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que tous les auteurs célèbres eussent le désintéressement et la bonne foi de Corneille! Il ne manque aux talents de M. de Voltaire que de rendre ce service à la littérature. Si, au lieu de songer à de nouvelles productions, il prenait la peine de revoir ses enfants d'un œil sévère et d'en relever héroïquement les défauts, n'aurait-il pas assez d'occupations pour le reste de sa vie? En attendant qu'il se livre à ce noble travail, je vais risquer mon sentiment sur son Temple de la gloire. L'estime singulière que j'ai conçue depuis longtemps pour cet illustre écrivain m'inspirera, dans cet examen, autant d'indulgence que l'amour paternel pourrait lui en donner à lui-même, s'il entreprenait de se critiquer. »

A ces observations piquantes mais qui ne dépassaient pas les bornes et qui contenaient encore une grande part d'éloges, Voltaire répondait : « Pourquoi >> permet-on que ce coquin de Fréron succède à >> Desfontaines ? Pourquoi souffrir Raffiat après >> Cartouche? Est-ce que Bicêtre est plein? » Les injures se multiplient, accompagnées d'accusations mensongères et atroces. Alors Fréron s'anime et trace le portrait suivant, qui va donner lieu à une lutte continuelle pendant vingt-cinq années :

«S'il y avait parmi nous un auteur qui aimât passionnément la gloire et qui se trompât souvent sur les moyens de l'acquérir; sublime dans quelques-uns de ses écrits, rampant dans toutes ses actions; quelquefois heureux à peindre les grandes passions, toujours occupé de petites; qui sans cesse recommandât l'union et l'égalité entre les gens de lettres, et qui, ambitionnant la souveraineté du Parnasse, ne souffrît pas plus que le Turc qu'aucun de ses frères partageât son trône; dont la plume ne respirât que la grandeur et la probité, et qui sans cesse tendît des pièges à la bonne foi; qui changeât

de dogmes suivant les temps et les lieux, indépendant à Londres, catholique à Paris, dévot en Austrasie, tolérant en Allemagne; si, dis-je, la patrie avait produit un écrivain de ce caractère, je suis persuadé qu'en faveur de ses talents on ferait grâce aux travers de son esprit et aux vices de son cœur. »

Notez que nous n'en sommes encore qu'au préambule de l'Année littéraire, laquelle, sous la direction de Fréron, dura de 1754 à 1776 et qui se poursuivit au milieu des luttes personnelles les plus ardentes, sans que son rédacteur négligeât rien pour soutenir l'honneur des Belles-Lettres et de la Foi. Il y déployait d'autant plus de mérite qu'il se débattait contre de véritables complots. Ainsi, des employés de l'administration détournaient les articles qui devaient être soumis au censeur et les retournaient avec défense de les faire paraître. Comme les cahiers de l'Année littéraire étaient publiés tous les dix jours et qu'ils contenaient 72 pages, on peut concevoir l'énorme surcroît de besogne qui pesait sur Fréron.

Il avait enduré avec autant de dignité que d'esprit l'outrage que lui avait infligé Voltaire dans l'Écossaise, pièce misérable sous tous les rapports; il ne succomba que le jour où son œuvre fut détruite par le pouvoir même qu'elle avait défendu. A bout de forces, Fréron s'inclina sans se plaindre; et du coup terrible dont il mourait, il dit seulement : « C'est » là un malheur particulier, qui ne doit détourner >> personne de la défense de la monarchie, le salut >> de tous est attaché au sien.»>

La Harpe fut également maltraité par les auteurs, bien qu'il ne se préoccupât guère de l'intérêt religieux. Ses moindres observations lui attiraient des

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railleries incessantes et cruelles. On le plaisantait surtout à propos de sa petite taille; de quoi il enrageait; et on le savait bien : « Haut comme Ragotin disait Voltaire, à qui il avait tout sacrifié. « On se moque d'un nain qui se piète pour se grandir » écrivait Dorat. Et Gilbert:

C'est ce petit rimeur de tant de prix enflé
Qui, sifflé pour ses vers, pour sa prose sifflé,
Tout meurtri des faux pas de sa muse tragique,
Tomba, de chute en chute, au trône académique ?
Ces détours sont d'un lâche et malin détracteur.

