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Comment discuter avec un historien de cette force? Il faudrait entrer dans un examen fastidieux d'assertions, à moitié vraies, à moitié fausses, extraites sans trop de bonne foi de tous les journaux anglais, allemands et français, seules sources d'instructions auxquelles M. de Pradt paraît avoir eu accès. Bornons-nous à quelques grandes questions.

Le roi d'Espagne est un objet particulier de la malveillance de notre auteur: on dirait que ce monarque l'a mal reçu, dans ses états, si on ne se rappelait pas qu'à l'époque où M. de Pradt voyageait en Espagne, un catéchisme à la main, le roi était prisonnier au château de Valençay. Il paraît donc que c'est par pur amour du bien public que l'auteur s'acharne après ce prince, auquel il aurait voulu voir ses possessions américaines enlevées par un décret du congrès. C'est un des oublis de cette auguste assemblée. Mais patience! cet oubli sera réparé par les événements que M. de Pradt ose prédire comme immanquables; déjà l'Amérique n'appartient plus à l'Espagne, et c'est en vain que celle-ci se flatte de la reconquérir. Notre auteur sourit de pitié en voyant les armées espagnoles partir pour une entreprise aussi dénuée de tout espoir de

succès.

"Ce que les Anglais, dit-il, n'ont pu faire avec 16 millions d'hommes et les troupes allemandes à leur solde, contre 2,500,000 Américains, 10 millions d'Espagnols le pourraient-ils contre toute la population d'Amérique ?" (pag. 174.)

Les inexactitudes sont accumulées dans ce passage. D'abord, les 16 millions d'Anglais ne lutterent pas exclu sivement contre les Américains, mais en même temps contre les Hollandais, les Français et les Espagnols, c'està-dire contre une masse de soixante millions d'individus. Une seconde erreur, c'est de représenter toute la population de l'Amérique espagnole, c'est-à-dire 12 à 14 millions de créoles, d'indiens et de noirs, comme armés contre l'autorité du roi d'Espagne. M. de Pradt oublie-t-il done les colonies de Porto-Rico, de Cuba, une grande partie du Mexique, le Pérou et le Chili tout entiers, qui obéissent encore au sceptre de Ferdinand VII? Voila d'abord 7 à 8 millions d'insurgés de moins. Mais, dans les provinces insurgées même, l'opinion est loin d'être unanime en faveur d'une séparation d'avec la métropole. Toutes les colonies montrerent d'abord le plus vif enthousiasme pour

la cause de Ferdinand; le refus des Cortès d'accorder à l'Amérique espagnole une représentation proportionnée à sa population, donna seul naissance au schisme politique ; les juntes américaines ont très-long temps gouverné au nom de Ferdinand, et jusqu'à présent il n'y a eu que celles de Caracas, de Carthagene, de Santa-Fé et de Buenos-Ayres, qui aient soutenu avec quelque énergie le parti de l'indépendance, Dans ces quatre places même, le feu de l'insurrection est en grande partie entretenu par des étrangers. C'est un avanturier anglais qui a créé la flotille de Buénos-Ayres; ce sont des corsaires américains qui défendent le port de Carthagene. Les Espagnols d'Amérique sont fortement divisés d'intérêts; il y a parmi eux une haute noblesse, un clergé riche et puissant, des seigneurs feudataires et des nobles très-pauvres, qui portent une épée, mais qui se passent de souliers et de bas. Il y a plus, la masse de la population s'intéresse peu à l'insurrection; à Vénézuela, à Buenos-Ayres, les Indiens et les noirs sont long-temps restés indifférents aux débats des Espagnols et le restent en partie encore. Les Indiens du Mexique paraissent plus disposés à vouloir rétablir l'ancienne indépendance de leur patrie; mais, dépourvus d'armes, dénués de toute énergie, de toute habileté militaire, ils n'ont pas encore pu fournir aux agitateurs aucune force régulierement organisée; d'ailleurs, ils se défient des Espagnols créoles autant que ceux-ci se plaignent des Espagnols européens. Que de révolutions sanglantes se sont déjà succédées à Vénézuela, à Santa-Fé, à Quito! Quelles cruautés les diverses factions d'indépendants n'ont-elles pas déjà exercées les unes contre les autres? Avec quelle facilité Miranda a-t-il été renversé! Voyez comme Artigas, à la tête de quelques soldats indisciplinés, brave l'auguste congrès de Buenos-Ayres! Les troupes insurgées de Carthagene et de Santa-Fè étaient déjà aux prises ensemble, lorsque l'apparition de l'armée du roi fit suspendre leurs combats. Une insurrection aussi peu prononcée dans ses motifs, aussi divisée dans ses éléments, et qui de plus est privée d'un appui étranger, ne présente pas cette puissance imaginaire que M. de Pradt lui attribue.

