Page images
PDF
EPUB

l'on ignorait la vraie longueur de l'année et l'anticipation des équinoxes dans le calendrier Julien, avait établi, pour la célébration de la Pâques, une règle devenue impraticable par le laps du temps; et c'est par l'importance que Grégoire XIII mit à assurer à jamais l'exécution du canon du concile relatif à la fête de Pâques qu'il entreprit sa réformation.

Tous les embarras de ce calendrier sont venus de ce qu'il fut commencé dans un temps où, par ignorance de l'année solaire, on était forcé de se régler sur la lune, et de ce qu'ensuite, lorsqu'on eut une connaissance moins inexacte du cours du soleil, on ne voulut pas renoncer tout à fait à l'année lunaire, pour ne point déranger l'ordre des fêtes réglées primitivement sur la lune.

Rien de plus simple que l'année civile, qui depuis longtemps est purement solaire; rien de plus inutilement compliqué que l'année ecclésiastique, qui est luni-solaire.

Ce n'est pas que le calendrier français soit luimême à l'abri de tout reproche, ni qu'il ait toute la perfection désirable, perfection qu'il était si facile de lui donner, s'il eût été l'ouvrage de la raison tranquille.

Il a deux défauts essentiels :

Le premier et le plus grave est la règle prescrite pour les sextiles, qu'on a fait dépendre du cours vrai et inégal du soleil, au lieu de les placer à des intervalles fixes. Il en résulte que sans être un peu astronome on ne peut savoir précisément le nombre des jours qu'on doit donner à chaque année, et que tous les astronomes réunis seraient, en certaines circonstances, assez embarrassés pour déterminer à quel jour telle année doit commencer; ce qui a lieu quand l'équinoxe arrive tout près de minuit.

Il n'existe encore aucun instrument, aucun moyen assez précis pour lever le doute en ces circonstances; la décision dépendrait de savoir à quelles tables astronomiques on donnerait la préférence, et ces tables changent perpétuellement.

Ce défaut, peu sensible pour les contemporains, a les conséquences les plus graves pour la chronologie il pourrait toutefois se corriger avec facilité; il suffirait de supprimer l'article 3 de la loi qui a réglé ce calendrier, et d'ordonner qu'à commencer de l'an XVI les sextiles se succédassent de quatre ans en quatre ans, les années séculaires de quatre cents ans en quatre cents ans.

Cette correction, réclamée par les géomètres et les astronomes, avait été accueillie par Romme, l'un des principaux auteurs du calendrier; il en avait fait la matière d'un rapport et d'un projet de loi, imprimé et distribué le jour même de la mort de son auteur, et que cette raison seule a empêché d'être présenté à la Convention.

Mais un défaut plus important du calendrier français est dans l'époque assignée pour le commencement de l'année. On aurait dû, pour contrarier moins nos habitudes et les usages reçus, le fixer au solstice d'hiver, ou bien à l'équinoxe du printemps, c'est-à-dire au passage du soleil par le point d'où tous les astronomes de tous les temps et de tous les pays ont compté les mouvement célestes.

On a préféré l'équinoxe d'automne pour éterniser le souvenir d'un changement qui a inquiété toute l'Europe; qui, loin d'avoir l'assentiment de tous les Français, a signalé nos discordes civiles; et c'est du nouveau calendrier qu'ont daté en même temps la gloire de nos camps et les malheurs de nos cités.

Il n'en fallait pas davantage pour faire rejeter

T. VIII.

éternellement ce calendrier par toutes les nations rivales, et même par une partie de la nation française.

C'est la sage objection qu'on fit dans le temps et qu'on fit en vain aux auteurs du calendrier: « Vous avez, leur disait-on, l'ambition de faire « adopter un jour par tous les peuples votre sys«tème des poids et mesures, et pour cela vous « ménagez tous les amours-propres. Rien dans ce système ne laissera voir qu'il est l'ouvrage des Français. Vous faites choix d'un module qui appartient également à toutes les nations.

