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Pour prouver cette thèse, l'auteur invoque beaucoup de textes. Selon lui, « il n'y a d'étude juridique sérieuse que les textes en main » et il a raison; mais encore faut-il avoir en main tous les textes, et c'est ce que l'auteur, paraîtil, n'avait pas, lorsqu'il a rédigé son Étude, malgé sa promesse de «< mettre sous les yeux du public les textes com<<< plets de ces vieux traités qu'on invoque à tort et à travers, << sans en connaître parfois ni la lettre, ni l'esprit. »

Voici ce qu'il nous dit :

« Or, en ce qui concerne la clause de neutralisation, à <<< quel texte renvoie le Traité de Turin ?... il renvoie au <«<texte du protocole du 29 mars 1815; il désigne l'art. 1er « de ce protocole comme contenant les dispositions relatives « à la neutralité de la Savoie et comme pour donner une « preuve éclatante de la faillibilité humaine dans les négo<«< ciations les plus graves il se trompe de date; l'art. 1er « du protocole du 29 mars 1815 ne dit rien de la neutralité << de la Savoie.. >>

Une preuve éclatante de la faillibilité humaine! Toute phrase philosophique fait bien dans un plaidoyer. Mais c'est à condition de tomber juste. Malheureusement, il se trouve que ce ne sont point les hommes d'Etat, réunis à Turin pour y signer un traité, qui se sont trompés de date; c'est l'auteur de l'Étude qui comme pour donner une preuve éclatante de la faillibilité humaine s'est trompé

de texte.

Il ne s'est pas douté qu'il y avait deux Protocoles de Vienne, signés le même jour, le 29 mars 1815, dont l'un est l'annexe ou l'appendice de l'autre. Il ne connaît que le premier et, quand le Traité de Turin se réfère au second, il accuse le dit Traité de contenir une erreur de date et de commettre une grosse bévue.

Le Journal de Genève a répliqué à sa brochure en le rendant attentif à l'erreur qu'il avait commise. Le 20 octo

bre 1883, l'auteur a adressé à ce journal, comme duplique, une lettre qui renferme des choses curieuses. L'auteur reconnaît avoir ignoré le second Protocole du 29 mars 1815 : Mais, observe-t-il, qu'est-ce que cela fait, puisque j'ai inséré le Memorandum de la Sardaigne du 26 mars 1815, lequel est identique, sauf le titre, avec le protocole en question?

Or, il se trouve que les deux pièces ne sont pas identiques. Elles diffèrent sur plusieurs points, entre autres sur un point très important, puisque c'est là-dessus que porte une des principales argumentations de l'auteur. Le Memorandum dit: « les troupes sardes pourront se retirer,» tandis que le Protocole dit : « se retireront ». Ceci n'est pas du tout la même chose, puisque, dans le premier cas, il y a faculté, tandis que, dans le second, il y a obligation de se retirer, Mais l'auteur maintient quand même son dire:

<«< En tout cas, dit-il, l'argumentation que j'ai déduite des « mots : « les troupes sardes pourront se retirer, » et qui « démontre combien est invraisemblable cette théorie de « l'évacuation obligatoire qu'on ose encore soutenir aujourd'hui sans crainte de blesser le bon sens et les textes1, cette

la

1 Nous violons le bon sens et les textes! Cependant nous trouvons cité à page 12 de la brochure, le texte suivant :

«Les troupes armées d'aucune puissance ne pourront ni séjourner ni « passer dans les provinces ci-dessus, à l'exception de celles que la Confé« dération helvétique jugerait à propos d'y placer.»

C'est triste à dire, mais nous venous de découvrir que notre entendement et notre bon sens sont en défaut; car nous avons beau lire et relire ce texte, nous ne pouvons y voir autre chose, si ce n'est que des troupes auxquelles il n'est perinis ni de stationner, ni de passer dans un pays, sont, si elles ne veulent pas désobéir au traité qui le leur défend, obligées d'évacuer ce pays. Mais la science du droit international enseigne probablement qu'il y a des interprétations hors de la portée du vulgaire. L'auteur, en effet, donne à entendre que ce texte a fort peu de valeur, parce qu'il n'est composé que de deux lignes. » Nous serions bien aise, en « vue d'autres cas, d'être renseigné sur le nombre de lignes qu'une convention internationale doit avoir pour être valable.

