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SÉANCE

DU 28 NIVOSE AN XII DE LA RÉPUBLIQUE. (Jeudi, 19 janvier 1804).

Le Second Consul préside la séance. Le Troisième Consul est présent.

LIVRE II.

TITRE PREMIER.

DE LA DISTINCTION DES BIENS.

Exposé des motifs.

Le citoyen Treilhard, nommé par le Premier Consul, avec les citoyens Galli et Befermon, pour présenter au Corps législatif, dans sa séance du 15 nivôse, le titre ler du livre II du projet de Code civil: De la distinction des biens, et pour en soutenir la discussion dans sa séance du 4 pluviose, dépose sur le bureau l'exposé des motifs de ce titre :

Cet exposé est ainsi conçu : « CITOYENS LÉGISLATEURS,

« Le moment est venu de reprendre l'édifice de notre législation, dont vous avez si heureusement posé des bases dans le cours de votre dernière session, et nous vous apportons le titre ler du livre II du Code civil: De la distinction des biens. Après avoir, par des lois sages, assuré l'état de tous les Français, il convient de s'occuper de leurs propriétés.

«<

«C'est pour acquérir avec sécurité, c'est pour jouir en paix, que l'homme sacrifie une portion de son indépendance quand il se réunit en société. Dans un Etat où tout serait commun à tous, personne ne serait assuré de rien, et celui que la force mettrait aujourd'hui en possession, pourrait demain être dépossédé par la force.

« Ce n'est donc pas assez d'avoir considéré l'homme sous tous ses rapports; d'avoir placé Sous la sauve-garde des lois, son état, l'état de son épouse, celui de ses enfants; d'avoir garanti une protection spéciale aux mineurs, aux absents, à tous ceux enfin qui, par la faiblesse de leur âge ou de leur raison, ou pour toute autre cause, ne peuvent repousser les attaques qui leur sont livrées; il faut aussi assurer le libre exercice de nos facultés, il faut nous conserver le fruit de nos travaux et de notre industrie, il faut enfin garantir la propriété la propriété! base fondamentale et l'un des plus puissants mobiles de la société. Qui pourrait en effet aspirer à la qualité d'époux, désirer celle de père, si, en prolongeant notre existence au delà du trépas, nous ne transmettions pas avec elle les douceurs qui l'ont embellie, ou du moins consolée?

« Il est donc nécessaire, après s'être occupé des personnes, de s'occuper des biens; c'est l'objet des livre II et III du Code.

« Dans le livre II, on considère les biens sous leurs différentes modifications; dans le livre III, on les considère sous le rapport des différentes manières par lesquelles on peut les acquérir et les transmettre.

T. VIII.

"

Déjà, dans le cours de la dernière session vous avez sanctionné deux titres de ce dernier livre celui des successions et celui des Donations; leur importance a fait intervenir pour eux l'ordre du travail et devancer l'instant où ils devaient vous être présentés; nous allons reprendre la première série des titres, et vous vous occuperez du livre II, c'est-à-dire des biens considérés sous leurs différentes modifications.

« Ce livre renferme quatre titres;

« De la distinction des biens;

« De la propriété;

« De l'usufruit et de l'habitation;

« Des servitudes ou services fonciers.

« Voilà en effet les seules modifications dont les propriétés soient susceptibles dans notre organisation politique et sociale; il ne peut exister sur les biens aucune autre espèces de droits ou l'on a une propriété pleine et entière qui renferme également et le droit de jouir et le droit de disposer; ou l'on n'a qu'un simple droit de jouissance, sans pouvoir disposer du fonds, ou enfin on n'a que des services fonciers à prétendre sur la propriété d'un tiers; services qui ne peuvent être établis que pour l'usage et l'utilité d'un héritage; services qui n'entraînent aucun assujettissement de la personne, services enfin qui n'ont rien de commun avec les dépendances féodales brisées pour toujours.