"

"

[ocr errors]

« Eh bien il existe en Europe et en périque <«< une mesure universelle qui ne doit pas plus appartenir à une nation qu'à aucune autre, et << dont toutes, presque toutes du moins, sont con« venues; c'est la mesure du temps, et vous << voulez la détruire; et vous mettez à la place « une ère qui a pour origine une époque particu«lière de votre histoire, époque qui n'est pasjugée, « et sur laquelle les siècles seuls prononceront. « Les Français eux-mêmes, ajoutait-on, divi«<sés d'opinion sur l'institution que vous voulez «< consacrer, résisteront à l'établissement de votre « calendrier. Il sera repoussé par tous les peuples « qui cesseront de vous entendre, et que vous « n'entendrez plus, à moins que vous n'ayez « deux calendriers à la fois, ce qui est beaucoup plus incommode que de n'en avoir qu'un seul, << fût-il plus mauvais encore que le calendrier

[ocr errors]

« nouveau. »>

Cette prédiction, Messieurs, s'est accomplie, nous avons en effet deux calendriers en France. Le calendrier français n'est employé que dans les actes du gouvernement, ou dans les actes civils, publics ou particuliers qui sont réglés par la loi; dans les relations sociales, le calendrier romain est resté en usage; dans l'ordre religieux, il est nécessairement suivi, et la double date est ainsi constamment employée.

Si pourtant, Messieurs, ce calendrier avait la perfection qui lui manque, si les deux vices essentiels que j'ai relevés plus haut ne s'y trouvaient pas, S. M. I. et R. ne se serait pas décidée à en proposer l'abrogation.

Elle eût attendu du temps, qui fait triompher la raison des préjugés, la vérité de la prévention, l'utilité de la routine, l'occasion de faire adopter par toute l'Europe, par tous les peuples civilisés, un meilleur système de mesure des années, comme on peut se flatter qu'elle adoptera un jour un meilleur système des mesures des espaces et des choses.

Mais les défauts de notre calendrier ne lui permettaient pas d'aspirer à l'honneur de devenir le calendrier européen. Ses auteurs n'ont pas profité des leçons qu'après l'histoire les savants contemporains leur avaient données. Il faut, quand on veut travailler pour le monde et les siècles, oublier le jour que l'on compte, le lieu où l'on est, les hommes qui nous entourent; il faut ne consulter que la sagesse, ne céder qu'à la raison, ne voir que l'avenir.

En méconnaissant ces principes, on ne fait que montrer des institutions passagères auxquelles l'opinion résiste, que l'habitude combat même chez le peuple pour qui elles sont faites, et qu'au dehors la raison repousse comme une innovation sans utilité, comme une difficulté à vaincre, sans bienfait à recueillir.

Le calendrier grégorien, auquel S. M. vous propose, Messieurs, de revenir, à l'avantage inappréciable d'être commun à presque tous les peuples de l'Europe.

46

Longtemps, à la vérité, les protestants le repoussèrent les Anglais en haine du culte romain l'ont rejeté jusqu'en 1753; les Russes ne le reconnaissent pas encore; mais tel qu'il est, il peut être regardé comme le calendrier commun de 'Europe, tandis que le nôtre nous mettait pour ainsi dire en scission avec elle, et en opposition avec nous-mêmes; puisque le calendrier grégorien était resté en concurrence avec le nouveau, quisqu'il était constamment dans nos usages et dans nos mœurs, quand le calendrier français n'était que dans nos lois et nos actes publics.

Dans cette position, Messieurs, S. M. a cru qu'il vous appartenait de rendre à la France, pour ses actes constitutionnels, législatifs et civils, l'usage du calendrier qu'elle n'a pas cessé d'employer en concurrence avec celui qui lui fut donné en 1793, et dont l'abrogation de la division déciale avait fait disparaître les principaux avantages. Quand vous aurez consacré le principe, les détails d'application seront réglés suivant les besoins du Gouvernement et de l'administration.

Un jour viendra, sans doute, où l'Europe calmée, rendue à la paix, à ses conceptions utiles, à ses études savantes, sentira le besoin de perfectionner les institutions sociales, de rapprocher les peuples, en leur rendant ces institutions commuñes; où elle voudra marquer une ère mémorable par une manière générale et plus parfaite de mesurer le temps.

Alors un nouveau calendrier pourra se composer pour l'Europe entière, pour l'univers politique et commercant, des débris perfectionnés de celui auquel la France renonce en ce moment, afin de ne pas s'isoler au milieu de l'Europe; alors les travaux de nos savants se trouveront préparés d'avance, et le bienfait d'un système commun sera encore leur ouvrage.

