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parce que fatale, n'eût pu être empêchée ? Non... Dès que l'unité italienne était faite, notre attention devait se porter sur l'Allemagne, où la tendance à l'unification était nettement accusée. Cette tendance pouvait être tempérée, modifiée, et même complètement détournée... Si, prenant franchement notre parti de l'unité italienne, nous l'avions complétée en poussant nous-mêmes jusqu'à Venise, l'Italie n'eût pu devenir l'alliée providentielle de M. de Bismarck. Dans l'affaire des Duchés nous pouvions avoir deux conduites... Nous pouvions soutenir le principe des nationalités avec une énergie décisive, nous pouvions, au prix de l'abandon du protocole de Londres, exiger le suffrage des populations qui eût ajouté un état de plus à la Confédération germanique. Nous eussions ainsi fortifié une puissance inoffensive, arrêté M. de Bismarck à ses débuts et conquis une immense faveur en Allemagne... Quant au mouvement unitaire nous l'eussions certainement assoupi si, après la guerre d'Italie, nous eussions désarmé et remis la liberté en honneur, car nous donnions le ton à l'Europe; et les Allemands, au lieu de chercher le mystère de la force et de se tourner vers la Prusse, auraient encore une fois reçu de nous le mot d'ordre qui les eût rassurés. >>

Le directeur du Temps ne prenait pas soin alors de relire les conseils qu'il avait donnés, précisément à l'heure de la lutte pour les duchés. Or, en 1864 (6 février) il acclamait le principe des nationalités qui venait de surgir « en Europe » et qui devait «< la renouveler et la faire à son image ». Il disait encore (10 février 1864):

<< L'intégrité de la monarchie danoise, principe du protocole de Londres, signifiait quelque chose dans le système de l'équilibre des forces; elle ne signifie plus rien dans

le système des nationalités, qui base la paix du monde non plus sur la pondération factice des forces et sur le droit écrit des traités, mais sur le droit naturel de la vie et sur la satisfaction légitime et complète de toutes les vitalités nationales. >>

Exalté d'admiration devant le fameux principe moderne, il le définissait et l'affirmait sans mesure: « Un sentiment nouveau est entré dans la conscience de l'Europe. Ce sentiment c'est tout simplement l'idée de la liberté personnelle appliquée aux nationalités. Le nouveau Credo de l'opinion publique en Europe, c'est qu'aucun traité n'a le droit de disposer des gens, individus ou nationalités, sans leur consentement. » Demandait-il donc alors que la France intervînt en faveur du Danemarck? Non, il s'étonnait seulement de l'hésitation de l'Angleterre.

Ce principe des nationalités, le Piémont venait de s'en servir pour s'annexer par la fraude, par l'intrigue et par la force, une partie des sujets du Pape. Un diplomate éminent, qui a noté les terribles conséquences de cette erreur, M. Rothan, a écrit à propos des origines de la guerre de 1870: « Dans ce conflit que l'histoire signalera toujours comme un monument d'artifices, de mauvaise foi et de confusion, tous les gouvernements ont plus ou moins joué le rôle de la Prusse; la Russie par sa réserve préméditée; l'Autriche par ses inconséquences; les cours allemandes par leur aveuglement; le Danemarck par son obstination. Mais le gouvernement français, par ses compromis avec le principe des nationalités, est celui qui a le plus volontairement méconnu ses intérêts et le plus contribué au démembrement de la

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monarchie danoise 1. » Dans un article publié cinq jours après Sadowa, mais destiné à une feuille hebdomadaire et évidemment rédigé plus tôt, Edouard Hervé avait la sagesse de le comprendre et le courage de le dire: parmi les grandes nationalités, la théorie nouvelle engendrait fatalement l'idée uni- P taire; et celle-ci éveillait la tendance à la centralisation et les appétits de la conquête 2. Le Temps s'en apercevait trop tard. Ne voulant pas désavouer la politique suivie en Italie ni répudier ses anciennes illusions sur les résultats enchanteurs que le désarmement de la France aurait produits en 1860, il combattait à moitié les mesures proposées, trop tard aussi, pour relever notre puissance militaire. Suivant lui, le projet du maréchal Niel allait épuiser l'état . M. Brisson, reprenant la fausse conception de Nefftzer, la présentait sous cette forme ridicule :