Nous ne vous présenterons aujourd'hui que l'article 1er; celui de la distinction des biens: il ne renferme que trois chapitres des immeubles; des meubles; des biens, dans leurs rapports avec ceux qui les possèdent.

« Ces titres sont précédés d'un article unique qui distingue tous les biens en meubles ou immeubles: distinction sous laquelle se rangent évidemment toutes les espèces de biens; il est impossible d'en concevoir qui ne doivent pas être compris dans l'une de ces deux classes.

« Il fut un temps où les immeubles formaient la portion la plus précieuse du patrimoine des citoyens; et ce temps peut-être n'est pas celui où les mœurs ont été le moins saines. Mais depuis que les communications, devenues plus faciles, plus actives, plus étendues, ont rapproché entre eux les hommes de toutes les nations; depuis que le commerce, en rendant, pour ainsi dire, les productions de tous les pays communes à tous les peuples, a donné de si puissants ressorts à l'industrie, et a créé de nouvelles jouissances, c'est-à-dire de nouveaux besoins, et peut-être des vices nouveaux, la fortune mobilière des citoyens s'est considérablement accrue, et cette révolution n'a pu être étrangère ni aux mœurs ni à la législation.

« On n'a pas dû attacher autant d'importance à une portion de terre, autrefois patrimoine unique des citoyens, et qui aujourd'hui ne forme peutêtre pas la moitié de leur fortune. Ainsi ont disparu les affectations des biens aux familles, sous la désignation de propres, propres anciens, retrait lignager; et les transactions entre les citoyens,

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comme les lois sur les successions, se trouvent bien moins compliquées.

Il serait déplacé d'examiner ici ce que la société peut avoir perdu; ce qu'elle peut avoir gagné dans ces changements. Le législateur adapte sos lois à l'état actuel des peuples pour qui elles sont faites: non que je prétende qu'il doive obéir aveuglément aux directions bonnes ou mauvaises de l'esprit et des mours publiques; mais il en préparé la réforme, quand elle est devenue nécessaire, par des voies lentes et détournées, par des règlements sages qui, agissant insensiblement, redressent sans briser, et corrigent sans révolter. « Je reviens au chapitre 1er du titre de la distinction des biens; celui des immeubles.

Il est des objets immeubles par leur nature, comme les fonds de terre, les bâtiments: on no peut pas se méprendre sur leur qualité; elle est sensible on ne peut pas davantage méconnaître la qualité d'immeuble dans les usines qui font partie d'un bâtiment, dans les tuyaux qui y condusent des eaux, et dans d'autres objets de la même espèce, qui s'identifient avec l'immeuble et ne font qu'un seul tout avec lui.

Il n'est pas moins évident que les récoltes, quand elles sont encore pendantes par les racines, les coupes de bois qui ne sont pas encore abattues, n'ayant pas cessé de faire partie du fonds, sont et restent immeubles jusqu'au moment où elles en seront séparées.

Mais il est quelques objets qui, au premier aperçu, peuvent laisser des doutes sur leur qualite

"

Begardera-t-on en effet comme immeuble, un pressoir, par exemple, dont toutes les pièces peuvent être séparées et enlevées sans dégrader le fonds, mais qui y a été placé comme nécessaire à l'exploitation?

« Mottra-t-on aussi dans la classe des immeu bles un droit de passage sur un héritage voisin, Pusufruit d'une ferre, une action en revendication d'un immeuble ?

« Vous concevez que le législateur ne se propose pas de donner des décisions particulières sur chaque espèce dontense qui peut se présenter; son devoir est de tracer des règles larges et générales, qui renferment des principes de solution pour toutes les questions ; c'est ce que l'on a dù faire, et c'est aussi ce que l'on a fait,

"

« Pour determiner si un objet doit être ou non considéré comme immeuble, il faut rechercher sa destination, il faut examiner quelle est la chose sur laquelle il s'exerce; voilà deux principes féconds en consequences, et qui doivent résoudre tous les dontes.