[blocks in formation]

M. Laplace fait un rapport sur le projet de sénatus-consulte portant rétablissement du calendrier grégorien.

Sénateurs, le projet de sénatus-consulte qui vous a été présenté dans la dernière séance, et sur lequel vous allez délibérer, a pour but de rétablir en France le calendrier grégorien, à compter du 11 nivôse prochain, 1er janvier 1806. Il ne s'agit point ici d'examiner quel est de tous les calendriers possibles le plus naturel et le plus simple. Nous dirons seulement que ce n'est ni celui qu'on veut abandonner, ni celui que l'on propose de reprendre. L'orateur du Gouvernement vous a développé, avec beaucoup de soin, leurs inconvénients et leurs avantages. Le principal défaut du calendrier actuel est dans son mode d'intercalation. En fixant le commencement de l'année au minuit qui précède à l'observatoire de Paris l'équinoxe vrai d'automne, il remplit, à la vérité, de la manière la plus rigoureuse, la condition d'attacher constamment à la même saison l'origine des années; mais alors elles cessent d'être des périodes du temps régulières et faciles à décomposer en jours, ce qui doit répandre de la confusion sur la chronologie, déjà trop embarrassée par la multitude des ères. Les astronomes, pour qui ce défaut est très-sensible, en ont plusieurs fois sollicité la réforme. Avant que la première année bissextile s'introduisit dans le nouveau calendrier, ils proposèrent au comité d'instruction

publique de la Convention nationale d'adopter une intercalation régulière, et leur demande fut accueillie favorablement. A cette époque, la Convention, revenue à de bons principes et s'occupant de l'instruction et du progrès des lumières, montrait aux savants une considération et une déférence dont ils conservent le souvenir. Ils se rappelleront toujours avec une vive reconnaissance que plusieurs de ses membres, par un noble dévouement au milieu des orages de la Révolution, ont préservé d'une destruction totale les monuments des sciences et des arts. Romme, principal auteur du nouveau calendrier, convoqua plusieurs savants; il rédigea, de concert avec eux, le projet d'une loi par laquelle on substituait un mode régulier d'intercalation au mode précédemment établi; mais enveloppé peu de jours après dans un événement affreux, il périt, et son projet de loi fut abandonné. Il faudrait cependant y re venir, si l'on conservait le calendrier actuel qui, changé par là, dans un de ses éléments les plus essentiels, offrirait toujours l'irrégularité d'une première bissextile placée dans la troisième année. La suppression des décades lui a fait éprouver un changement plus considérable. Elles donnaient la facilité de retrouver à tous les instants le quantième du mois; mais à la fin de chaque année, les jours complémentaires troublaient l'ordre des choses, attaché aux divers jours de la décade, ce qui nécessitait alors des mesures administratives. L'usage d'une petite période indépendante des mois et des années, telle que la semaine, obvie à cet inconvénient; et déjà l'on a rétabli en France cette période, qui depuis la plus haute antiquité dans laquelle se perd son origine, circule sans interruption à travers les siècles, en se mêlant aux calendriers successifs des différents peuples.

Mais le plus grave inconvénient du nouveau calendrier est l'embarras qu'il produit dans nos relations extérieures, en nous isolant, sous ce rapport, au milieu de l'Europe; ce qui subsisterait toujours, car nous ne devons pas espérer que ce calendrier soit jamais universellement admis. Son époque est uniquement relative à notre histoire l'instant où son année commence est placé d'une manière désavantageuse, en ce qu'il partage et répartit sur deux années, les mêmes opérations et les mêmes travaux: il a les inconvénients qu'introduirait dans la vie civile, le jour commençant à midi suivant l'usage des astronomes. D'ailleurs, cet instant se rapporte au seul méridien de Paris. En voyant chaque peuple compter de son principal observatoire, les longitudes géographiques, peut-on croire qu'ils s'accorderont tous à rapporter au nôtre le commencement de leur année ? Il a fallu deux siècles et toute l'influence de la religion, pour faire adopter généralement le calendrier grégorien. C'est dans cette universalité si désirable, si difficile à obtenir, et qu'il importe de conserver lorsqu'elle estacquise, que consiste son plus grand avantage. Ce calendrier est maintenant celui de presque tous les peuples d'Europe et d'Amérique; il fut longtemps celui de la France; présentement il règle nos fêtes religieuses; c'est d'après lui que nous comptons les siècles. Sans doute il a plusieurs défauts considérables: la longueur de ses mois est inégale et bizarre, l'origine de l'année n'y correspond à celle d'aucune des saisons; mais il remplit bien le principal objet d'un calendrier, en se décomposant facilement en jours et en conservant à très-peu près le commencement de l'année moyenne, à la même distance de l'équinoxe. Son mode d'intercalation est commode et simple

