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néreuses. Quand on considère aujourd'hui les conséquences qu'aurait eues alors une autre conduite, on ne trouve que des paroles de reconnaissance pour les hommes d'Etat qui non seulement bravèrent à cette époque les menaces des factions, mais supportérent les reproches de quelques âmes élevées, pour retenir la France sur le bord d'un abime, et la maintenir dans la ligne politique d'où on voudrait encore la faire sortir aujourd'hui. J'arrive, vous le voyez, à celle question espagnole qui préoccupe tant d'hommes éclairés, et sur laquelle le ministère précédent, vers la fin de son existence seulement, semble avoir abandonné sa première opinion.

« Déjà, vous aurez remarqué comme moi, sur ce grave sujet, le changement de la presse opposante. Rien ne serait plus curieux à relire aujourd'hui que ses colonnes en 1834 et 1835. On croyait alors le cabinet hésitant sur l'intervention; le cri de la presse fut général. Le cabinet, disait-on, voulait faire du juste-milieu en Espagne, dans un pays où il n'en existait pas ; il allait fouler aux pieds l'indépendance nationale et ce principe de non-intervention qui avait été si glorieusement proclamé en 1850. La presse voulait que l'Espagne restat confiée à sa propre énergie; elle accusait ceux qui la gouvernaient de faiblesse, elle en appelait aux masses représentées par les juntes, et flétrissait de toutes les épithètes dont elle est si prodigue l'entreprise d'appuyer de nos baîonnettes le Gouvernement de la reine Christine. Messieurs, c'est qu'au fond de cette question il s'en trouvait une autre. C'est qu'en 1855, il s'agissait d'aller soutenir une constitution ressemblant à la nôtre et des hommes tels que Martinez de la Rosa; c'est que notre intervention pouvait sinon arrêter, du moins suspendre le développement du principe révolutionnaire; c'est qu'elle pouvait encore différer peut-être des événemens tels qué ceux de la Granja; le traité du mois d'avril 1854 et ses articles additionnels existaient cependant alors comme aujourd'hui, mais la presse les interprétait tout autrement. »

Ici le chef du cabinet entrait dans le détail des faits qui avaient suivi le testament et la mort de Ferdinand VII. II exposait les progrès que la civilisation avait faits en Espagne, les lumières que la philosophie y avait répandues dans la classe moyenne, l'espérance d'y établir des institutions semblables aux nôtres, et l'intérêt avec lequel le Gouvernement de la France vit les tentatives du ministère de Martinez de la Rosa... Mais de ce moment la France vit le danger qu'il y aurait pour elle à prendre la responsabilité du succès, à lier strictement sa destinée à celle d'un pays placé entre un passé désormais impossible et un avenir que nul ne pouvait encore définir....

Arrivant à l'époque de la conclusion du traité de la quadruple alliance (22 avril 1854), le ministre faisait observer que la guerre civile était commencée, que la prudence consommée de l'illustre négociateur français (M. de Talleyrand) avait compris les conséquences redoutables de tout engagement qui nous rendrait responsables de l'issue, et que l'art. 4,

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le seul qui regarde la France, prévoyait seulement le cas d'une coopération dont en définitive nous nous réservions toujours de juger l'opportunité. Il ajoutait que les événemens de la guerre civile ayant pris plus d'importance, la France et l'Angleterre sentirent de nouveau le besoin de s'entendre et de spécifier davantage la nature de leurs concours, ce qui avait amené à signer les articles additionnels du 18 août 1834 (1).

Là se bornaient les obligations stipulées par les traités dits de la quadruple alliance, et M. le président du Conseil, en étudiant l'état de la question et chacune des phases qu'elle avait parcourues, s'était convaincu que le cabinet du 11 octobre ni même celui du 22 février n'avaient voulu pour la France d'intervention ou de coopération réelle jusqu'au mois d'août ou de juillet dernier...

