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grandi, malgré la lutte engagée contre eux par le gouvernement, ou plutôt à cause même de cette lutte 1.

II

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Le 8 mars dernier, combattant le projet de réduire de 4 à 1 centime la taxe postale des journaux français, le ministre du commerce indiquait ce qu'ils coûtent aux contribuables et à l'État. En 1898, il y a eu 527 millions de numéros dont le transport a coûté environ 15 millions. « Les contribuables ont donc supporté 15 millions en 1898 pour les dépenses de transport des journaux. Combien ont-ils encaissé ? 8 millions. Qu'est-ce à dire ? C'est que vous avez donné, et vous avez eu raison, une subvention de 7 millions par an pour le transport des journaux. Je dis: Vous avez eu raison. Mais la question qui se pose à vous est celle-ci : Faut-il augmenter cette subvention, et cela sans savoir au-devant de quelles charges nouvelles vous courez? Car, de deux choses l'une : remarquez bien que pour obtenir, je ne dis pas le même bénéfice vous n'en avez pas mais pour obtenir que le déficit qui vous est créé de ce chef n'augmente pas, il faut que vous doubliez le nombre des journaux transportés... Pouvez-vous avoir l'espérance que vous verrez rapidement doubler le nom

1. Un opuscule de M. Oberholtzer a exposé les rapports entre l'État et le journalisme en Allemagne. (Die Beziehungen zwischen dem Staat und der Zeitungpress in Deutschen Reich. Berlin, Mayer et Müller.)

bre de 527 millions de journaux transportés en une année? Sincèrement, je ne le crois pas. Mais le jour où ce résultat sera atteint, vous ne vous étonnerez pas si le ministre des postes se présente devant vous la main ouverte, pour vous demander des crédits supplémentaires pour le personnel et pour le matériel. Il n'est pas douteux, en effet, que nous ne pouvons pas, sans augmenter notre personnel et notre matériel, voir croître la marée des imprimés de toute sorte -journaux compris -; que l'administration plie déjà sous le faix et que, si vous voulez donner des facilités nouvelles, il faudra que les contribuables les payent. >>

Donc, si retardataire qu'elle soit en comparaison de celle des Anglais et des Américains, nous voyons notre presse gagner continuellement du terrain. Jugée longtemps intruse, suspecte, usurpatrice, elle s'est, de plus en plus, mêlée aux influences et aux mœurs sociales et s'en est emparée.

Que penser d'elle, non pas telle qu'elle était à l'origine ou bien il y a soixante ans, mais de la presse d'aujourd'hui ?

Dans la préface du volume où il a réuni ses souvenirs, M. Maurice Talmeyr s'écrie tout d'abord: « Quel livre on ferait sur la Presse! » ; et il ajoute aussitôt que cependant « on ne le fait pas » ; et même il conclut qu'un travail de ce genre, exact, complet et nécessairement très hardi, manquerait au moins d'un éditeur. Un roman, dit-il encore, resterait trop inférieur à la vérité et la vérité crue serait invraisemblable, insupportable, partant inutile. Là-dessus, il présente une vingtaine de tableaux où se dessinent de nombreuses physionomies, singulières, étranges,

banales, repoussantes, comiques, piteuses, tracées avec un art du relief qui transforme la peinture en modelage. C'est moins violent que le Bel-Ami de Maupassant; mais, depuis Bel-Ami, jamais le monde des gens de plume n'avait offert un aspect si peu imposant. Le vigoureux auteur déclare que « les deux vices » de la presse actuelle sont « d'être une presse d'argent et une presse de licence ». Il l'adjure de veiller à ne pas perdre pour toujours l'indépendance et la dignité 1.

L'éminent directeur de la Quinzaine, M. Fonsegrive, a eu l'originale pensée de montrer comment il faut lire les journaux, et il a éclairé le sens caché de bien des articles qui remplissent leurs colonnes: << Puisque le journal n'est plus qu'un organe de publicité, tout ce qui peut se vendre et s'acheter doit payer pour être signalé dans le journal; et, comme tout, ou à peu près, peut se vendre ou peut s'acheter, il s'ensuit que l'idéal du journal affaire doit être de ne pas imprimer une ligne, même de la rédaction ordinaire, qui n'ait acquitté à la caisse des annonces un droit de péage proportionné à sa place et à son importance ».