Il se réduit, comme on sait, à intercaler une bissextile tous les quatre ans ; à la supprimer à la fin de chaque siècle, pendant trois siècles consécutifs, pour la rétablir au quatrième; et si en suivant cette analogie, on supprime encore une bissextile tous les quatre mille ans, il sera fondé sur la vraie longueur de l'année. Mais dans son état actuel, il faudrait quarante siècles pour éloigner seulement d'un jour l'origine de l'année moyenne de sa véritable origine. Aussi les savants français n'ont jamais cessé d'y assujettir leurs tables astronomiques, devenues par leur extrême précision la base des éphémérides de toutes les nations éclairées.

On pourrait craindre que le retour de l'ancien calendrier ne fût bientôt suivi du rétablissement des anciennes mesures. Mais l'orateur du Gouvernement a pris soin lui-même de dissiper cette crainte. Comme lui, nous sommes persuadés que loin de rétablir le nombre prodigieux de mesures différentes qui couvraient le sol de la France, et entravaient son commerce intérieur, le Gouvernement, bien convaincu de l'utilité d'un système unique de mesures et de la perfection du système métrique, prendra les moyens les plus efficaces pour en accélérer l'usage, et pour vaincre la résistance que lui opposent encore les anciennes habitudes, qui déjà s'effacent de jour en jour.

D'après toutes ces considérations, votre commission vous propose, à l'unanimité, l'adoption du projet de sénatus-consulte, présenté par le Gouvernement.

Le Sénat conservateur, réuni au nombre de membres prescrit par l'article 90 de l'acte des Constitutions, du 22 frimaire an VIII;

Vu le projet de sénatus-consulte rédigé en la forme prescrite par l'article 57 de l'acte des Constitutions, du 16 thermidor an X;

Après avoir entendu, sur les motifs dudit projet, les orateurs du Gouvernement et le rapport de la commission, spéciale nommée dans la séance du 15 de ce mois, décrète ce qui suit :

Art. 1er. A compter du 11 nivôse prochain, 1er janvier 1806, le calendrier grégorien sera mis en usage dans tout l'Empire français.

Art. 2. Le présent sénatus-consulte sera transmis par un message à Sa Majesté Impériale.

SÉNAT CONSERVATEUR.

PRÉSIDENCE DE S. A. I. LE PRINCE JOSEPH BONAPARTE (grand électeur).

Séance du 3e jour complémentaire an XIII (vendredi 20 septembre 1805).

Le Sénat conservateur, réuni au nombre de membres prescrit par l'article 90 de l'acte des Constitutions du 22 frimaire an VIII;

Vu la liste des candidats au Corps législatif, formée sur les procès-verbaux des colléges électoraux de département et d'arrondissement, du département du Po (1 série), ladite liste adressée au Sénat par un message de S. M. l'Empereur, du 12 fructidor dernier;

re

Après avoir entendu, sur cette liste, le rapport de la commission spéciale, nommée dans la séance du 22 du même mois;

Procède, en exécution de l'article 20 de l'acte des Constitutions, du 22 frimaire an VIII, et conformément à l'article 73 de celui du 16 thermidor an X, à la nomination des quatre membres du Corps législatif, qui doivent être élus pour le département du Pô, d'après l'article 2 du sénatusconsulte organique du 24 fructidor de la même année.

Le résultat du dépouillement donne la majorité absolue des suffrages aux candidats ci-après désignés :

Laugier (Ignace), maire de la ville de Turin ; Boncompagni (Louis), substitut du procureur impérial près le tribunal de première instance à Turin;

Rigon (Jean-François-Michel-Ange), propriétaire domicilié à Turin;

Rocci (Etienne), juge à la cour d'appel de Turin.

Ils sont proclamés par S. A. I. M. le grand électeur, président, membres du Corps législatif pour le département du Pô.

Le Sénat arrête qu'il sera fait un message à S. M. l'Empereur, pour lui donner connaissance de ces nominations, lesquelles seront pareillement notifiées au Corps législatif lors de sa rentrée, et au Tribunat.

FIN DE L'AN XIII.

AN XIV

SENAT CONSERVATEUR.

Séance du 1er vendémiaire an XIV (lundi 23 septembre 1805).