* Ainsi toute action tendant à revendiquer un immeuble sera considérée comme immeuble par Fobjet auquel elle s'applique: pourrait-on refuser la qualité d'immeuble à une action qui représente Finimeable et qui en tient la place

* L'usufruit d'un immeuble, les services foneiers sur un immeuble, seront également immens bles par le même motif, car ils s'appliquent sur des immeubles.

*

La règle puisée dans la destination du père de famille n'est pas moins juste, moins noce! saire, ni moins facile à appliquer que la proces dente.

et sans rendre son exploitation impossible: la règle établie sur la destination du propriétaire est donc fondée et sur la justice, et sur l'intérêt évident de la société.

« Tout ce qu'un propriétaire place dans son domaino, pour son service et son exploitation, prend la qualité d'immeuble par destination, los choses ainsi placées deviennent en effet une pars tie du fonds, puisqu'on ne powtrait les en'èvor sans le deteriorer et le dégrader essentiellement,

Cette règle embrasse dans son esprit tous les objets qu'un propriétaire attache au fonds à perpétuelle demeure, dans l'intention de l'améliorer ou de l'embellir.

Ce principe n'est pas nouveau; mais il s'élevait de nombreuses difficultés sur son application les tribunaux retentissaient de démêlés sur les questions de savoir si des tableaux, des glaces, des statues avaient été placés ou non à perpétuelle demeure, parce que les lois n'établis saient pas de règle précise pour juger cette question de fait. Nous proposons de prévenir à cet égard toute difficulté dans la suite, en fixant les signes caractéristiques d'une intention de placer des meubles à perpétuelle demeure. Ainsi se trouvera tarie une source abondante de procès entre les citoyens, et c'est un grand bien pour la société. « Le chapitre II du titre traite des meubles. « Une chose est meuble par sa nature quand elle est transportable d'un lieu à un autre, soit qu'elle se meuve par elle-même, comme les animaux, soit qu'elle ne puisse changer de place que par l'effet d'une force étrangère, comme les choses inanimées.

« Cette définition s'entend assez d'elle-même et n'a pas besoin d'être expliquée.

« Il serait sans doute inutile d'observer ici que les choses mobilières qui n'ont acquis la qualité d'immeubles que par leur destination, reprennent leur qualité de meubles, lorsque cette destination est changée ainsi, une glace ou un tableau enlevés de leur parquet par le père de famille, avec l'intention de ne pas les y replacer, redeviennent meubles; ils n'étaient immeubles que par destination, ils cessent d'être immeubles par une destination contraire.

«Mais s'il est difficile qu'il s'élève des difficultés sérieuses sur la question de savoir si une chose est meuble par sa nature, il est permis et meme prudent d'en prévoir sur certains objets dont la qualité n'est pas aussi sensible, comme par exemple des obligations, des actions ou intérêts dans les compagnies de finance, de commerce ou d'industrie, et enfin des rentès.

Quant aux obligations, vous prévoyez bien qu'on a place celles qui ont pour objet des sommes exigibles, ou des effets mobiliers, dans la classe des meubles, par le même motif qui fait réputer immeubles les actions tendant à revendiquer un immeuble.

« Les actions ou intérêts dans les compagnies de finance, de commerce ou d'industrie, sont aussi rangées dans la même classe, parce que les benefices qu'elles procurent seat acobiliers. Bt la règle est juste, même lorsque les compagnies de commerce, de finance ou d'industrie dei dù ac querir quelques immeubles pour Texploitation de l'entreprise; cette entreprise est le principal objet de l'association dont l'immeuble d'est que Taccessoire, et la qualité d'une chose ne peut être determinée que par la consideration de son objet principal.

« Observons cependant que les actions on inté ris dans les compagaios de commerce, d'indas the ou de finance, ne sont réputoes, meaði es Pogard de chaque associé sonteideni (kant ZAC la societe, car los immoubles aderezar & tropinse sont towpours immondles, sus con red A locand des OrdGOCIOS DE Des comakeries, C sont encore immoudios à Toganà des 1880c18. 17

que, la société étant rompue, il s'agit d'en régler et d'en partager les bénéfices ou les pertes.