«< Aurons-nous fait assez quand nous aurons fait des soldats de nos fils et n'importe-t-il pas davantage, même pour en faire de bons soldats, d'en faire des hommes libres et des citoyens fiers? En même temps que nous séduirions les nations voisines par le spectacle de nos libertés et de nos garanties publiques, ne les rassurerions-nous pas en détendant du même coup les ressorts de notre politique étrangère, en faisant disparaître le spectre de la France armée jusqu'aux dents et mise à la disposition d'une volonté solitaire ? »>

1. La politique française en 1866. Les origines de la guerre de 1870, par Rothan, 1883; au chapitre « La question danoise », pages 16, 17.

2. Le Courrier du dimanche, 8 juillet 1866.
3. Le Temps, article de Nefftzer, 9 mars 1867.
4. Id., article de M. Brisson, 23 mars 1867.

On comprend que cette logique et ces combinaisons n'aient pas impressionné le Siècle et l'Opinion nationale, accusés par le Temps, et avec justice, d'avoir fait de Bismarck, « le soldat de la Révolution, le missionnaire du suffrage universel1» et de << se prosterner » devant le ministre prussien 2.

Profonde était la division, passionnées les antipathies au sein de la presse opposante. Elles avaient éclaté depuis plusieurs années, surtout depuis 1863, lorsque le Siècle, l'Opinion nationale et la Presse avaient prétendu dresser pour tout le monde une liste de candidats. L'insurrection contre le triumvirat électoral fut alors conduite avec la plus grande ardeur par le Courrier du dimanche.

Ce nom, demeuré vivant dans les souvenirs du journalisme et de la politique, manifesta la coalition des ennemis du régime impérial. Un aventurier de la presse, un roumain, Gregory Ganesco, avait eu l'idée de grouper des écrivains de toute couleur, simples libéraux, orléanistes, radicaux, socialistes, entre autres, Prévost-Paradol, J.-J. Weiss, Edouard Hervé, Gustave Isambert, Villetard, Alfred Assolant, Ferdinand Duval, Lambert de Sainte-Croix, Castagnary, Erdan, Clément Duvernois. « Il réunit ainsi une rédaction tout à fait remarquable. Chaque nu

1. Le Temps, article de Jules Ferry, 28 juin 1866. 2. Id., article de Nefftzer, 24 juin 1866.

méro contenait un article à sensation1. » De 1857 à 1866, la feuille hebdomadaire augmenta, dans les salons et dans les milieux lettrés, ses succès et son influence, sans se ressentir de l'expulsion de Ganesco, en 1861.

C'était Weiss principalement qui, lors des élections de 1863, combattait l'hégémonie du groupe Havin et de Havin lui-même, Havin chef de l'opposition dans la presse, ancien candidat officiel tout en demeurant opposant officieux. Weiss avait beaucoup d'érudition et autant d'originalité, un style substantiel et alerte, de l'esprit, de la verve, de la force, une fantaisie souvent déconcertante et qui, par des détours imprévus, revenait d'ordinaire au bon sens. Comme critique, il a fait plus tard une œuvre vigoureuse et originale. M. Jules Lemaître a dit de lui avec raison: « M. Weiss a tout ce qu'on voudra : l'esprit, la sagacité, la profondeur; mais, par-dessus tout le reste, il a « l'humeur » au sens où on l'entendait au siècle dernier. Il est très souvent l'homme qui a des idées à lui et qui serait fâché qu'elles fussent à d'autres 2. >>

Weiss abimait Havin et lui rappelait une circulaire électorale où l'étrange opposant disait : « M. le Ministre de l'Intérieur m'a offert spontanément de m'appuyer à Thorigny-sur-Vire. L'Empereur a bien voulu me faire écrire par son secrétaire, M. Moquart, qu'il voyait avec plaisir ma candidature et qu'il avait apprécié, lors de la guerre de Crimée et depuis le commencement de la guerre d'Italie, mon

1. L'Empire libéral, par Emile Ollivier, tome V, page 49. 2. Les Contemporains, par Jules Lemaître, deuxième série, page 252.

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