Exposé de la conduite réciproque de la France et de l'Autriche depuis la paix de Lunéville, lu par le ministre des relations extérieures (M. de Talleyrand), en présence de S. M. l'Empereur et Roi.

Toute l'Europe sait que, dans la guerre, au milieu même des succés les plus signalés et les plus décisifs, l'Empereur des Français n'a pas cessé de désirer la paix; qu'il l'a souvent offerte à ses ennemis; qu'après les avoir réduits à la recevoir comme un bienfait, il la leur a donnée à des conditions qu'ils n'auraient pas osé se promettre, et qui ont rendu sa modération non moins éclatante que ses victoires. Il sent tout le prix de la gloire acquise par les armes dans une guerre juste et nécessaire; mais il est une gloire plus douce et plus chère à son cœur; son premier vou, le but constant de ses efforts ont toujours été la tranquillité de l'Europe, le repos et la félicité des peuples.

Ce but était atteint. Ce vœu se trouvait rempli par la paix d'Amiens. L'Empereur fit tout pour la rendre durable. Elle subsisterait encore si la prospérité croissante de la France n'en eût pas fixé le terme. D'abord, elle fut altérées par les démarches artificieuses et bientôt rompue par la perfidie ouverte du cabinet de Saint-James. Maís du moins la paix régnait sur le continent. A travers les prétextes mensongers et vains dont l'Angleterre cherchait à se couvrir, l'Europe démêlait aisément ses véritables motifs.

L'Angleterre craignait de voir se relever de leurs ruines et comme renaître de leurs cendres, les colonies françaises qui avaient été et qui pouvaient redevenir si florissantes. La jalousie voulait étouffer ou du moins arrêter, dans son essor, l'industrie française ranimée par la paix. Elle nourrissait le désir insensé d'éloigner le pavillon français des mers où il parut jadis avec tant d'éclat, ou du moins de le réduire à ne plus s'y montrer que dans un état d'abaissement indigne du rang que la France tient entre les nations. Mais ce n'étaient pas là les seuls motifs de l'Angleterre. Elle était encore poussée par cette insatiable avidité qui lui fait convoiter le monopole de tous les commerces et de toutes les industries, par cet orgueil démesuré qui lui persuade qu'elle est la souveraine des mers, et qui est l'unique fondement du despotisme monstrueux qu'elle y exerce.

La cause que la France avait à défendre était donc la cause de l'Europe, et il était naturel de penser que ni les intrigues de l'Angleterre, ni l'or qu'elle annonçait à tous ceux qui voudraient servir son ambition(1),ni ses promesses fallacieuses ne pourraient engager dans son parti aucune des puissances continentales. Aucune, en effet, ne

(1) M. Pitt, dans la séance du 18 février 1805, après avoir présenté le budget de l'année, demanda et obtint, pour ce qu'il appela continental uses cinq millions sterlings.

Et dans la séance du 12 juillet, jour de la clôture du Parlement, il demanda et obtint, pour le même usage, un supplément de trois millions et demi de sterlings.

parut vouloir accueillir ses propositions et ses ins

tances.

Tranquille sur les dispositions du continent, l'Empereur tourna toutes ses pensées vers la guerre maritime, pour laquelle il lui fallait tout créer. Des flottes furent construites; des ports furent creusés; des camps s'élevèrent sur les bords de l'Océan ; l'Empereur y réunit toutes les forces de son empire, et ses troupes se formant; sous ses yeux, à des opérations toutes nouvelles, se préparèrent à de nouveaux triomphes.

L'Angleterre vit quels dangers la menaçaient. Elle crut les détourner par des crimes. Des assassins furent jetés sur les côtes de France. Les ministres anglais près les puissances neutres devinrent les agents d'une guerre infâme autant qu'atroce, d'une guerre de conspirations et d'assassinats.

L'Empereur vit ces misérables complots. Il les méprisa et n'en offrit pas moins la paix aux mêmes conditions auxquelles elle avait été précédemment faite.

Tant de générosité ne put calmer et sembla plutôt accroître les fureurs du cabinet de SaintJames. Sa réponse fit voir clairement qu'il ne penserait à la paix qu'après avoir perdu l'espoir de couvrir le continent de carnage et de sang; Mais il sentait que, pour venir à bout d'un tel dessein, il ne lui suffisait pas d'associer à ses vues une puissance étrangère, presqué autant que l'Angleterre, par sa position, au système continental; que n'ayant rien à attendre de la Prusse dont les sentiments étaient trop connus, son espérance serait vaine tant que l'Autriche resterait fidèle à sa neutralité.