« Nous avons aussi placé les rentes dans la classe des meubles.

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« C'était autrefois une question très-controversée de savoir si les rentes constituées étaient meubles ou immeubles; la coutume de Paris les réputait immeubles; d'autres coutumes les réputaient meubles dans cette diversité d'usages la nature de la rente était réglée par le domicile du créancier à qui elle était due la rente, étant un droit personnel, ne pouvait en effet être régie que par la loi qui régissait la personne il résultait de là que, dans un temps où les héritiers des meubles n'étaient pas toujours héritiers des immeubles, un homme qui ne possédait que des rentes, pouvait, sans dénaturer sa fortune, déranger à son gré l'ordre des successions, en rendant sa propriété mobilière ou immobilière, suivant qu'il lui convenait de fixer son domicilé sous l'empire de telle ou telle coutume.

« Cette bizarrerie a dû disparaître; et au moment où nous créons une législation fondée sur la nature même des choses, nous n'avons pas dû ranger dans la classe des immeubles, des objets purement personnels, qui n'ont en eux-mêmes rien d'immobilier et qui peuvent exister, sans même leur supposer une hypothèque sur des immeubles.

«Que les rentes constituées aient été considérées comme immeubles lorsqu'il était défendu de stipuler l'intérêt de l'argent, lorsqu'on ne pouvait constituer une rente sans feindre: 1° que celui qui en fournissait le capital l'aliénait à perpétuité; 2o que celui qui constituait la rente se déssaisissait d'un héritage et en investissait son créancier, qui, en percevant ensuite les arrérages de cette rente, n'était censé recevoir que les fruits de l'immeuble dont son débiteur s'était fictivement dessaisi, cela peut se concevoir; mais tant de subtilité n'est plus de notre siècle, il faut partir aujourd'hui de vérités généralement reconnues; l'argent peut produire des intérêts très-légitimes, sans qu'il soit besoin de recourir à une aliénation fictive du capital, et une rente ne présentant dans son caractère rien d'immobilier, ne peut être déclarée que meuble dans nos lois.

« Il s'élevait aussi de grandes contestations sur l'acception des mots meubles, meubles meublants, biens meubles, mobilier, effets mobiliers, quand ils étaient employés dans les actes; nous avons cru ne devoir pas laisser subsister une incertitude qui fut quelquefois très-embarrassante pour les juges, et toujours ruineuse pour les plaideurs. Nous avons en conséquence fixé le sens précis de toutes ces expressions.

Nous avons aussi fait disparaître les doutes sur quelques autres points qui nous étaient signalés par les nombreux procès dont ils furent l'objet. Il serait superflu de vous en entretenir dans ce moment et d'entrer dans les détails; la lecture de la loi vous les fera suffisamment connaître, ainsi que la sagesse des motifs qui l'ont provoquée.

« Je passe au me et dernier chapitre; celui des biens dans leurs rapports avec ceux qui les possèdent.

res nullius, telles étaient celles consacrées au service divin; les choses qui appartenaient aux communautés d'habitants, comme les théâtres et autres établissements de cette espèce; et enfin les choses dites res singulorum, c'est-à-dire celles qui se trouvaient dans le commerce, parce qu'elles étaient susceptibles de propriété privée.

Les lois romaines distinguaient dans les biens, ceux qui sont communs à tous les hommes, comme l'air, comme la mer, dont un peuple ne peut envahir la domination sans se déclarer le plus odieux et le plus insensé des tyrans; les choses publiques, comme les chemins, les ports, les rivages de la mer et autres objets de cette nature; les choses qui n'appartenaient à personne,

« Les biens compris dans cette dernière classe sont les seuls dont le Code civil doive s'occuper; les autres sont du ressort ou d'un code de droit public, ou de lois administratives, et l'on n'a dû en faire mention que pour annoncer qu'ils étaient soumis à des lois particulières.

