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<< Regrettons, ce n'est pas assez, gémissons de voir tant de grands et de beaux esprits ne pas faire le livre qu'ils nous doivent, éparpiller, émietter leur talent, leur verve, leur bon sens... » ; et s'efforçant d'émouvoir en faisant rire, sans néanmoins surpasser beaucoup le style employé par les personnages de ses pièces, le doux vaudevilliste demande ce qu'il serait advenu de... Corneille et de Racine, au cas où le journalisme les eût entraînés : « Je vois Corneille, qui aimait la politique, se jetant dans la mêlée avec son impétueuse ardeur, brisant ses hémistiches, broyant ses fières tirades... Et Racine, votre Racine, vous le figurez-vous laissant Andromaque inachevée et taillant sa plume d'or pour écrire, quoi? que sais-je ? un rapport peut-être sur la revision du cadastre ? »

C'est le pathétique de la Cagnotte.

Pourtant nos confrères devenus immortels furent parfois mieux traités, entre autres, Prévost-Paradol, et non point par un bénisseur ni par un humoriste, mais par le doctrinaire Guizot, qui le félicitait ainsi de n'avoir pas dédaigné l'éphémère labeur quotidien «< Ne regrettez pas, Monsieur, de vous y être engagé. On s'est plaint souvent, non sans raison, tantôt des excès, tantôt des défaillances de pensée et de parole où tombe quelquefois la presse périodique; le public voudrait avoir les services qu'elle lui rend et les plaisirs qu'elle lui procure, sans en courir les risques et en supporter les fautes. C'est une vaine et utopique prétention : le bien et le mal se mêlent dans toutes les institutions et les forces de ce monde. Que le bien, la vérité, les bonnes passions aient des champions dévoués et persévérants; que

chez les interprètes des idées et des tendances diverses le niveau général et le ton habituel de la polémique s'élèvent; qu'ils s'appliquent, chacun dans sa ligne, à être les représentants de la portion la plus éclairée, non de la tourbe, du parti qu'ils servent... Je fais mon journal pour cinq cents personnes en Europe, disait Bertin de Veaux. »

Avec M. Brunetière le compliment a un autre goût; et si les journalistes sont plaints c'est comme des coupables et des coupables impénitents, tout au plus des victimes peu intéressantes ou des malades pour qui n'existe guère de remède. La leçon est dure, mais il faut l'entendre, car l'illustre critique possède l'avantage singulier de n'avoir, dans une œuvre abondante, rien écrit qui ne mérite d'être lu avec attention et qui ne soit examiné avec profit. Écoutons ce réquisitoire académique prononcé par le successeur de John Lemoinne... un journaliste précisément :

<< La presse a fait beaucoup de bien, elle en fait tous les jours encore... je dirais d'elle ce qu'Esope le Phrygien disait de la langue à son maître Xanthus: «Eh! qu'y a-t-il de meilleur que la langue! C'est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l'organe de la vérité et de la raison...Mais-la langue est aussi la mère de tous les débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres... par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses... Et nos journalistes, qui ont bien plus d'esprit que Xanthus, ne s'en fâcheraient sans doute point... Ils me remercieraient encore, bien loin de m'en garder rancune, si je regrettais avec eux ce qu'ils dépensent quotidiennement, ce qu'ils dissipent, ce qu'ils

gaspillent de verve, d'esprit, de talent inutiles... >> La connaissance de l'histoire, celle d'une ou deux langues étrangères, la connaissance des intérêts généraux de la politique européenne, une certaine expérience des hommes, une instruction littéraire étendue, telles étaient les moindres qualités que réclamaient de leurs collaborateurs le journal d'Armand Carrel et celui des Bertin. Vous rappelez-vous l'histoire des débuts de Littré? Trois ans entiers, Messieurs, je dis trois ans sous l'œil d'Armand Carrel, la besogne de cet helléniste, de ce philologue, de ce philosophe, ce fut d'extraire les journaux étrangers. Voilà sans doute un long apprentissage ; et on n'estimait pas alors, on ne s'était pas avisé que de tous les dons du journaliste, le premier fût celui de l'improvisation...