En opposant aux idées romanesques de notre auteur les renseignements puisés dans plusieurs écrits publiés en Angleterre par ses amis même, sur l'insurrection américaine, nous ne voulons que démontrer l'extréme futilité du livre que nous annonçons. Loin de nous le you cruel de voir

l'Amérique espagnole réduite par la force des armes à un état d'oppression et de servitude! Nous désirons, et tout Français doit le désirer ardemment, que la monarchie espagnole maintenue dans toute sa puissance, soit régie par ce systême doux, modéré et vraiment libéral que les Bourbons d'Espagne y ont avec tant de succès introduit. Ce sont les rois de cette maison qui ont ramené le pouvoir du clergé dans ses bornes légitimes, qui ont réduit l'inquisition à n'être qu'une ombre sans force réelle, et qui ont rappelé sur le sol castillan les sciences, les arts et le commerce. C'est sous le regne des Bourbons que le caractere espagnol a paru perdre ce germe d'intolérance, de cruauté, de fanatisme, qui, dans le fier castillan, obscurcissait tant de grandes et tant de belles qualités. Tout ce qu'un esprit vraiment libéral peut approuver en Espagne, a été créé ou rétabli par les rois Bourbons. C'est au regne de Charles IV que les colonies espagnoles ont dû cette vie nouvelle, dont le sentiment intime les rendit si récalcitrantes aux ordres des Cortès et de la régence de Cadix. Mais cette vie nouvelle n'a pas acquis assez de force pour qu'une émancipation subite et violente de ces colonies puisse avoir des suites bienfaisantes pour l'Espagne et pour l'humanité. Les colónies espagnoles, peuplées de nations différentes par le langage et les mœurs, n'échapperaient à l'autorité de la métropole que pour tomber dans l'anarchie et la guerre intestine. Peu de villes auraient assez de lumieres et d'esprit public pour créer et maintenir un gouvernement républicain. Des chefs ambitieux et sanguinaires, en se formant de petites souverainetés, éleveraient leurs trônes usurpés sur des monceaux de cadavres.

Que l'Europe éclairée dise maintenant quelles sont les idées vraiment libérales? Sont-ce les idées de paix, d'ordre et de bonheur que nous venons de développer? Sont-ce les idées d'anarchie et de guerre civile que M. de Pradt a copiées dans le Morning-Chronicle?

Nous combattrons incessamment quelques autres erreurs de ce grand homme d'état, dont la Gazette politique vient d'obtenir les honneurs d'une seconde édition. Le peu ple des gobemouches est encore bien nombreux!

CORRESPONDANCE POLITIQUE, ETC.

PAR M. FIÉVÉE.

On vient de mettre en vente la quatrieme partie de la Correspondance politique et administrative, par M. J. Fiévée.

