Chambres, il avait plus de confiance dans l'ardeur et la fermeté de Lucien. « Allez, dit-il, et parlez de l'intérêt de la France qui doit être cher à tous ses représentants. A votre retour, je prendrai le parti que me dictera mon devoir1. »

L'empereur quitta le salon pour aller respirer sous les grands arbres du jardin. Lucien le suivit. Il avait accepté sa mission à contre-cœur ; il jugeait qu'obtempérer à l'audacieuse sommation des députés en leur envoyant les ministres serait déjà une sorte d'abdication. Il conseilla de nouveau à l'empereur de dissoudre la Chambre. A cette époque, le jardin de l'Elysée avait pour clôture un saut de loup et un petit mur très bas, en partie écroulé. La foule qui s'amassait dans l'avenue Marigny en criant: « Vive l'empereur! » et « Des armes! des armes ! » aperçut Napoléon au débouché de la grande allée. Les acclamations redoublèrent. « — Eh bien! dit Lucien, vous entendez ce peuple ?... Un mot, et les ennemis de l'empereur auront succombé. Il en est ainsi par toute la France. L'abandonnerezvous aux factions? » L'empereur s'arrêta, salua de la main la foule hurlante, et répondit à son frère, ému jusqu'aux larmes de la grandeur de ses paroles : Suis-je plus qu'un homme pour ramener une Chambre égarée à l'union qui seule peut nous sauver? ou suis-je un misérable chef de parti pour allumer la guerre civile? Non! jamais! En brumaire,

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1. Mémoires manuscrits de Marchand. Fleury de Chaboulon, II, 205-206. Rovigo, VIII, 146. Lucien Bonaparte, La Vérité sur les Cent Jours, 58-59. Lettre des ministres au président de la Chambre, 21 juin (Moniteur, 22 juin).

nous avons pu tirer l'épée pour le bien de la France. Pour le bien de la France, nous devons aujourd'hui jeter cette épée loin de nous. Essayez de ramener les Chambres. Je puis tout avec elles. Sans elles, je pourrais beaucoup pour mon intérêt, mais je ne pourrais pas sauver la patrie. Allez, et je vous défends en sortant de haranguer ce peuple qui me demande des armes. Je tenterai tout pour la France; je ne veux rien tenter pour moi1.

Quelques instants après, l'empereur exprima les mêmes sentiments à Benjamin Constant qu'il avait mandé, et qu'il reçut dans le jardin. Les « Vive l'empereur! » et les cris: « Aux armes ! » continuaient autour de l'Elysée. Benjamin Constant qui, le matin, avait considéré l'abdication comme funeste et qui, depuis la révolte de la Chambre, ne voyait plus d'autre issue, écoutait avec anxiété «< ces manifestations d'un enthousiasme en quelque sorte sauvage. » Il songeait à l'unique mais terrible ressource qui restait à Napoléon s'il déchaînait la démagogie en l'excitant par les spoliations et le sang. « Cet homme, pensait-il, pourrait être le Marius de la France, et la France deviendrait le tombeau des nobles et peut-être le tombeau des étrangers. » L'empereur avait longtemps gardé le silence, les yeux fixés sur la foule qui l'acclamait; il dit soudain : « — Vous les voyez ce n'est pas eux que j'ai comblés d'honneurs et gorgés d'argent. Que me doivent-ils ? Je les ai trouvés, je les ai laissés pauvres. Mais l'instinct de la nécessité les éclaire, la voix du pays parle en eux. Si je le veux, dans une heure, la Chambre re

1. Lucien Bonaparte, La Vérité sur les Cent Jours, 59-61 et 56-57. Cf., sur les attroupements autour de l'Elysée, Mémoires manuscrits de Mme de X. Mémoires manuscrits de Marchand. Benjamin Constant, Mém. sur les Cent Jours, II, 139-140. Meneval, II, 348, Barante, Souvenirs, II, 156. Général Thiébault, Mém. V, 365.

belle n'existera plus... Mais la vie d'un homme ne vaut pas ce prix. Je ne veux pas être le roi de la Jacquerie. Je ne suis pas revenu de l'île d'Elbe pour que Paris soit inondé de sang1.»

