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but de protéger les fonctionnaires et les hommes publics. C'est le vieux et sans doute éternel souci, qui ne s'endort, bercé par la chanson de l'aveugle confiance, que pour se réveiller aux accents plaintifs de la déception, aux stridentes clameurs de la colère. Combien de fois les préfets et les députés, les autres agents du Pouvoir et les autres représentants des Corps constitués, combien de fois furent-ils, pour la défense de leur honneur, ballottés entre les deux systèmes de justice? Les tribunaux correctionnels, qui s'imposent volontiers le devoir de condamner la presse, font d'elle une victime et augmentent son prestige. Ordinairement absoute par le jury, elle affronte la Cour d'assises et se retire avec des allures triomphantes, quitte à passer le lendemain pour un fléau.

En attendant d'avoir trouvé le principe de son équilibre, elle s'accroît, elle grossit, elle s'allonge, elle envahit, elle absorbe. Qu'un pareil effort et un régime pareil produisent beaucoup de modifications dans l'aspect et dans le tempérament de la presse, c'est assez naturel.

Le goût des informations a pris tant d'ampleur qu'il a fait naître une multitude de procédés nouveaux, lesquels ont engendré des professions inconnues de l'ancien journalisme. Deux catégories d'informateurs sont apparues, bien tranchées : ceux qui pratiquent l'interview et ceux qui courent la

ville en quête de renseignements quelconques; le grand et le petit reportage. Chaque feuille a des collaborateurs dont la spécialité consiste à se mettre en rapport avec les personnalités politiques ou littéraires et à les interroger sur leurs travaux, sur leurs actes, sur l'incident qui surgit. L'auteur d'un livre intéressant et spirituel, M. Dubief, a tracé ce portrait de l'interviewer:

<< Il est entré comme un coup de vent; il parle comme un sifflet de locomotive, par mots hachés, haletants. Habillé à la dernière mode, il s'agite et fait sonner son importance. C'est lui qui va chez tous les personnages en vue, grands ou petits: tel que vous le voyez, il sort de chez le ministre, à moins qu'il ne sorte de chez la diva ou de chez l'assassin du jour.

demandez-vous.

>> Qu'est-ce là ? Importation étrangère, s'il vous plaît. En France, on se bornait à visiter les gens, à solliciter, à attendre un entretien; là-bas on les interviewe, verbe actif. En d'autres termes, on pénètre chez eux bon gré mal gré, on s'impose à eux de vive force.1 »

Si l'Angleterre est le pays classique du reportage, l'interviewer a poussé en terre américaine, dit M. Dubief. Oui, mais le rejeton a enfoncé de fortes racines dans la terre de France et s'y est accru comme dans son milieu naturel. Saisir quelqu'un au passage ou à domicile, lui arracher un entretien, qui est rédigé en håte et assez correctement, puis imprimé tout chaud, cette fonction compte chez nous de vrais artistes. Ils sont moins audacieux ou moins

1. Le Journalisme, par M. Eugène Dubief, ancien secrétaire général de la direction de la presse au ministère de l'intérieur.

ingénieux que les Américains. Pourtant ils font de beaux tours de force et ils sont en progrès.

D'autres reporters guettent les incendies, les explosions, les rencontres de voitures, les écrasements, les effondrements, les assassinats. Ils chassent le fait divers comme on chasse la perdrix ou le sanglier; et toute saison leur est bonne. Ce n'est pas un métier que le premier venu puisse exercer aisément et utilement. Il faut une initiation et des habitudes. Où chercher les nouvelles? Pour Paris, à la préfecture de police et dans les commissariats sans doute, mais ce n'est pas le tout de savoir où prendre communication des procès-verbaux; la besogne bien faite impose d'autres moyens d'information. Il est nécessaire d'avoir accès près des chefs et des sous-chefs, près d'humbles secrétaires qui détiennent les renseignements convoités, qui n'ont ni la charge ni le droit de les transmettre et qui les transmettent tout de même. Les gens qui circulent pour leurs affaires ou pour leur agrément croient discerner le spectacle de la rue: le reporter leur dirait qu'ils ne savent pas regarder. Lui, le regard tendu et mobile, saisit le détail qui ce soir ou demain intéressera la foule, qu'elle a aperçu et qu'elle n'a pas compris. Certains semblent avoir un flair particulier pour passer là où quelque chose de curieux vient de se produire, s'accomplit, se prépare. Leur intérêt est de se concerter tout en se faisant concurrence. Il y a entre eux échange de menues récoltes. A Paris, dit M. Dubief, l'opération a lieu chez un marchand de vins du boulevard du Palais, près de la préfecture. Cet endroit a reçu le nom de Halle aux faits divers.