«En outre, ajoute l'auteur, rien, dans ces deux lignes, ne démontre <«< que cette disposition soit au profit de la Suisse plutôt qu'au profit de la << Sardaigne. >>

Peu nous importe si ces deux lignes sont plus profitables à la Sardaigne qu'à la Suisse. Nous estimons qu'elles nous sont profitables et, quand même elles le seraient cent fois plus pour la Sardaigne, ces deux lignes sont écrites et nous ne voulons pas qu'on les efface.

<«< argumentation subsiste tout entière. Elle s'appuie non<<< seulement sur le texte dú memorandum que j'ai cité et « que je dois croire exact jusqu'à preuve du contraire, etc. »

Nous avions cru jusqu'ici, dans notre ignorance toute helvétique, qu'un memorandum n'était pas autre chose qu'un mémoire ou un projet de loi présenté pour être adopté, rejeté ou amendé par un corps délibérant, et n'ayant en luimême aucune force de loi.

Mais l'auteur veut qu'il en soit autrement. Le Protocole, c'est-à-dire l'Arrêté du Congrès de Vienne du 29 mars, ne lui plaît pas, il gâte son argumentation. L'auteur veut donc qu'on lui préfère le texte du Memorandum, c'est-à-dire du projet de rédaction 1.

Nous doutons cependant que devant la Cour de Paris un avocat puisse faire rendre un jugement sur un projet de loi

:

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1 L'auteur dit avoir trouvé ce memorandum dans un recueil inofficiel français édité par M. de Clercq. Il prétend d'abord que le dit memorandum est du 26 mars, tandis que dans la réimpression faite par lui-même, il porte la date du 18 mars. Il donne ensuite à entendre (étrange prétention), que puisqu'il n'a rien trouvé d'autre dans le recueil français de M. de Clercq, rien d'autre ne peut exister ailleurs. Enfin, il veut encore que le dit memorandum ait été approuvé par le protocole du 29 mars, tandis que c'en est un tout autre (celui-là bien réellement daté du 26 mars, qui l'a été. Ce que nous savons, pour notre part, c'est que M. de Saint-Marsan, ministre de Sardaigne, a présenté successivement plusieurs rédactions de memoran dum. L'un d'eux, entre autres, fut communiqué aux délégués genevois dès le 1er mars, et celui-lå porte déjà les troupes sardes se retireront. Quant à celui du 18 mars, dont l'anteur de l'Etude prétend tirer parti, s'il a réellement été présenté dans une séance tenue le 26 mars, il en est sorti modifié et amendé. Les mots les troupes sardes se retireront ont été rétablis pour entrer dans la rédaction définitive du Protocole du 29 mars 1815 et passer de là dans le Traité de Vienne, dont il est devenu l'art. 92. Or, quand, à la votation, on modifie les termes d'un texte, c'est qu'on a entendu condamner positivement les termes du projet. L'existence qui nous est révélée du memorandum du 18 mars est donc une preuve de plus que le Protocole du 29 mars n'a pas été rédigé sans intention comme nous le possédons aujourd'hui avec la signature des représentants des puissances. Le Protocole du 29 mars 1815, avec les mots se retireront, peut se lire, non seulement dans les recueils officiels suisses, mais encore dans les Traites publics de la Maison de Savoie, publiés par ordre du roi, Turin, 1836, Tome IV, page 66 et page 136 (Traité de Vienne du 9 juin 1815, art. 92), et enfin dans une circulaire de M. Thouvenel du 7 avril 1860, document que l'auteur du plaidoyer ne reniera pas.

en faisant déclarer que la loi elle-même qui a amendé le projet n'a aucune valeur,

Notre but n'est point d'accompagner l'auteur tout le long de ses argumentations. Ce que nous venons de dire suffit déjà pour qu'on se demande quelle confiance le lecteur peut avoir dans un plaidoyer qui s'appuie sur des pièces triées pour les besoins de la cause, et qui, mis en présence d'un texte embarrassant, le prétend annulé par un texte antérieur en date et n'ayant pas force de loi.