« Les biens susceptibles de propriété privée peuvent être dans la possession de la nation ou des communes.

« Déjà vous avez érigé en loi, dans le cours de votre dernière session, la maxime que les biens qui n'ont pas de maître appartiennent à la nation; conséquence nécessaire de l'abolition du droit du premier occupant, droit inadmissible dans une société organisée.

« En vous proposant aujourd'hui de déclarer que les biens vacants et sans maître, et les biens des personnes qui ne laissent pas d'héritiers, appartiennent aussi à la nation, nous ne vous présentons pas une disposition nouvelle; c'est une suite naturelle de ce que vous avez déjà sanctionné.

« Ces biens, quoique susceptibles de propriété privée, sont administrés et aliénés par des règles et dans des formes qui leur sont propres, pendant qu'ils se trouvent hors de la propriété des particuliers.

« Ce qu'il importait surtout d'établir solennellement dans le Code, c'est que les particuliers ont la libre disposition des biens qui leur appartiennent voilà la principale disposition du chapitre II; voilà la sauvegarde et la garantie de la propriété.

Cependant, cette maxime elle-même pourrait devenir funeste, si l'usage que chacun peut faire de sa propriété n'était pas surveillé par la loi.

« Si un particulier s'obstinait à ne pas réparer sa maison et à mettre en danger, par cette manière d'user de la chose, la vie de ceux qui traverseraient la rue, point de doute qu'il devrait être forcé par la puissance publique à démolir ou à réparer il serait facile de citer d'autres abus de propriété qui compromettraient et la sûreté des citoyens et quelquefois même la tranquillité de la société entière.

« Il a donc fallu en même temps qu'on assurait aux particuliers la libre disposition de leurs biens, ajouter à cette maxime inviolable le principe non moins sacré que cette disposition était néanmoins soumise aux modifications établies par les lois ; et c'est par cette précaution sage et prudente que la sûreté et la propriété de tous se trouvent efficacement garanties: ce n'est pas par des mouvements capricieux et arbitraires que la faculté de disposer de sa chose pourra être modifiée; c'est par la loi seule, c'est-à-dire par la volonté nationale, dont vous êtes les organes, et votre sagesse est un garant que cette volonté n'admet de modifications que pour des motifs d'une haute considération.

<«< Enfin, le dernier article de la loi nous ramène à ce que nous vous annonçions en commençant : on ne peut avoir sur les biens que trois sortes de droits ou un droit de propriété, ou une simple jouissance, ou seulement des services fonciers; ainsi notre Code abolit jusqu'au moindre vestige de ce domaine de supériorité jadis connu sous les noms de seigneurie féodale et censuelle.

« Les titres de la propriété, de l'usufruit, des servitudes, vous seront bientôt présentés; notre mission se borne au titre de la distinction des biens, dont je vais donner lecture. »

LIVRE II. TITRE II.

DE LA PROPRIÉTÉ.
Exposé des motifs.

Le citoyen Portalis, nommé par le Premier Consul, avec les citoyens Berlier et Pelet, pour présenter au Corps législatif, dans sa séance du 26 nivôse, le titre II du livre II du projet de Code civil: De la propriété, et pour en soutenir la discussion dans sa séance du 6 pluviôse, dépose sur le bureau l'exposé des motifs de ce titre. Cet exposé est ainsi conçu :

« CITOYENS LÉGISLATEURS,

« Le projet de loi qui vous est soumis définit la propriété et en fixe les caractères essentiels; il détermine le pouvoir de l'Etat ou de la cité sur les propriétés des citoyens; il règle l'étendue et les limites du droit de propriété, considéré en lui-même et dans ses rapports avec les diverses espèces de biens.