III

Il était six heures quand Lucien, accompagné des ministres de l'intérieur, des affaires étrangères, de la guerre et de la police, entra dans la salle des séances. La nouvelle qu'une foule énorme acclamait l'empereur autour de l'Elysée avait jeté l'alarme parmi les députés. Le bruit courait que des ordres étaient donnés d'assembler les dépôts de la garde et deux bataillons de tirailleurs fédérés pour les faire marcher contre la Chambre 3. A l'arrivée du président des Cinq-Cents au 18 brumaire, chacun sentit un frisson; on regardait instinctivement si derrière les commissaires de l'empereur ne luisaient pas des baïonnettes. L'assemblée reprit son assurance en voyant l'attitude embarrassée de Lucien et la sérénité de Fouché. Sur la demande du prince, la Chambre se forma en comité secret. Lucien lut le message où l'empereur disait en substance que les négociations allaient être rouvertes pour mettre un terme à la guerre, si cela était compatible avec l'indépendance et l'honneur de la nation, et que le prince Lucien et les ministres étaient chargés de donner à la Chambre tous les renseignements qu'elle pourrait

1. Benjamin Constant, Mém. sur les Cent Jours, II, 133-140. Cf. Lettres à Mme Récamier, 190-191, 192-193. (Ces lettres sont du 21 juin au matin et du 21 juin au soir). Journal, 156.

2. Les Deux Chambres de Buonaparte, 132, note 1.

3. Esquisse histor. sur les Cent Jours, 39-40. Cf. la déclaration de Davout à la fin de la séance du 21 juin (Moniteur, 22 juin).

désirer. « La plus grande union est nécessaire, terminait l'empereur, et je compte sur la coopération et le patriotisme des Chambres et sur leur attachement à ma personne. » Lucien acheva cette lecture par un appel à l'union entre les corps politiques; puis Davout, Caulaincourt et Carnot, montant tour à tour à la tribune, donnèrent quelques renseignements d'un optimisme timide sur les ressources militaires et les espérances diplomatiques1.

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Jay, l'homme de Fouché, prit la parole: « Je ne me dissimule pas, dit-il avec emphase, le danger auquel je m'expose si la proposition que je vais faire n'est pas soutenue par la Chambre tout entière. Mais dussé-je essuyer le même sort que les anciens députés de la Gironde, je ne reculerai pas devant mon devoir. Avant d'émettre ma proposition, je prie le président d'interpeller les ministres de déclarer avec franchise s'ils pensent que la France peut résister aux armées combinées de l'Europe, et si la présence de Napoléon n'est pas un obstacle invincible à la paix? >>

Fouché avait posé la question par la bouche de son compère Jay. Il se chargea lui-même de la réponse. Tandis que les ministres hésitants se consultaient du regard, le traître, sans leur laisser le temps de prendre un parti, dit négligemment que « les ministres n'avaient rien à ajouter à leurs rapports antérieurs ». Prenant acte de cette déclaration évasive, Jay montra l'armée décimée, épuisée, incapable d'opposer une résistance efficace à l'étranger, dont les forces croîtraient chaque jour, et rappela les

1. Moniteur, 22 juin. Esquisse histor. sur les Cent Jours, 40. Lucien Bonaparte, La Vérité sur les Cent Jours, 50-52 et 57. Les Deux Chambres de Buonaparte, 132. La Fayette, Mém., V, 453.

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manifestes des puissances, qui s'étaient coalisées non contre l'indépendance de la nation française, mais contre la seule personne de Napoléon1. » Encouragé par l'approbation de la Chambre, il interpella Lucien « Vous, prince qui avez montré un noble caractère dans l'une et l'autre fortune, souvenez-vous que vous êtes Français, que tout doit céder à l'amour de la patrie. Retournez vers votre frère; dites-lui que l'assemblée des représentants du peuple attend de lui une résolution qui lui fera plus d'honneur dans l'avenir que ses nombreuses victoires; dites-lui qu'en abdiquant le pouvoir il peut sauver la France qui a fait pour lui de si grands et de si pénibles sacrifices. >>

Le coup était porté. Lucien tenta d'y parer. Il opposa aux paroles de Jay sur la désorganisation de l'armée le tableau des ressources qui restaient en hommes et en matériel. « Quant à l'étranger, conclut-il, quelle confiance pouvez-vous avoir dans ses déclarations. Les Alliés ne combattent, disent-ils, que contre l'empereur. Quelle dérision! C'est pour envahir la France, c'est pour se partager ses provinces que les puissances se sont armées. Je le répète, ce n'est pas Napoléon que l'Europe veut attaquer, c'est la nation française. Et on propose à la France d'abandonner son empereur! On l'exposerait devant le tribunal des peuples à un jugement sévère sur son inconstance et sa légèreté. » A ces mots, La Fayette se leva et s'écria avec véhémence : « C'est une assertion calomnieuse? Comment a-t-on osé accuser la nation d'avoir été légère et peu persévérante

1. Jay faisait allusion à la Déclaration du cabinet de Londres, du 25 avril, et à l'Office uniforme des autres cabinets, du 6 mai, portant que les puissances feraient des efforts communs contre Napoléon sans dessein d'imposer à la France un gouvernement particulier. (1815, I, 463.) Mais jamais les puissances n'avaient déclaré qu'elles arrêteraient leurs armées si Napoléon était détrôné.

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