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professionnel, les journalistes, se piquant d'amourpropre et les recevant comme un défi, se juraient de ne pas les mériter, la profession en retirerait un bénéfice certain.

Dans sa Biographie des journalistes (1858), Edmond Texier a ironiquement blâmé la presse de s'être appelée elle-même le troisième pouvoir de l'Etat. Trop de modestie! En dépit de la Constitution, un seul pouvoir fonctionne : « C'est le sérénissime pouvoir de l'Opinion, représentée par les journaux. » L'exécutif et le législatif pourraient, disait-il, batailler longtemps sans qu'on y prît garde, tant que la presse n'intervient pas. La foule demeure flegmatique devant César et Pompée, qui sont aux prises. « Mais si un petit carré de papier s'avise de déclarer que César est un traître, voilà le peuple qui retrousse ses manches et se met de la partie... » De là découle une responsabilité, dont le journalisme ne saurait être trop soucieux.

Il représente simultanément les divers aspects de la vie sociale; et il en est fier: or, il ne perdrait rien, il gagnerait beaucoup s'il s'appliquait à comprendre cette vie sociale et à se comprendre lui-même en étudiant la fonction qu'il y remplit depuis qu'il improvise, depuis qu'il gouverne, depuis qu'il existe.

A PROPOS DU JOURNALISME

DE 1631 A LA RÉVOLUTION

On a revendiqué pour l'Allemagne, pour la Hollande, pour l'Angleterre (pour Venise même, quoique sans preuves suffisantes) le mérite d'avoir inventé le journalisme. Il y eut en effet sur divers points de l'Europe, dès le seizième siècle et peut-être plus tôt, un système de nouvelles imprimées, fondé ou bien entretenu par de grosses maisons commerciales. Mais ces publications, dans lesquelles les événements politiques et militaires se glissaient parmi les annonces, manquaient du caractère essentiel au véritable journal: la périodicité. Malgré leur titre, les Nouvelles hebdomadaires que Londres vit circuler, en 1622, ne paraissaient pas du tout régulièrement. Feuilles volantes, placards, autres imprimés surgissaient suivant les circonstances. De nombreux recueils, des mémoriaux tels que les chronologies de Palma Cayet et plus tard le Mercure français (1611) réussirent à pratiquer la régularité, mais seulement année par année.

Le premier, un médecin, Théophraste Renaudot s'imposa la loi, qu'il sut observer, de mettre en vente à jour fixe, de semaine en semaine, le journal créé par lui la Gazette de France. Depuis le mois de mai 1631 jusqu'en 1792, cette périodicité ne subit aucune interruption, aucun retard.

La Gazette de France parut d'abord le vendredi, puis le samedi, en quatre pages in-quarto. Dès la seconde année, sa contenance fut doublée. Les huit pages étaient divisées en deux cahiers, intitulés: l'un Gazette, l'autre Nouvelles ordinaires de divers endroits. Bientôt le journal se compléta par un supplément mensuel, sous le titre de Relations des nouvelles du monde reçues dans tout le mois, puis par des annexes qui s'appelaient extraordinaires. On disait l'Extraordinaire de telle date. Le prix du numéro était d'un parisis (sans doute un sou parisis, de quinze deniers, environ six centimes, représentant une valeur actuelle de près du triple). Pour le prix et le mode d'abonnement, les indications certaines font défaut.