Dans cette matière, plus que dans aucune autre, il importe d'écarter les hypothèses, les fausses doctrines, et de ne raisonner que d'après des faits simples, dont la vérité se trouve consacrée par l'expérience de tous les âges.

« L'homme, en naissant, n'apporte que des besoins; il est chargé du soin de sa conservation; il ne saurait exister ni vivre sans consommer : il a donc un droit naturel aux choses nécessaires à sa subsistance et à son entretien.

« Il exerce ce droit par l'occupation, par le travail, par l'application raisonnable et juste de ses facultés et de ses forces.

« Ainsi le besoin et l'industrie sont les deux principes créateurs de la propriété.

« Quelques écrivains supposent que les biens de la terre ont été originairement communs. Cette communauté, dans le sens rigoureux qu'on y attache, n'a jamais existé, ni pu exister. Sans doute, la Providence offre ses dons à l'universalité, mais pour l'utilité et les besoins des individus, car il n'y a que des individus dans la nature. La terre est commune, disaient les philosophes et les jurisconsultes de l'antiquité, comme l'est un théâtre public qui attend que chacun vienne y prendre sa place particulière. Les biens, réputés communs avant l'occupation, ne sont, à parler avec exactitude, que des biens vacants. Après l'occupation, ils deviennent propres à celui ou à ceux qui les occupent. La nécessité constitue un véritable droit or, c'est la nécessité même, c'est-à-dire la plus impérieuse de toutes les lois, qui nous commande l'usage des choses sans lesquelles il nous serait impossible de subsister. Mais le droit d'acquérir ces choses et d'en user ne serait-il pas entièrement nul, sans l'appropriation qui seule peut le rendre utile, en le liant à la certitude de conserver ce que l'on acquiert?

« Méfions-nous des systèmes dans lesquels on ne semble faire de la terre la propriété commune de tous, que pour se ménager le prétexte de ne respecter les droits de personne.

Si nous découvrons le berceau des nations, nous demeurons convaincus qu'il y a des propriétaires depuis qu'il y a des hommes. Le sauvage n'est-il pas maître des fruits qu'il a cueillis pour sa nourriture, de la fourrure ou du feuilse couvre pour se prémunir contre

les injures de l'air, de l'arme qu'il porte pour sa défense, et de l'espace dans lequel il construit sa modeste chaumière? On trouve dans tous les temps, et partout, des traces du droit individuel de propriété. L'exercice de ce droit, comme celui de tous nos autres droits naturels, s'est étendu et s'est perfectionné par la raison, par l'expérience et par nos découvertes en tout genre. Mais le principe du droit est en nous; il n'est point le résultat d'une convention humaine ou d'une loi positive; il est dans la constitution même de notre être et dans nos différentes relations avec les objets qui nous environnent.

« Nous apprenons par l'histoire que d'abord le droit de propriété n'est appliqué qu'à des choses mobilières. A mesure que la population augmente, on sent la nécessité d'augmenter les moyens de subsistance. Alors, avec l'agriculture et les différents arts, on voit naître la propriété foncière, et successivement toutes les espèces de propriétés et de richesses qui marchent à sa suite.

Quelques philosophes paraissent étonnés que l'homme puisse devenir propriétaire d'une portion de sol qui n'est pas son ouvrage, qui doit durer plus que lui, et qui n'est soumise qu'à des lois que l'homme n'a-point faites. Mais cet étonnement ne cesse-t-il pas, si l'on considère tous les prodiges de la main-d'œuvre, c'est-à-dire tout ce que l'industrie de l'homme peut ajouter à l'ouvrage de la nature?

«Les productions spontanées de notre sol n'eussent pu suffire qu'à des hordes errantes de sauvages, uniquement occupées à tout détruire pour fournir à leur consommation, et réduites à se dévorer entre elles après avoir tout détruit. Des peuples simplement chasseurs ou pasteurs n'eussent jamais pu former de grands peuples.

