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En effet, si Eugène Hatin a raconté avec exactitude, il a jugé timidement. Cette réserve ne pouvait contenter Barbey.

Mise à part la question de tempérament, le grief du critique se conçoit ; et on trouve plus loin, provoqué par les souvenirs de Fervaques et Bachaumont (1874), une observation qui explique un peu le continuel changement de la presse et qui suggère une explication plus complète : « Le journalisme doctrinaire et endoctrinant qui, à propos de tout, faisait son petit cours à la Guizot ou à la Royer-Collard, a produit cet autre-là, qui ne fait pas le fier, ni de cours, lui, et qui ramasse tout, petits faits, commérages, cancans, anecdotes, le diable et son train 1». Irrité encore contre les «< endoctrinants » qui ne surent pas l'endoctriner et qui l'ennuyèrent beaucoup, le critique se réjouissait d'être vengé par leurs fils délurés. Petit et dangereux dédommagement. La remarque de Barbey va plus loin qu'il ne dit, et il a dû s'en rendre compte : les anciens journalistes, outre qu'ils préparaient une réaction contre leurs manières, donnaient bien aussi un exemple contagieux. Si autoritaires qu'ils fussent, ils apprenaient le public à braver et à morigéner tout pouvoir. Gardaient-ils donc eux-mêmes tant de scrupules sous leur maintien empesé et gourmé ? Ils ne se privaient pas d'attiser les passions, ils parlaient avec colère, et, sans pudeur, ils pratiquaient la coalition scandaleuse les Guizot, les Cuvillier-Fleury, les Saint-Marc-Girardin. Les doctrinaires aimaient la presse réglée sur leur mesure et sur leur goût. Comment ne devinèrent-ils

1. Barbey d'Aurevilly, id., pages 220, 221.

pas qu'une autre mesure et un autre goût pouvaient prédominer après eux? Ils eurent toute l'imprévoyance qu'ils devaient ensuite reprocher à leurs continuateurs, à leurs héritiers, à leurs élèves.

Il est évident que, mêlée à tous les intérêts matériels et à tous les penchants vulgaires, la presse s'est plus ou moins laissé gagner par eux. On s'en aperçoit ailleurs que chez nous. Un sociologue et un statisticien, M. Wilcox, signalait, il y a deux ans, l'instinct d'avidité et le furieux amour de la sensation florissant dans le journalisme américain. Un publiciste belge, M. Passelecq, rédacteur du xx° Siècle, de Bruxelles, étudie avec grande sagacité cette tendance qui devient européenne et il réclame le retour à la commandite simple afin de rétablir parmi les gens de presse le sentiment de la responsabilité".

Que pourront faire de nouvelles lois, toujours en perspective? Quelles influences particulières réussiront à corriger les mœurs? En 1871, peu après la Commune, Louis Veuillot écrivait : « J'ai pratiqué la presse toute ma vie et je ne l'aime pas ; je pourrais dire que je la hais mais elle appartient à l'ordre respectable des maux nécessaires. Les journaux sont devenus un tel péril qu'il est nécessaire d'en créer beaucoup. La presse ne peut être combattue que par

1. Annals of the American Academy of Political and Social Science, Juillet 1900.

2. Presse américaine et presse moderne, par M. Passelecq. Louvain. Bruxelles, extrait de la Revue sociale catholique.

elle-même et neutralisée que par sa multitude. Ajoutons des torrents aux torrents et qu'ils se noient les uns les autres en ne formant plus qu'un marais ou, si l'on veut, une mer. Le marais a ses lagunes et la mer ses moments de sommeil. Nous verrons si làdedans il sera possible de bâtir quelque Venise... » Si l'on se pénétrait de cette idée que le journalisme doit servir à organiser comme il a servi à détruire, on utiliserait pour le bien la plupart des énergies détournées ou gaspillées par les trafiquants de publicité, par les sectaires, par les corrupteurs, par les politiciens. Le journal, c'est l'expression de la société or, malgré les égarements où elle s'agite, la société a foi dans la vérité, dans le progrès, dans la morale. Plus le journalisme lui expliquera ces mots dont elle s'étourdit, que souvent elle dénature et qu'elle aime pourtant, plus il possédera de réelle puissance et plus il aura de dignité.

Enseigner, alors? Bah! si le mot est impopulaire, la chose ne contient aucune des difficultés qu'on lui attribue. Lorsqu'en 1861, Sainte-Beuve analysait les Mélanges de Louis Veuillot et qu'au milieu d'éloges sincères il blâmait le grand écrivain de malmener les incroyants, il s'écriait : « M. Veuillot <«< nous croit-il donc si frivoles, parce que nous ne << prêchons pas ? » Singulière inadvertance. Le sceptique, Sainte-Beuve comme un autre, prêche le doute dont il est fier et qu'il tient pour une sorte de vérité, voire pour la seule vérité pratique. Les objections qu'il oppose au dogme et même aux principes naturels, il entend qu'elles soient reconnues valables et il en construit une doctrine et il veut que la société prenne pour règle l'indifférence. Quant aux in

croyants de l'autre espèce, épris de la matière stupide ou de l'indéfinissable idéal, ils se chargent de n'importe quel enseignement: comme ils réforment la famille, comme ils justifient la passion, comme ils légitiment le droit de déraisonner et de s'avilir! Observez le ton de la presse socialiste, à présent répandue dans tout le pays: voyez si elle se passe de théories sur la morale, sur le droit, sur la justice, sur la liberté et même de conceptions philosophiques sur la vie individuelle et sur la vie collective!

Des journalistes voués à cette besogne! Eh! l'on en a bien fait des députés ou des ministres! Bientôt sans doute, le parti républicain aura conduit à la Chambre autant de journalistes que d'avocats et de médecins. N'oublions pas que le premier personnel de la République s'est formé en grande partie dans la rédaction du Temps, où régnait la philosophie allemande, une fausse philosophie, mais une philosophie enfin. De la Restauration jusqu'à l'époque présente, maintes fois la presse approvisionna la tribune de pensées et d'arguments. Bonne ou mauvaise, médiocre ou détestable, cette influence enveloppe et remue le peuple. Or, les peuples vivent d'idées; et aujourd'hui c'est surtout au sein de la presse que les idées bouillonnent et de là qu'elles jaillissent, comme une eau portant la dévastation ou la fécondité.

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