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<< Et comme on avait raison ! Car enfin, messieurs, sait-on bien, lorsque l'on s'en vante, sait-on ce que c'est qu'improviser? Mais l'orateur même, dont il semble que ce soit le métier, n'improvise pas. Il improvise une réplique, il n'improvise pas un discours. Cicéron écrivait les siens, et nous avons les brouillons des sermons de Bossuet! Encore, quand on parle et que l'on s'anime, l'expression du ton et de la voix, l'éloquence physique du geste, la circulation d'émotion qui va de l'orateur à l'auditoire et de l'auditoire à l'orateur peuvent-elles suppléer à l'insuffisance des mots, qui sont alors comme devinés avant qu'on les prononce ou suscités au besoin par la sympathie du public. Mais dès que l'on écrit ! Ah! quand on écrit, je crains que l'improvisation ne soit la déplorable, la redoutable, la détestable facilité de parler de tout sans rien avoir appris, et quel

que question qui vienne à s'élever - de politique ou d'histoire, de littérature ou d'art, de science ou d'administration, d'hygiène ou de voirie, de droit ou de morale, de toilette, messieurs, ou de cusine, — je crains que l'improvisation ne se réduise à l'art de donner le change, par un vain cliquetis de mots, sur l'étendue, la profondeur, l'universalité de notre ignorance!

>> Comme l'orateur politique, c'est aux intérêts ou aux passions qu'il faut que le journaliste s'adresse ; et nos passions ou nos intérêts mais surtout les moyens de les satisfaire, n'ayant rien que d'instable et de quotidiennement changeant, c'est ainsi que la presse est devenue l'esclave de l'actualité. Elle ne nous donne et nous ne lui demandons que des informations.

>> On n'est un écrivain qu'à la condition de vouloir se survivre, mais, pour se survivre, il faut que l'on commence par détacher sa pensée du présent et soi-même se soustraire à la tyrannie de l'actualité. Tant de livres qui naissent mais qui meurent aussi tous les ans n'en sont-ils pas la preuve ! Oublieux des conditions et de l'objet de l'art d'écrire, l'auteur a confondu l'existence et la vie. »

La leçon est sévère mais pas plus au fond que la mercuriale prononcée au sujet d'Armand Carrel, par Barbey d'Aurevilly. Le spirituel et mordant critique n'avait pas la philosophie ni l'imposante el rigoureuse méthode de M. Brunetière; néanmoins, par instinct de l'équilibre, il s'est souvent placé au point de vue d'où l'on argumente juste et ferme :

<< Qui se donne exclusivement au journalisme y perd son talent, s'il en a, et mange en herbe le blé de sa

gloire, s'il était vraiment fait pour recueillir cette noble moisson... Le journalisme, qui fait litière pour l'histoire, n'est jamais de l'histoire, et voilà pourquoi, quand elle commence, lui n'est déjà plus.

>> Et comment durerait-il? La première condition de toute durée dans l'inspiration de l'esprit humain, c'est le renouvellement de la vie par le travail, l'étude, la lecture, la méditation, tout cet entretien de la pensée. Or, le journalisme ne se renouvelle pas. Il se répète. Engoulevent qui vit d'air et qui, après avoir fait du bruit, expire au bout... dans le silence! Quand donc un homme livré au journalisme n'a pas de facultés plus hautes que son métier et n'apporte pas la main souveraine et incontestable d'un maître dans le pétrissage de cette pensée qu'il jette sur la place tous les jours, il est bientôt dévoré par sa fonction même, et le temps n'est pas loin où il sera oublié 1. »

En somme, quelque respect qui soit du au style, l'improvisation funeste c'est surtout celle qui se pratique sur les idées. Sans doute, les sophismes qui ont contaminé la foule furent d'abord élaborés non pas dans des bureaux de rédaction mais dans des cabinets de travail et présentés sous la forme de gros volumes par des gens aux allures solennelles; mais si le sophisme improvisé vient renouveler quotidiennement les déprédations des faux prophètes et des pontifes pervers, alors il y a un formidable et désastreux excès de bavardage et de déraison. Si au lieu de s'irriter contre des reproches très durs à l'orgueil

1. Les OEuvres et les Hommes, Barbey d'Aurevilly, (Journalisles et polémistes, page 17).

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