Entrant alors dans le détail des négociations qui eurent lieu en 1835 et 1836 entre la France et l'Angleterre, sur la question et l'opportunité de l'intervention ou de la coopération, venant à l'époque où le gouvernement anglais (au mois de mars 1856) ayant cru devoir coopérer en débarquant un certain nombre de soldats pour occuper et défendre au besoin contre les insurgés les places maritimes menacées, invitait la France à partager sa coopération en occupant le port du Passage, Fontarabie et la vallée de Bastan, M. le président du Conseil ajoutait :

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«La réponse ne se fit pas attendre. Dans une dépêche aussi remarquable par la forme que par le fond, dans une dépêche où la plus haute raison s'ex

· (1) (1) « Art. 1er, S. M. le roi des Français s'engage à prendre, dans la partie de ses Etats qui avoisine l'Espagne, les mesures les mieux calculées pour empêcher qu'aucune espèce de secours en hommes, armes ou munitions de guerre, soient envoyés du territoire français aux insurgés en Espagne.

« Art. 2. S. M. le roi du royaume uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande s'engage à fournir à S. M. C. tous les secours d'armes et de munitions de guerre que S. M. C. pourra réclamer, et en outre à l'assister avec des forces navales, si cela est nécessaire. »

prime dans le langage le plus politique, mon prédécesseur (M. Thiers) refuse d'accéder aux propositions de l'Angleterre. Il établit de la manière la plas irrésistible que toute coopération de la nature indiquée conduirait inévitablement la France à une prompte, large et directe intervention; que l'intervention et les immenses sacrifices qu'elle entraînerait de notre part seraient sans but comme sans dignité, si le résultat n'en était pas de pacifier l'Espagne et les partis qui la divisent. Enfin, que si une pareille entreprise pouvait naguère trouver quelques bons esprits disposés en sa faveur, si l'idée d'une intervention ou d'une coopération avait été à une autre époque praticable, elle ne comptait plus personne en France pour elle, depuis que l'anarcbie toujours croissante, et des scènes d'horreur sans cesse renouvelées, avaient tout remis en question dans la Péninsule.

<< Cette dépêche si importante est du 18 mars 4836; elle renferme et exprime beaucoup mieux que je ne saurais le faire toute mon opinion personnelle et toute la politique du nouveau cabinet.

"« Depuis cette dépêche, adressée au général Sébastiani à Londres, jusqu'à l'envoi de M. Bois-le-Comte à Madrid, au commencement d'août, il ne s'écoula que trois mois, et l'état révolutionnaire de l'Espagne n'avait fait que s'aggraver davantage. Les pouvoirs publics y perdaient chaque jour de leur force; l'indiscipline, propagée par les sociétés secrétes, étendait dans tous les rangs de l'armée ses ravages; toutes les raisons, en un mot, opposées avec tant de force dans la dépêche du 18 mars à toute coopération nouvelle ou toute intervention, n'avaient fait que prendre plus de développement, de force, d'évidence.

«Cependant, le cabinet du 22 février avait changé de politique. M. de Bois-le-Comte eut ordre de proposer une large coopération. C'était au moment où M. Isturitz luttait, avec moins d'espoir peut-être que de courage et de dévouement, contre une force qu'on ne maitrise plus lorsqu'on a eu la faiblesse ou le malheur de lui céder. En présence du sombre avenir qui s'approchait, il crut devoir sonder notre envoyé : « Si la constitution de 1812, fui dit-il, était imposée à la reine par la violence, le Gouvernement français regarderait-il le traîté du 22 avril, le traité de la quadruple alliance, comme subsistant encore pour ce qui regarde l'Espagne ?» «Tout ce que je puis dire, répondit M. de Bois-le-Comte, c'est que j'ai été chargé d'annoncer des secours à la reine libre et indépendante, agissant avec le concours de la nation et avec celui des corps politiques régulièrement organisés, et non à la reine réduite à être le jouet d'un parti, ou l'organe d'une volonté étrangère à la sienne. Ces secours n'ont d'ailleurs à nos yeux rien de commun avec le traité de 1834; ce traité à réglé le mode et la mesure de notre coopération; nous avons déjà été beaucoup au-delà des engagemens qu'il nous impose.» R

« Ainsi, Messieurs, vous le remarquerez, l'agent avoué du dernier cabinet, quelques jours encore avant la retraite de ce cabinet, interprétait comme nous les obligations que nous imposent les traités de 1834; et, loin de représenter la coopération qu'il offrait comme dérivant de l'exécution de ces traités, il déclarait de la manière la plus formelle que la coopération proposée était complé tement en dehors des traités.

