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neur militaire, et ce crime, dans la langue de tous les peuples, il porte un nom qui n'est écrit que dans nos lois militaires : il s'appelle trahison.

« Ainsi donc, la disjonction qui serait justifiée suffisamment, comme dans les faits de responsabilité ministérielle par la qualité des personnes, elle se justifie encore dans les limites où le projet de loi l'a fixée, par la nature du crime. Des deux crimes dont le militaire est coupable, il en est un, le plus grand de tous, car il est circonstance aggravante de l'autre, dont la Cour d'assises ne peut pas bien connaître, pour lequel elle est au fond incompétente dans votre opinion même; car yous avez maintenu une justice spéciale pour l'armée. Vous avez pensé avec les législateurs de tous les temps et de tous les pays, que des devoirs à part voulaient des arbitres à part. Quand supposezvous cet arbitrage de la loi militaire plus indispensable à l'honneur de l'armée et à la sécurité de l'Etat que dans ces instances où tous vos 'intérêts, tous vos débats, toutes vos institutions sont en cause, et où il faut précisément que les passions politiques soient loin de l'oreille et de l'esprit du juge, que la religion du drapeau soit tout entière présente à son cœur et à sa raison ?

« Dans ces déplorables procés, que désirez-vous? Apparemment que le juge sur son tribunal, l'accusé à la barre, ses camarades dans l'auditoire, restent soldats, dans la constitutionnelle et nationale acception du mot. Ne les jetez pas dans une atmosphère toute politique qui en fera des prétoriens. On voit bien ce qu'y perdrait notre puissance, nous ignorons ce qu'y gagnerait la liberté. »

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28 février. C'est déjà un fait grave à remarquer que le premier orateur inscrit contre le projet était le président de la Chambre, M. Dupin, dont le caractère, la haute position et les profondes connaissances en législation, devaient avoir la plus grande influence dans la question.

La loi s'était présentée à lui comme le renversement de la raison judiciaire, comme comportant le changement, non pas d'une règle secondaire variable, mais d'un principe fondamental tenant à l'essence même des choses....

Après avoir défini ce qu'il entendait par l'indivisibilité de la procédure en matière criminelle, la connexité et le principe du juge naturel, M. Dupin signalait l'indivisibilité de la procédure et la connexité comme des principes absolus, primaires, généralement admis; il n'en était pas de même du principe du juge naturel, qui lui semblait tenir au caractère politique, aux constitutions des diverses époques.

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«Dans les pays où la Constitution fait peu de cas de la liberté des hommes et de leurs droits, disait le savant orateur, on peut violer ce principe, on l'a vu quelquefois; mais ce qu'il ya de bien remarquable, c'est qu'on n'a jamais vu violer le principe de l'indivisibilité, même quand on ne respectait aucun autre principe. On a vu des époques où la liberté de la défense était violée ;

mais on n'en trouverait pas où l'on ait porté atteinte au principe de l'indivisibilité. »

En remontant jusqu'à l'époque où les juridictions se divisaient comme les hommes en tant de classes distinctes, M. Dupin faisait observer qu'au lieu d'admettre la disjonction, on avait préféré chercher tous autres recours, donner la prédominance tantôt à telle juridiction, tantôt å telle qualité; imaginer au besoin l'évocation à un juge supérieur; mais qu'il avait toujours paru contraire à toute raison, à toute justice, de diviser, de séparer les accusés d'un même fait; que, devant les anciennes Cours prévôtales mêmes, lorsqu'un cas ordinaire concourait avec les cas privilégiés, c'était le délit ordinaire qui entraînait la juridiction; que lorsqu'il y avait plusieurs accusés dont un seul était privilégié, et que, par cette raison, on ne pouvait juger en dernier ressort aucun de ceux qui n'étaient pas privilégiés, on étendait le bénéfice de l'appel à l'égard des privilégiés conjoints avec eux.

«Enfin, ajoute M. Dupin, dans l'ancien droit français, jusqu'à l'époque de la révolution, en présence de toutes les juridictions diverses, ces juridictions se repliaient de mille manières plutôt que de faire brèche an principe de l'indivisibilité. »

Arrivé aux temps modernes, sous le régime des tribunaux révolutionnaires de la république, des commissions militaires de l'empire et des Cours prévôtales de la Restauration, M. Dupin y trouvait encore le principe de l'indivisibilité inscrit dans toutes les lois et dans tous les ouvrages des jurisconsultes.