Il est cependant nécessaire d'examiner encore un des arguments sur lesquels l'auteur appuie sa conclusion.

Suivant lui, la neutralisation de la Savoie du Nord est le corrélatif des communes cédées par la Sardaigne à la Suisse, et Victor-Emmanuel Ier n'a cédé ces communes qu'en échange de l'extension de la neutralité suisse sur quelques-unes de ses provinces. D'où il découle que la Suisse n'a aucun droit, aucune servitude sur la Savoie du Nord, et il dépend de la France, propriétaire actuel de ces contrées, de les mettre au bénéfice de la neutralité et de les faire défendre par la Suisse ou de ne pas les y mettre en se chargeant de les. défendre elle-même, suivant ses convenances.

Il dit à ce sujet :

« Genève, évidemment, n'avait aucun droit à une portion <«< quelconque du territoire du royaume de Sardaigne; le roi « de Sardaigne n'était pas un vaincu qu'on pouvait dépouiller, << sans compensation, d'une partie de ses Etats; c'était, aut <«< contraire, un ami et un allié des grandes Puissances <«< réunies au Congrès de Vienne; c'était un des futurs <«< adhérents à la quadruple alliance formée contre Bonaparte; «< c'était un des adversaires les plus acharnés de l'ennemi <«< commun, car il était un de ceux qui avaient eu le plus « à souffrir des conquêtes de Napoléon; bref, c'était un « prince à ménager. Aussi, nul doute que si Victor-Emma«nuel Ier cût refusé toute cession de territoire au profit de

« Genève, le Congrès de Vienne ne l'y eût pas contraint, et « jamais il n'eut été question de la neutralité de la Savoie « du Nord.

<< Mais, loin de rejeter les ouvertures du Congrès, le roi ‹ de Sardaigne les accueille avec un empressement qui <<< serait absolument inexplicable, si la maison de Savoie n'y <«< avait pas trouvé l'occasion, tant de fois et toujours << vainement cherchée depuis deux siècles, d'obtenir à la fin «< cette neutralisation de ses domaines du Nord des Alpes, <«< qui équivalait pour elle à la garantie de l'Europe qu'on << ne l'en dépouillerait plus par la force. »

Que prouvent toutes ces inductions, déductions, possibilités et vraisemblances? A notre humble avis, rien du tout.

Et d'abord, le roi de Sardaigne était-il réellement un prince à ménager, lorsqu'il se présenta au congrès de Vienne?

Depuis 1797, il avait disparu de la scène sur le continent et ne règnait que sur l'ile de Sardaigne, dernière possession que la France négligea de lui prendre. Il venait à peine de reformer son armée, il n'avait pris aucune part à la lutte de 16 ans contre les envahissements de la France. Bien au contraire, il avait cédé dans le temps son ancienne armée pour la faire combattre contre les puissances coalisées. Il n'avait pas beaucoup de titres à faire valoir en sa faveur. Cependant on lui rendait ses Etats et, en outre, on lui donnait le territoire de la république de Gênes.

Quand on fait de pareils cadeaux, on peut bien retenir quelque chose sur le cadeau même.

Il était du reste si peu à ménager, qu'on commença par ne lui pas rendre la plus grande partie de la Savoie, le berceau de sa famille et le tombeau de ses ancêtres.

Quant à ce qui restait de la Savoie (le Chablais et le Faucigny), l'Autriche le tenait en séquestre occupé par ses troupes, et le Traité de Paris n'en disposait pas encore.

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