là m'est ici que doit trouver sa place une observation qui nous donne toute du changement qui s'était opéré dans les vues et la politique du dernier cabinet. Pagk

Jusqu'au mois d'août, jusqu'à la mission de M. de Bois-le-Comte, il avait surtout motivé le refus le plus absolu de toute extension des traités sur l'état révolutionnaire, et presque sur l'absence de toute force gouvernementale en Espagne; et c'est lorsque l'anarchie a fait de nouveaux et de plus effrayans progrés, lorsque toutes les causes qui lui avaient fait repousser l'intervention comme vaine pour l'Espagne et dangereuse pour nous, ont tout envahi, qu'il se décide à coopérer, qu'il se prépare même à intervenir; que dis-je ? il fait plus encore les plus sinistres présages, l'hypothèse posée par M. Isturitz à Ann. hist. pour 1837.

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M. de Bois-le-Comte se réalisent; une poignée de soldats change le gouvernement de l'Espagne, et par la force brutale oblige la reine à reconnaître la constitution de 1812.

« Qui n'aurait cru, Messieurs, qui n'aurait cru que le cabinet du 22 février reviendrait alors à la politique qui, depuis si peu de jours seulement, avait cessé d'être la sienne? Qui d'entre nous alors ne s'était attendu à lui voir reprendre le pouvoir, ou du moins ne plus donner suite à l'intention qu'il avait annoncée de le quitter ? Vous savez ce qui suivit, sans qu'il soit besoin que je le rappelle; mais si yous avez bien voulu me prêter quelque attention, je n'ai plus à vous faire connaitre la politique du nouveau cabinet à l'égard de l'Espagne. Elle est celle qui fut suivie par tous nos prédécesseurs de toutes les dates, de toutes les époques, jusqu'au mois d'août dernier. Comme nous, ils ont dû se décider, en calculant, dans l'intérêt de la France, tous les avantages et les dangers, toutes les chances heureuses ou malheureuses auxquelles l'un et l'autre parti, l'intervention ou la non intervention, nous exposait.

« Quant au danger dont on nous parle, si le prétendant paraissait, l'emporter un seul moment, je ferai une courte et catégorique réponse. Nous détestons l'absolutisme, et nous plaignons les nations qui connaissent assez peu leurs forces pour le subir. Mais si l'absolutisme, chez un peuple voisin, osait tendre la main aux opinions et au parti chez lesquels il croirait rencontrer en France quelques sympathies, ce ne serait pas, comme à la Suisse, une juste réparation que nous lui demanderions. Je vous prierais de vous rappeler alors que ce n'est pas la guerre que nous redoutons de faire à l'Espagne, mais c'est seulement toute ingérence à main armée dans son gouvernement intérieur, qui nous aurait paru une faute et un danger.

<< Gardons-nous surtout, Messieurs, de toute coopération obscure, qui ne ferait que prêter l'appui momentané de succès éphémères à la combinaison qui aurait le pouvoir. La France ne doit rien faire qui ne soit digne d'elle. Au surplus, les conditions dont le gouvernement de Madrid a toujours accompagné ses demandes d'intervention ou de coopération, montrent assez avec quelle promptitude se réveillerait en Espagne la susceptibilité nationale. Notre présence dans ce pays ne tarderait pas à donner au Gouvernement de la reine plus d'embarras que de secours.

«En résumé, Messieurs, vous ne voudriez pas que le sang et l'argent de la France allassent s'engloutir dans la Péninsule, sans dignité, sans but comme sans profit pour elle. L'Estatuto real ou la Constitution de 1812, l'ordre ou l'anarchie dans la Péninsule, sont toutes questions espagnoles dont nous n'avons ni le devoir ni le droit de nous mêler.

« Quant à chasser le prétendant, Messieurs, au 6 septembre, l'entreprise était grave; l'effroyable anarchie qui déchirait l'Espagne, la révolution de la Granja et la Constitution de 1812 étaient venues donner une nouvelle force aux raisons pour lesquelles le cabinet précédent avait refusé de le tenter. A aucune époque assurément, je n'aurais souhaité que nous intervinssions å main armée au-delà des Pyrénées; mais remarquez ceci, Messieurs, et ne l'oubliez pas durant la discussion qui va s'ouvrir, c'est que de tous les cabinets qui ont refusé l'intervention ou la coopération en Espagne, le nôtre est seul qui n'ait pu le faire sans abandonner totalement la politique de nos six années, politique suivie par tous les cabinets précédens.