A une seule époque, en 1829, lors de la discussion d'un nouveau Code militaire présenté à la Chambre des pairs, la commission chargée de l'examiner, effrayée de voir que, dans certains cas, ce projet renvoyait les complices civils devant les juges militaires, avait proposé de sacrifier le principe de l'indivisibilité à celui du juge naturel, et il convenait d'ob. server que la proposition n'avait pas eu d'effet... car le Code militaire était encore à refaire.

Pour porter atteinte à ce principe essentiel de l'indivisibilité de la procédure, il semble à M. Dupin qu'il faudrait prouver que la sûreté du pays fût réellement, sérieusement menacée par l'état actuel de la législation, et M. Dupin n'y voyait aucun sujet d'alarme ou de danger. Le Gouvernement lui-même avait rendu hommage à la fidélité, à la discipline, au bon esprit de l'armée.

«Mais, dira-t-on, poursuit M. Dupin, il y a le yerdict de Strasbourg. Je réponds que le verdict de Strasbourg, comme tout ce qui s'y référe, est un cas extraordinaire, qui, je l'espère, n'est pas de nature à se renouveler. Je répéte que ce verdict ne se justifie pas, mais qu'il s'explique précisément par une disjonction illégale, une disjonction qui avait précédé..... (Approbation à gauche.)

«Eh quoi! la seule disjonction du principal accusé aurait induit en erreur l'esprit des jurés, leur aurait fait croire qu'il fallait acquitter même en présence de l'évidence des faits, que le remède serait de généraliser, et faire de la disjonction un principe général? Je ne le crois pas.

« Le projet de loi est fondé sur deux suppositions également fausses.

La première, c'est que tous les juges jugeraient comme les jurés de Strasbourg, même quand les circonstances ne seraient pas les mêmes.

«La seconde, c'est que le jury français, quand il aura à juger des militaires et des civils, ne voudra pas réprimer les délits militaires, aimant mieux le désordre dans l'armée, et tout ce qui peut s'ensuivre pour les propriétés et pour les marchands. Voilà les raisons sur lesquelles on semble s'appuyer pour faire à la législation le changement qu'on vous propose.

« Messieurs, l'histoire du jury dément ces assertions. Est-ce que l'intérêt le plus puissant n'est pas l'ordre? Est-ce que le citoyen, le propriétaire, le négociant, le boutiquier, l'artisan même, ne savent pas que, sans l'ordre, on ne peut rien conserver, ni le travail, ni la propriété, ni le bien-être? Estce que tous sont assez insensés pour ne pas comprendre que le désordre, dans les rangs de l'armée, serait le danger le plus redoutable? Ceux qui veulent la liberté, et qui savent qu'elle n'existe pas avec le pouvoir du sabre, ceux-lá, s'ils ont à craindre des ennemis mal habillés, à plus forte raison craindrontils des ennemis bien équipés.

« Ainsi, le jury, s'il a le sentiment de sa conservation, et il l'a certainement, doit être plus porté à réprimer les délits militaires qui appellent les désordres, qui, en compromettant l'obéissance de l'armée, rendraient son action moins sûre pour la tranquillité de la société. »>

A l'appui de son opinion, M. Dupin rappelait que, dans plusieurs circonstances, notamment après les malheureuses journées des 5 et 6 juin, les jurés s'étaient montrés plus sévères que le conseil de guerre...

L'un des argumens employés ou exemples cités dans le rapport de la commission en faveur de la disjonction, c'est que dans la jurisprudence actuellement en vigueur, elle avait

lieu en matière de désertion ou de vol d'effets militaires, lorsque des personnes de l'ordre civil y étaient complices des militaires comme embaucheurs ou recéleurs. Mais, selon M. Dupin, ces délits étaient indépendans l'un de l'autre ; la désertion de l'embauchage, le vol du recèlement; on pouvait séparer ce qui tenait de l'ordre civil de ce qui touchait à la discipline militaire.

Une autre objection, tirée des cas de contumace, lui paraissait aussi sans valeur. Il y avait là disjonction forcée. La loi pouvait s'arrêter en présence de l'impossible.

Venant aux difficultés de l'exécution du projet de loi, M. Dupin fait ressortir dans les termes tour à tour énergiques et piquans les embarras d'une double juridiction qui amène un double jugement, et nuit à l'autorité de la chose jugée par la contradiction qui peut exister entre les deux décisions....