L'Autriche, après avoir éprouvé deux fois, à l'issue des deux guerres malheureuses, aux époques des traités de Campo-Formio et de Lunéville, jusqu'à quel point la France aimait à se montrer généreuse envers un ennemi vaincu, n'avait pas comme la France religieusement observé ses traités. Nonobstant leurs stipulations formelles, la dette de Venise n'était point acquittée; elle était même déclarée anéantie. L'Empereur savait que ses sujets de Milan et de Mantoue éprouvaient un déni de justice, et que la cour de Vienne n'en payait aucun, au mépris des engagements solennels qu'elle avait contractés.

Il savait que les relations de commerce de son royaume d'Italie avec les Etats héréditaires étaient entravées, et que ses sujets français et italiens ne trouvaient en Autriche qu'un accueil bien différent de celui auquel l'état de paix leur donnait le droit de s'attendre.

Dans le partage des indemnités en Allemagne, l'Autriche avait été traitée avec une faveur qui devait combler ses désirs et passer même ses espérances. Cependant ses démarches annonçaient que son ambition n'était pas satisfaite. Elle employait tour à tour la séduction et les menaces pour se faire céder, par de petits princes, des possessions à sa convenance. C'est ainsi qu'elle avait acquis, sur le lac de Constance, Lindau, et, dans le lac même, l'ile de Menau, ce qui mettait entre ses mains l'une des clefs de la Suisse. Elle s'était fait céder par l'ordre teutonique, Altthousen, ce qui la rendait maîtresse d'un poste important, ste de la Rhinau. Elle avait agrandi

son territoire par une foule d'autres acquisitions. Elle en méditait de nouvelles.

Comme moyen d'agrandissement, elle ne craiguait pas d'employer des usurpations évidentes qu'elle cherche à voiler par des formes légales.

C'est ainsi que, sous le prétexte d'un droit d'épave, droit auquel elle avait expressément renoncé par un traité, et dont l'exercics était incompatible avec l'exécution du recès de l'Empire germanique (1), elle s'appropriait des possessions qu'elle feignait de croire en déshérence et sans propriétaires légitimes, quoique le recès en eût forinellement disposé pour la répartition des indemnités. Elle frustrait par là plusieurs princes de celles qu'il avait été trouvé juste de leur assigner; sous prétexte de ce même droit d'épave que, relativement aux Suisses, elle appelait droit d'incarmération, elle enlevait à l'Helvétie des capitaux considérables. Elle séquestrait en Bohême les fiefs appartenant à un prince voisin, sous le prétexte de compensations dues à l'électeur de Salzbourg, et dont elle prétendait, contre tout droit, se constituer seule l'arbitre. Elle insistait, avec menaces, pour conserver des recruteurs dans les provinces bavaroises, en Franconie et en Souabe, et elle y entravait, de tout son pouvoir, la conscription pour l'armée électorale. Abusant de prérogatives autrefois données au chef de l'Empire germanique, pour l'utilité commune des Etats qui le composent, et tombées en désuétude, elle les faisait revivre pour troubler l'exercice de la souveraineté des princes voisins sur les possessions qui leur étaient échues en partage, et pour les priver, dans les diètes, de l'accroissement d'influence qui devait résulter de ces possessions.

Le recès de l'Empire, conséquence et complément du traité de Lunéville, avait pour objet, indépendamment de la répartition des indemnités, d'établir, par cette répartition même, dans le midi de l'Allemagne, un équilibre qui en assurât l'indépendance, et de prévenir les causes éventuelles de mésintelligence et de guerre qu'un contact immédiat des territoires de la France et de l'Autriche aurait pu fréquemment faire naître. Tel était le vœu des médiateurs et de l'Empire germanique, c'était le vœu de la justice, de la raison, d'une politique humaine et conforme aux vrais intérêts de l'Autriche elle-même.

L'Autriche renversait donc tout ce que le recès avait établi si sagement, lorsque par ses acquisitions en Souabe elle affaiblissait la barrière qui devait la séparer de la France, lorsqu'elle tendait à s'interposer entre la France et les principaux Etats du midi de l'Allemagne, et lorsque par un système combiné de séquestres, de prétentions, de carresses et de menaces, elle tendait sans relâche à s'assurer une influence exclusive, universelle et arbitraire sur cette partie de l'Empire germanique; elle violait donc évidemment les traités, et chacun de ses actes devait être considéré comme une infraction de la paix.