Quelques lignes des numéros du début suffisent à faire apprécier le genre suivant lequel était rédigée et composée la première feuille périodique française:

« De Constantinople, le 2 avril 1631. Le roy de Perse, avec 15 mille chevaux et 50 mille hommes de pied, assiège Dille, à deux journées de la ville de Babylone, où le grand Seigneur a fait faire commandement à tous ses janissaires de se rendre sous peine de la vie, et continue

1. Histoire politique et littéraire de la Presse en France, par Eugène Hatin, tome I, page 471.

nonobstant ce divertissement-là (cette diversion) à faire toujours une âpre guerre aux preneurs de tabac qu'il fait suffoquer par la fumée. »

« D'Anvers, le 24 de may. Le tambour sonne par toute la Haute-Allemagne. On espère que les Hollandais ne feront cette année non plus que l'autre, à raison du bon ordre que nous avons mis partout, voire que nous les attaquerons les premiers. Nous avons trois camps : l'un aux environs de Vezel, de 14 mille hommes ; l'autre aux environs de Lier et Melines en Brabant, de 10 mille hommes; et le troisième entre Ostende et Gravelines, en Flandres, de 12 mille hommes. Nous ne manquons aussi de bons chefs, ayant entre autres le marquis de SainteCroix et d'Ayton, le duc de Lerme, don Carle Colomne, les comtes Jean de Nassau et Henri de Bergue, qui aura ici le commandement général des affaires de la guerre, et celui de Vaquens, qui est déclaré vice-amiral, et auquel on a assigné trois cent cinquante mille écus par an pour le desfray de l'armée de mer. »

« De Saint-Germain-en-Laye, le 2 juillet audit an. La sécheresse de la saison a fort augmenté la vertu des eaux minérales, entre lesquelles celles de Forges sont ici généralement en usage. Il y a trente ans que M. Martin, grand médecin, leur donna la vogue; le bruit du vulgaire les approuva. Aujourd'hui M. Bonnard, premier médecin du roy, les a mises au plus haut point de la réputation, que sa grande fidélité, capacité et expérience peut donner à ce qui le mérite vers Sa Majesté, qui en boit ici par précaution, et, presque toute la cour, à son exemple. >>

« De Paris, le 3 dudit mois de juillet 1631. Depuis quinze jours sont ici décédés des fièvres continues, qui y sont fort fréquentes, MM. Berger et de Bragelonne, conseillers au Parlement et M. Charles, le plus fameux médecin de cette ville.

>> On y continue cette belle impression de la grande

Bible en 9 volumes et 8 langues, qui sera parfaite dans un an. Nous invitons toutes les nations à y prendre part, avec plus de raison que les Sybarites ne conviaient à leur festin un an auparavant. »

« De Rouen, le 8 de juillet. Le différend venu ces jours passés pour la danse d'une nopce a fait entretuer à trois lieues d'ici onze personnes, du nombre desquelles sont les seigneurs de Fontaine-Martel, Malleville et Boufard. »

« De Saint-Germain-en-Laye, ce 10 dudit mois de juillet. Le sieur de Verchères, fils du premier président de Dijon, a succédé à la charge de son père, naguère décédé. L'ambassadeur du roy de Suède est arrivé en cette cour, et un gentilhomme de la part de l'empereur. Le marquis de La Fuente del Toro, envoyé par le roy catholique pour se conjouir avec Sa Majesté du recouvrement de sa santé à Lyon, et qui arriva il y a un mois, est sur son partement pour l'Espagne, qui fait voir à la France par cette action, que véritablement elle ne se haste pas trop, s'étant advisée de ce compliment lorsqu'on n'y pensait plus, comme Sa Majesté lui fit sentir de bonne grâce, lui disant qu'il y avait dix mois qu'il se portait bien. Ainsi Tibère, visité trop tard par les Thébains sur la mort de son neveu Germanicus, leur dit qu'il ne se pouvait consoler de la mort de leur grand capitaine Achille, jadis malheureusement tué devant Troye. De vray, grâces à Dieu, jamais Sa Majesté ne se porta mieux qu'elle fait à présent. Et la tristesse que la Cour avait conçue pour la fièvre continue du maréchal de Schomberg est convertie en joie par son heureuse convalescence. »

Des propos si réservés ne permettaient guère de supposer que le journalisme était destiné à stimuler les passions. Mais il portait en soi un germe qui allait rapidement s'épanouir et prendre une force menaçante. La polémique naissait avec lui.

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