La mort de Voltaire fut l'occasion d'un véritable soulèvement contre La Harpe. Celui-ci, qui n'avait formulé qu'une critique respectueuse, se vit retirer la rédaction en chef du Mercure. Exaspéré, il en vint à maudire le journal et à réclamer des mesures de répression, lui qui devait rester journaliste jusqu'à la fin 1.

La polémique était donc presque toujours aussi violente, soit qu'elle traitât de la philosophie et de la religion avec Fréron, soit qu'avec La Harpe elle se bornât à la littérature. Les auteurs employaient tous les moyens plaintes au directeur de la librairie, dénonciations au lieutenant de police, requêtes au Parlement.

Au xvIIIe siècle, les journaux sont très nombreux et très variés aussi. Il me faut me borner à énumérer les principaux, outre ceux dont j'ai parlé déjà. Littéraires: le Pour et le Contre, de l'abbé Prévost; l'Observateur littéraire, de Marmontel; les Observa

1. Hatin, tome II, page 449.

tions sur la littérature moderne, de l'abbé de la Porte; les Cinq années littéraires, de Clément; la Renommée littéraire, de Le Brun; le Censeur hebdomadaire, de Chaumeix et d'Aquin; le Journal Français, la Gazette des deuils, le Nécrologe, de Palissot et de Clément.

Nous trouvons plusieurs journaux consacrés aux littératures étrangères : le Journal étranger, la Gazette littéraire de l'Europe, le Journal encyclopédique; même des feuilles philosophiques ou philologiques, écrites sur un ton fantaisiste et imités de l'Angleterre, tels que le Spectateur, le Babillard, le Radoteur; des organes d'économie politique et d'administration; le Journal chrétien, le Journal ecclésiastique; des recueils scientifiques, des journaux reproducteurs, des feuilles satiriques, même et depuis longtemps déjà, les Petites affiches.

On a fait remonter au Journal de Verdun (1704) la véritable presse politique, non pas celle qui depuis soixante-treize ans publiait sans commentaires certaines informations d'ordre plus ou moins officiel, mais celle qui représente des opinions: Le Journal de Verdun, recueil mensuel, s'était donné principalement pour but les travaux et les questions historiques. L'histoire et la politique se tiennent de près ; et déjà la simple littérature avait naturellement empiété sur beaucoup de domaines.

Le journal proprement dit politique fit son apparition sous un titre étranger: il s'appelait le Journal de Genève, puis le Journal de Bruxelles. Fondé par Panckouke, qui était en train d'accaparer toutes les feuilles, il avait pour rédacteurs principaux l'avocat

Linguet et Mallet du Pan, destinés à devenir célèbres, l'un en stimulant les passions, l'autre en traitant des doctrines. Bientôt ils étendaient leur entreprise, par les Annales politiques et littéraires, appelées au succès, et qui donnent l'avant-goût de la virulence qui va être la règle de la presse pendant la Révolution. On sait les démêlés continuels de Linguet avec la police et avec le gouvernement. Son collaborateur, Mallet du Pan, avait d'autres allures: esprit pondéré, grave, impartial et fort avisé. Il inaugura le genre qui allait caractériser le Journal des Débats. Le même besoin d'exercer une action politique avait associé ces deux hommes très dissemblants.

Une innovation curieuse et importante se produit en 1776. Alors paraît une feuille anglo-française, le Courrier de l'Europe, publiée à Londres deux fois par semaine et qui exerça tout de suite une grande influence sur la politique générale. Ainsi que le dit l'un de ses rédacteurs, le girondin Brissot, le Courrier de l'Europe contribua beaucoup au succès de la guerre d'Amérique et, par suite, à la Révolution française.

Dès ce moment la passion politique a envahi tous les esprits. La fièvre se répand et s'excite par ellemême. Du mois de mai 1789 au mois de mai 1793, un millier de journaux vinrent stimuler l'esprit public, déjà pourvu de la presse quotidienne.

Elle date en France de 1777. Elle existait en Angleterre depuis 1702. Chez nous, la première feuille quotidienne fut le Journal de Paris ou la Poste du soir, la Gazette de France n'ayant réalisé ce grand progrès qu'en 1792.

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