Cette quatrieme partie traite spécialement des opinions et des doctrines, de la formation des colléges électoraux, et du budjet relativement aux libertés des communes. Les développements offrent des réflexions et des faits qui ne peuvent qu'ajouter à la curiosité que le public a montrée jusqu'ici pour cet ouvrage,

En attendant que nous rendions compte de cette quatrieme partie, nous croyons devoir en extraire le morceau suivant, non-seulement parce qu'il est très-piquant, comme tout ce qu'écrit M. Fiévée, mais surtout parce que cette citation donnera une idée de l'esprit dans lequel a été rédigée cette longue série de notes que pendant plusieurs années il a adressées à Buonaparte. Lorsque cette Correspondance sera publiée, et lorsqu'on pourra la confronter pour ainsi dire avec les événements qu'elle a ou jugés on prévus, elle paraîtra peut-être le monument historique le plus singulier de la vie de l'homme pour lequel elle a été rédigée :

"Comme, en relisant ma derniere note à Buonaparte au mois de Mars 1813, j'ai été moi-même frappé, dit M. Fiévée, de plusieurs passages, et qu'il en est surtout qui peuvent prêter à quelques développements utiles aujourd'hui, je puis espérer que les lecteurs ne me sauront pas mauvais gré de leur en présenter un extrait. Je ne ferai qu'un seul changement de décence publique aujourd'hui, et qui consiste à ôter les mots empereur et majesté, et à remettre à la seconde personne ce qui était dit à la troisienie.

Extrait d'une Note à Buonaparte, au Mois de Mars 1813.

"Mes dernieres notes étaient montées sur un tou très-haut, mais je ne puis en descendre; il faut donc cesser d'écrire. Et comment continuerais-je, quand je sais

qu'on a osé vous dire, sur une observation que vous faisiez, que vous teniez cela de vos correspondances, et qu'il n'y avait pas un mot qui fût vrai? Il y a donc des gens qui connaissent ce qu'on vous écrit? Je le savais depuis long-temps; votre cabinet même n'est plus à vous, il est aux hommes de la révolution: mais qu'on ait poussé la hardiesse jusqu'à vous le dire à vous-même, et que vous n'ayez pas demandé d'où et comment on savait ce qu'il y avait dans vos correspondances personnelles, que cela ne vous ait pas averti qu'il se forme autour de vous des intérêts qui ne sont plus les vôtres, voilà ce qui m'étonne, et me fait vous écrire encore cette fois avec l'invariable résolution que ce soit pour la derniere fois.

"Et qu'ai-je donc avancé qui ne fût pas vrai? Ma derniere note ne contenait que les deux assertions sui

vantes:

"1. Tous les signes précurseurs des grandes catastrophes politiques existent;

"20. Nul mouvement ne paraît devoir venir de Paris: c'est par les extrémités de l'empire que viendra la dissolution, mais à Paris seul s'en décidera le résultat.

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Puisque les notes que je vous écris sont lues par des gens qui croient pouvoir les démentir d'un mot, qu'ils apprennent ce que j'entends par signes précurseurs politiques.

"Quand les révolutionnaires parlent des Bourbons et les royalistes de la république, il y a désordre dans les idées, et crainte de tous les côtés. Chacin sent que le pouvoir qui a contenu tous les partis va cesser; tous les partis s'interrogent, en déguisant leurs espérances, afin de surprendre leur secret réciproque, et pour savoir ce qu'ils doivent redouter les uns des autres. C'est toujours l'époque où les intrigants s'emparent de l'opinion.

"Quand ce désordre existe, il se glisse daus la société des superstitions politiques. Or, n'a-t-on pas entendu toutes les sociétés pousser des cris d'effroi contre l'année 1813, à cause du nombre 13; et parce que cette année commence et finit par un Vendredi; et parce qu'on y compte 13 Lunes; et parce qu'en plaçant les chiffres qui forment 1813 les uns au-dessus des autres, et les additionnant ensuite, on trouve encore le nombre 13; et parce que la retraite de Moscow s'est faite dans la 13e année depuis votre consulat? L'année 1793, époque du supplice de Louis XVI et de la honte éternelle de la France, u'est-elle VOL. LII.

E

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