Depuis la rupture du traité d'Amiens, l'Autriche s'était plus d'une fois montrée partiale en faveur de l'Angleterre; elle avait reconnu par le fait ce prétendu droit de blocus que le cabinet de SaintJames a osé s'arroger, et suivant lequel une simple déclaration de l'amirauté anglaise suffit pour mettre en interdit toutes les côtes d'un vaste Empire; elle avait souffert, sans réclamer et sans se

(1) Voyez aperçu relatif à la saisie des biens et fonds appartenant aux fondations ecclésiastiques et séculières.

plaindre, que la neutralité de son pavillon fût continuellement violée au détriment de la France contre laquelle toutes les violences faites aux pavillons neutres étaient évidemment dirigées.

Tous ces faits étaient connus de l'Empereur : plusieurs excitèrent sa sollicitude. C'étaient de véritables griefs; ils auraient été de justes motifs de guerre; mais par amour de la paix, l'Empereur même s'abstint de toute plainte, et la cour de Vienne ne reçut de lui que de nouveaux témoignages de déférence.

Il s'était fait une loi d'éviter tout ce qui aurait pu causer à l'Autriche le plus léger ombrage.

Lorsque, appelé par les voeux de ses peuples d'Italie, il se rendit à Milan, des troupes furent rassemblées, des camps furent formés, dans l'unique vue de mêler les pompes militaires aux solennités religieuses et politiques, et de présenter la majesté souveraine au milieu de cet appareil qui plaît aux yeux des peuples; l'Empereur conviendra qu'il avait aussi quelque plaisir à voir réunis ses compagnons d'armes dans des lieux et sur les terrains mêmes consacrés par la victoire; mais voulant prévenir les inquiétudes de la cour de Vienne, s'il était possible qu'elle en conçût aucune, il la fit assurer de ses intentions pacífiques, en déclarant que les camps qui avaient été formés seraient levés au bout de quelques jours, et cette promesse fut exactement remplie.

L'Autriche répondit par des protestations également amicales et pacifiques, et l'Empereur quitta l'Italie avec la douce persuasion que la paix du continent serait maintenue.

Quel fut son étonnement, lorsque à peine de retour en France, étant à Boulogne, hâtant les préparatifs d'une expédition qu'il était enfin au moment d'effectuer, il reçut de toutes parts la nouvelle qu'un mouvement général était imprimé à toutes les forces de la monarchie autrichienne, qu'elles se portaient, à marches forcées, sur l'Adige, dans le Tyrol et sur les rives de l'Inn, qu'on rappelait les semestriers, qu'on formait des magasins, qu'on fabriquait des armes, qu'on faisait des levées de chevaux, qu'on fortifiait les gorges du Tyrol, qu'on fortifiait Venise, qu'on faisait enfin tout ce qui annonce et caractérise une guerre imminente.

L'Empereur ne put d'abord croire que l'Autriche voulût sérieusement la guerre, qu'elle voulût se commettre à de nouveaux hasards et condamner à de nouvelles calamités ses peuples fatigués par tant de revers, épuisés par tant de sacrifices.

Maître, par deux fois, de priver pour toujours la maison d'Autriche de la moitié de ses Etats héréditaires, loin de diminuer sa puissance, il l'avait accrue. S'il ne pouvait pas compter sur sa reconnaissance, il croyait pouvoir compter sur sa loyauté. Il lui avait donné la plus haute marque de confiance qu'il lui fût possible de donner, en laissant dégarnies et désarmées ses frontières continentales. Il la croyait incapable d'en abuser, parce qu'il l'aurait été lui-même. Il est des soupçons qui ne peuvent entrer dans les cœurs généreux ni trouver place dans un esprit réfléchi.

L'Empereur se plaisait à s'affermir dans ces favorables présomptions, et il ne craignait pas de manifester à quel point il désirait de les voir fondées. La cour de Vienne ne négligea rien pour en prolonger l'illusion. Elle multiplia les déclarations pacifiques; elle protesta de son religieux attachement aux traités; elle autorisa son ambassadeur à faire les déclarations les plus rassurantes; elle chercha enfin, soit par des explications plausibles, soit par des dénégations formelles, à dissiper les soupçons que ses mesures pouvaient faire naître.

« PreviousContinue »