La multiplication du genre humain a suivi partout les progrès de l'agriculture et des arts; et cette multiplication, de laquelle sont sorties tant de nations qui ont brillé et qui brillent encore sur le globe, était entrée dans les vastes desseins de la Providence sur les enfants des hommes.

« Oui, citoyens législateurs, c'est par notre industrie que nous avons conquis le sol sur lequel nous existons; c'est par elle que nous avons rendu la terre plus habitable, plus propre à devenir notre demeure. La tâche de l'homme était, pour ainsi dire, d'achever le grand ouvrage de la création.

« Or que deviendraient l'agriculture et les arts sans la propriété foncière, qui n'est que le droit de posséder avec continuité la portion de terrain à laquelle nous avons appliqué nos pénibles travaux et nos justes espérances?

« Quand on jette les yeux sur ce qui se passe dans le monde, on est frappé de voir que les divers peuples connus prospèrent bien moins en raison de la fertilité naturelle du sol qui les nourrit, qu'en raison de la sagesse des màximes qui les gouvernent. D'immenses contrées dans lesquelles la nature semble, d'une main libérale, répandre tous ses bienfaits, sont condamnées à la stérilité et portent l'empreinte de la dévastation, parce que les propriétés n'y sont point assurées. Ailleurs, l'industrie, encouragée par la certitude de jouir de ses propres conquêtes, transforme des déserts en campagnes riantes, creuse des canaux, dessèche des marais, et couvre d'abondantes moissons des plaines qui ne produisaient jusquelà que la contagion et la mort. A côté de nous un peuple industrieux, aujourd'hui notre allié, a fait sortir du sein des eaux la terre sur laquelle il s'est établi, et qui est entièrement l'ouvrage des hommes.

«En un mot, c'est la propriété qui a fondé les sociétés humaines. C'est elle qui a vivifié, étendu, agrandi Dure existence. C'est par elle que l'industrie de l'homme, osprit de mouvement et de vie qui anime tout, a été portée sur les eaux, et a fait éclore sous les divers climats tous les germes de richesse et de puissance.

« Ceux-là connaissent bien inal le cœur humain, qui regardent la division des patrimoines comme la source des querelles, des inégalités et des injustices qui ont affligé l'humanité. On fait honneur à l'homme qui erre dans les bois et sans propriété, de vivre dégagé de toutes les ambitions qui tourmentent nos petites âmes. N'imaginons pas pour cela qu'il soit sage et modéré : il n'est qu'indolent. Il a peu de désirs, parce qu'il a peu de connaissances. Il ne prévoit rien, et c'est son insensibilité même sur l'avenir qui le rend plus terrible quand il est vivement secoué par l'impulsion et la présence du besoin. Il veut alors obtenir par la force ce qu'il a dédaigné de se procurer par le travail : il devient injuste et cruel.

"

D'ailleurs, c'est une erreur de penser que des peuples chez qui les propriétés ne seraient point divisées n'auraient aucune occasion de querelle. Ces peuples ne se disputeraient-ils pas la terre vague et inculte, comme parmi nous les citoyens plaident pour les héritages? Ne trouveraient-ils pas de fréquentes occasions de guerre pour leurs chasses, pour leurs péches, pour la nourriture de leurs bestiaux ?

« L'état sauvage est l'enfance d'une nation, et l'on sait que l'enfance d'une nation n'est pas son âge d'innocence.

«Loin que la division des patrimoines ait pu détruire la justice et la morale, c'est au contraire la propriété, reconnue et contractée par cette division, qui a développé et affermi les premières règles de la morale et de la justice. Car, pour rendre à chacun le sien, il faut que chacun puisse avoir quelque chose. J'ajoute que, les hommes portant leurs regards dans l'avenir, et sachant qu'ils ont quelque bien à perdre, il n'y en a aucun qui n'ait à craindre pour soi la représaille des torts qu'il pourrait faire à autrui.

« Ce n'est pas non plus au droit de propriété qu'il faut attribuer l'origine de l'inégalité parmi les hommes.