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Dans ses études approfondies et souvent bien curieuses sur le Mécanisme de la vie moderne, M. d'Avenel évalue à 4 millions la publicité « non classée », autrement dit celle qui s'ajoute aux annonces. Elle se complète elle-même par la publicité « dissimulée », qui vient des << grandes compagnies », des «< établissements en vue », des «< casinos » et d'autres entreprises.

1. Souvenirs de journalisme, par Maurice Talmeyr, pages 42, et 290.

2. La Quinzaine, 16 décembre 1900.

Pour les émissions publiques, les annonces « bienveillantes», dans les Bulletins de Bourse, représentent chaque année un chiffre d'environ 5 millions. Quant aux réclames d'un autre genre, qui ont pour but de satisfaire la vanité ou bien encore de favoriser des intérêts financiers, elles sont parfois payées d'autant plus cher qu'elles prennent des airs plus innocents: << récit d'une fête publique, d'une visite officielle, glose avantageuse sur un particulier ou sur une usine ». Il est de ces articles « cotés 5.000 francs 1 », dit M. d'Avenel: oui; et même au delà.

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L'élévation des chiffres et la variété des procédés résument peut-être la différence entre la presse d'aujourd'hui et la presse d'autrefois. Dès 1839, dans les Guêpes, Alphonse Karr se plaignait que, par suite des <«< conditions fiscales », la presse eut été « retirée des mains des écrivains » et livrée aux « spéculateurs » et aux «< entrepreneurs » et qu'elle fût « gouvernée, dirigée, par d'anciens bonnetiers, d'anciens pharmaciens, d'anciens avoués, etc. ». Vers la même époque, Sainte-Beuve, dénonçant le pitoyable progrès de la « littérature industrielle » en rendait surtout responsable M. de Martignac qui, disait-il, en allégeant les journaux « à l'endroit de la police et de la politique, accrut en leur sein la charge industrielle ». Pour << subvenir aux frais nouveaux », ils étendirent la part des annonces; et « toute indépendance et toute réserve cessèrent ». Peu après (1843), Balzac se donnait le plaisir de composer la Monographie de la presse parisienne, pourvue d'un tableau synoptique

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1. Le mécanisme de la Vie moderne, la publicité, par M. d'Avenel. Revue des Deux-Mondes du 1er février 1901.

2. Portraits contemporains, tome Ier, pages 484 et suivantes.

où étaient classés, en ordre de genres et de sous-genres, «<le Publiciste », le « Faiseur d'articles de fond »>, le << Ténor», le « Maître Jacques », le Pamphlétaire »>, le << Critique », le « Thuriféraire », le « Rienologue»>, le << Monobible »; chaque série étant ornée d'une maxime péremptoire et nullement flatteuse pour la corporation; ainsi: Plus un homme politique est nul, meilleur il est pour devenir le Grand-Lama d'un journal. Moins on a d'idées, plus on s'élève.- Si la presse n'existait pas, il faudrait ne pas l'inventer. La critique aujourd'hui ne sert plus qu'à une chose, à faire vivre le critique. On tuera la presse comme on tue un peuple: en lui donnant la liberté.

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Lorsque parut le premier volume de l'Histoire politique et littéraire de la Presse en France, par Eugène Hatin (1859), Barbey d'Aurevilly en parla très sévèrement à certains égards et non pas sans quelque justice, même dans les reproches. Il se plaignait que l'auteur n'eût pas écarté les Mazarinades et surtout qu'il n'eût pas, faute d'un «< principe souverain >> fait jaillir de cette étude « de vigoureuses conclusions >>. Gesta diaboli bien plus souvent que Gesta Dei per Francos tels furent, disait Barbey, les faits et gestes du journalisme, «< ce tard venu, qui n'est pour ainsi parler que d'hier dans le monde » et qui n'est « pas dégrisé des fautes qu'il a commises ».

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1. Les OEuvres et les Hommes; journalistes et polémistes; chroniqueurs et pamphlétaires, par Barbey d'Aurevilly, pages 2 et 3.

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