Autrefois, on devait avoir lu tout le numéro pour en connaître le contenu. A présent, nous sommes trop impatients et le temps fait défaut. Abrégeons: des titres et des sous-titres sont combinés de manière que d'un coup d'œil nous distinguons le sujet et même le sens de l'article, la signification et l'importance de l'événement raconté. Certains soustitres valent un résumé, comme les headings des feuilles américaines; et des discours et des documents se présentent ainsi par morceaux, judicieusement découpés, précédés d'une ligne imprimée en caractères saillants qui fournit d'avance l'analyse, parfois le commentaire et même la réfutation! Pour la rapidité de la lecture encore, le classement des matières est méthodique.

Il semble que le journal soit de plus en plus modelé sur l'ensemble et sur les détails d'une société organisée et doive exhiber, pour chaque catégorie, un abrégé de la vie quotidienne. Villemessant eut, à sa manière, la conception de ce système. Dans ses Mémoires, il a indiqué le plan tracé par lui pour le Figaro et que beaucoup de feuilles ont imité. Comparant le journal à une grande maison de commerce, il observait que le lecteur a d'abord besoin de savoir où trouver la Causerie, les Échos de Paris, ceux de la Chambre, les articles Variétés, les Tribunaux, le «< rayon » des Faits Divers et celui des Théâtres. A cet ordre matériel correspond un autre cadre où sont classées les différentes espèces de lecteurs. Villemessant disait :

« J'accorde la plus grande confiance aux avis: 1o d'un de mes amis de province, homme fort instruit, grand amateur de revues, de bons livres,

gourmet littéraire; 2° d'un ex-viveur de Paris, toujours à l'affût d'un cancan, d'un petit scandale, d'une nouvelle à la main; 3° d'une brave petite fermière de mon pays, à qui j'adresse mon journal gratis; 4° d'un curé 1. »

La règle de Villemessant a prévalu, en se modifiant suivant les cas; par exemple, en donnant la place du curé à quelque pontife de l'administration ou de la Loge. L'article politique, l'article sur les affaires étrangères, le bulletin de la politique intérieure, la question économique, le compte rendu des Chambres, les échos, les informations, le feuilleton, la bibliographie, les nouvelles diverses, la Bourse, les annonces, aucun journal ne se passe de ces éléments. Et les mondanités ! « Il ne se donne pas un dîner au faubourg Saint-Germain ou au parc Monceau que, le lendemain, le public n'en connaisse les invités et le menu, ne sache tout ce qui s'y est dit ou murmuré; il ne se donne pas un bal sans qu'on chante en dix journaux les grâces de la délicieuse comtesse X..., sans qu'on décrive les diamants de la richissime américaine, Mm. Z... » La Chronique non plus ne saurait manquer; mais elle a plusieurs fois changé de forme. Sous le troisième Empire, elle se composait de faits et de détails variés, que des transitions plus ou moins artificielles rattachaient les uns aux autres : c'était la série des impressions recueillies dans un jour, ou plutôt en une heure. Ensuite, elle a tourné à l'article sur un sujet fourni par les circonstances; souvent elle a

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1. Souvenir d'un Journaliste, par Villemessant, troisième série, page 45.

2. Le Journalisme, par M. Dubief, page 246.

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