« Les hommes ne naissent égaux ni en taille, ni en force, ni en industrie, ni en talents. Les hasard et les événements mettent encore entre eux des différences. Ces inégalités premières, qui sont l'ouvrage même de la nature, entraînent nécessairement celles que l'on rencontre dans la société.

« On aurait tort de craindre les abus de la richesse et des différences sociales qui peuvent exister entre les hommes. L'humanité, la bienfaisance, la pitié, toutes les vertus dont la semence a été jetée dans le cœur humain, supposent ces différences, et ont pour objet d'adoucir et de compenser les inégalités qui en naissent et qui forment le tableau de la vie.'

de loi, comme le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue. Mais comme les hommes vivent en société et sous des lois, ils ne sauraient avoir le droit de contrevenir aux lois qui régissent la société.

De plus, les besoins réciproques et la force des choses établissent entre celui qui a peu et celui qui a beaucoup, entre l'h mme industrieux et celui qui l'est moins, entre le magistrat et le simple particulier, plus de liens que tous les faux systèmes ne pourraient en rompre.

"

« N'aspirons donc pas à être plus humains que la nature, ni plus sages que la nécessité.

« Aussi vous vous empresserez, citoyens législateurs, de consacrer par vos suffrages le grand principe de la propriété, présenté dans le projet

Il est d'une législation bien ordonnée de régler l'exercice du droit de propriété comme on règle l'exercice de tous les autres droits. Autre chose est l'indépendance, autre chose est la liberté. La véritable liberté ne s'acquiert que par le sacrifice de l'indépendance.

« Les peuples qui vivent entre eux dans l'état de nature, sont indépendants sans être libres. Ils sont toujours forçants ou forcés. Les citoyens sont libres sans être indépendants, parce qu'ils sont soumis à des lois qui les protègent contre les

autres et contre eux-mêmes.

« La vraie liberté consiste dans une sage composition des droits et des pouvoirs individuels avec le bien commun. Quand chacun peut faire ce qui lui plaît, il peut faire ce qui nuit à autrui, il peut faire ce quí nuit au plus grand nombre. La licence de chaque particulier opérerait infailliblement le malheur de tous.

« Il faut donc des lois pour diriger les actions relatives à l'usage des biens, comme il en est pour diriger celles qui sont relatives à l'usage des facultés personnelles.

« On doit être libre avec les lois, et jamais contre elles. De là, en reconnaissant dans le propriétaire le droit de jouir et de disposer de sa propriété de la manière la plus absolue, nous avons ajouté pourvu qu'il n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les réglements.

« C'est ici le moment de traiter une grande question Quel est le pouvoir de l'Etat sur les biens des particuliers?

« Au citoyen appartient la propriété et au sou« verain l'empire (1). » Telle est la maxime de tous les pays et de tous les temps. C'est ce qui a fait dire aux publicistes que a que la libre et tranquille « jouissance des biens que l'on possède est le << droit essentiel de tout peuple qui n'est point « esclave; que chaque citoyen doit garder sa pro<< priété sans trouble; que cette propriété ne doit « jamais recevoir d'atteinte, et qu'elle doit être as<< surée comme la constitution même de l'Etat (2). »

"

« L'empire, qui est le partage du souverain, ne renferme aucune idée de domaine proprement dit (3). Il consiste uniquement dans la puissance de gouverner. Il n'est que le droit de prescrire et d'ordonner ce qu'il faut pour le bien général, et de diriger en conséquence les choses et les personnes. Il n'atteint les actions libres des citoyens qu'autant qu'elles doivent être tournées vers l'ordre public. Il ne donne à l'Etat sur les biens des citoyens que le droit de régler l'usage de ces biens par les lois civiles, le pouvoir de disposer de ces biens pour des objets d'utilité publique, la faculté de lever des impôts sur les mêmes biens. Ces différents droits réunis forment ce que Grotius (4), Puffendorff (5) et autres appelent le do

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