« Je vais faire une supposition, dit M. Dupin. Votre loi est rendue; voilà un crime qui a été commis en partie par des militaires, en partie par des hommes qui appartiennent à l'ordre civil: vous vous emparez des militaires, vous les traduisez devant un conseil de guerre qui examinera víte, qui jugera vite, qui fera exécuter ses jugemens dans les vingt-quatre heures; la loi le dit, et ce n'est pas celle-là que vous proposez de changer!»>

M. le Ministre de l'intérieur : « Vingt-quatre heures après la révision. » M. Dupin : « Cinq ou six jours après le jugement, si vous voulez; car c'est la rapidité qui caractérise les juridictions militaires; car il n'y a pas de militaire qui ne regarde la rapidité comme la condition d'une bonne justice militaire.

<< Mais, prenez-y garde, si vous exécutez, vous ne tuerez pas seulement des condamnés, vous allez tuer les témoins! des témoins dont votre seconde accusation aura besoin. Ainsi, de deux choses l'une si vous tuez l'homme pour satisfaire la loi militaire, vous empêchez le second procés; et si vous n'exécutez pas, vous portez une infraction à l'esprit qui a dicté la loi militaire.

« Parlera-t-on d'un sursis? Eh quoi! comprenez-vous rien de plus eruel que de tenir un homme sous le coup d'une condamnation à mort, et pendant un long délai, lorsqu'il ne devrait plus avoir à songer qu'à paraître devant l'éternité, quand il n'a plus à faire que de dernières réflexions, de derniers adieux? Non, tout restera suspendu, parce qu'il y a encore des hommes a juger; ils ne seront peut-être jugés que dans six mois, car s'il y a des recours en cassation, il faudra peut-être recommencer le procés pour les autres accusés; ainsi, vous augmentez le supplice par de cruels retards.....

« Voilà les hommes dont vous faites les témoins dans le second procès. Vous arrivez à l'audience du jury, et remarquez que c'est l'histoire anticipée de la loi; vous arrivez à l'audience du jury. Je ne crains pas de le dire, l'accusateur public viendra avec les têtes des premiers condamnés demander la tête des autres, son réquisitoire ne peut être que celui-ci : Messieurs, pour

un même délit qui a été partagé entre deux juridictions, cinq militaires ont été condamnés par un conseil de guerre pour un complot dans lequel ils ont agi avec les hommes que vous avez à juger; il est évident que c'est le même délit; qu'il y a nécessité de condamner, ne fût-ce que pour ne pas tomber en contradiction; car l'acquittement des accusés affaiblirait l'effet de la première condamnation. Ceci est accablant pour le ministère public. »

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Quant à l'effet moral et politique de la loi, M. Dupin croit qu'elle serait funeste à la discipline militaire et qu'elle détruirait, chez les soldats, le caractère de citoyen.

A ses yeux, enfin, les conseils de guerre sont de mauvais jages. Dans les circonstances où la loi civile doit être appliquée, et ce qui l'affecte surtout comme citoyen dans ce projet de loi, c'est qu'il dérobe au pays le jugement des crimes qui intéressent la sûreté de l'Etat. «C'est la société entière qui doit venger ces crimes-là; c'est le jury qui est le gouver« nement représentatif judiciaire ou criminel: c'est le jury « qui doit venger les crimes qui portent atteinte à la sûreté

« de l'Etat. >>

Ce discours, dont la péroraison donna lieu à M. de Lespée de réclamer contre des expressions qui semblaient accuser le maréchal Ney d'avoir montré quelque faiblesse dans son jugement, avait produit une grande sensation.

L'orateur qui lui succéda (M. Emmanuel Poulle) n'en fut point découragé. Il insista particulièrement sur le principe du maintien des juges naturels, qui lui semblait à lui plus légal, plus rationnel, plus certain et moins difficile dans ses applications que l'indivisibilité de la procédure. Il ne pouvait admettre qu'il suffisait d'un seal individu non militaire, mêlé dans un complot ou dans une insurrection, pour soustraire des soldats conspirateurs à la juridiction de leurs juges naturels... Il observait que, dans plusieurs cas ou circonstances, la disjonction des causes s'opérait tout naturellement par la disparition ou la fuite des accusés; qu'elle avait été consacrée dans le célèbre procès d'avril; que le principe était admis aux Etats-Unis; qu'on n'en contestait pas le droit en matière de désertion et d'embauchage, de vol et recèlement d'effets militaires....

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