« La Chambre me pardonnera de m'être étendu aussi longuement sur un seul paragraphe de son adresse, et après une discussion dont la durée a pu déjà fatiguer son attention; mais j'ai cru lui devoir des explications franches et complétes dans une question qui avait amené le changement du cabinet. Je n'ai eu qu'un désir, c'est qu'elle prononçât en parfaite connaissance de cause. Toutes les fois qu'elle prononcera ainsi, j'attendrai avec une ferme confiance sa décision. ».

Ce discours paraissait avoir fait une vive impression sur la majorité de la Chambre, et il était à croire que le chef du cabinet du 22 février (M. Thiers) ne le laisserait pas sans réponse; aussi s'empressa-t-il de monter à la tribune.

«<Qu'il me soit permis, dit-il, après quelques précautions oratoires, de montrer en peu de mots quelle était la position du, cabinet du 22 février quand il s'est retiré.

« On a fait auprès de lui des instances dont il s'honorerá toujours. On lui disait que ce n'était pas une opinion populaire que les Chambres n'avaient jamais été favorables à l'intervention en Espagne. Le cabinet du 22 février a toujours répondu qu'il savait bien que ce n'était pas une opinion populaire, car l'opposition l'avait attaquée plusieurs fois, dans la défiance qu'on avait de ce que le Gouvernement voudrait faire en Espagne.

« Le cabinet connaissait assez l'esprit des Chambres pour savoir que, formées dans un esprit de prudence et de modération, elles attendraient que l'initiative de détermination énergique lui vînt du Gouvernement, et que jamais, en présence d'un cabinet sorti et d'un cabinet présent, dont l'un disait : «Ne faites pas !» et dont l'autre disait «Faites ! » la préférence serait donnée au cabinet existant, qui conseillerait l'inaction et le repos.

« Tout cela, Messieurs, je ne m'en plains pas; je le dis seulement pour montrer que le cabinet du 22 février, en se retirant, ne s'est pas fait illusion. Il s'est retiré parce qu'il était convaincu. Sur huit miniştres, sept furent du même avis. Il y avait là des maréchaux de France, des hommes d'origine différente, et tous, sept du moins, furent du même avis. Il y avait là aussi, qu'il me soit permis de le dire, des hommes positifs qui ne passent pas pour des esprits chimériques, des hommes d'ordre, très attachés à cette politique que nous avons professée et soutenue depuis six ans ; et cependant, je le répète, sept sur huit ont partagé cet avis.

« Pour mon compte, Messieurs, c'est avec un véritable regret que je viens dire à un Gouvernement auquel je suis attaché, entièrement attaché, que, dans ma conviction profonde, il se trompe. C'est avec beaucoup de peine que je le fais.

« Je suis, dis-je, très attaché à ce Gouvernement, et c'est naturel ; je n'en ai jamais aimé ni servi un autre. Je l'ai servi dans ses jours de périt, et si je m'en suis séparé sur une question, assurément on ne peut pas dire que c'était dans un temps où il y a faiblesse à s'éloigner de lui.

Si ces périls, Messieurs, pouvaient se représenter, je serais ce que j'ai été, car j'aime toujours ce que j'ai aimé. Mais en présence d'un dissentiment d'une immense gravité, car il y avait là une couronne en péril, un traité contesté, l'ébranlement de toutes nos alliances, il y avait, de plus, je në dirai pas la certitude, mais la possibilité d'une contre-révolution; devant un tel dissentiment, aucun de nous n'a dû reculer. J'ai pu me tromper, mes collègues ont pu se tromper aussi, mais au moins je demande qu'on laisse au ministère du 22 février l'honneur de sa retraite, car elle a été parfaitement désintéressée.»>

Entrant ensuite dans le détail des faits après quelques considérations sur la situation générale et constante de la France et de la Péninsule pour prouver l'immense intérêt qui les attachait l'une à l'autre, M. Thiers démontrait la nécessité où le Gouvernement s'était trouvé, de se prononcer, dès l'an

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