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LES DESSOUS D'UNE « ILLÉGALITÉ

CE QUE VEUT LE MINISTRE DES CULTES

17 juin 1909.

M. Briand vient d'attribuer les biens de la fabrique de Sains-les-Fressins (Pas-de-Calais) à « l'Association cultuelle catholique » des communes de Sains-les-Fressins et de Torcy. Les journaux religieux, notamment la Croix, s'indignent de cet acte du pouvoir civil où ils dénoncent une « illégalité cynique », et encore une « illégalité flagrante », pour cette raison que les cultuelles étant nettement condamnées et interdites par l'Encyclique Gravissimo, celle des communes de Sains-les-Fressins et Torcy n'a pas pu se constituer « en se conformant aux règles d'organisation générale du culte dont elle se propose d'assurer l'exercice ». Donc violation, par le décret du 5 juin, de l'article 4 de la loi du 9 décembre 1905; et nos confrères d'opposer « M. Briand ministre » à « M. Briand législateur ». M. Briand « viole effrontément sa propre loi », dit la Croix, qui lui décerne le titre de « patron des schismatiques » et lui prête les intentions les plus noires.

Si une telle interprétation du décret du 5 juin était exacte, le ministre des Cultes aurait commis un acte en complète opposition, non seulement avec la loi de 1905, dont il est l'auteur, mais avec la politique de modération et d'attente qu'il a toujours affirmée et suivie personnellement vis-à-vis de l'Église, malgré les déboires successifs que devait entraîner pour lui l'attitude si énergiquement et si constamment intransigeante du Saint-Siège.

A-t-il commis cet acte? C'est bien invraisemblable et, en

toute hypothèse, la chose séquences qu'elle peut avoir près.

étant données les graves conmérite d'être examinée de

Et d'abord le décret du 5 juin, portant attribution des biens d'une ancienne fabrique catholique à une association qui se dit catholique aussi, qui se réclame au surplus d'un prêtre catholique romain, curé depuis dix-huit ans de la paroisse ou de l'une des deux paroisses en cause, est-il aussi évidemment illégal qu'on le prétend? Dans le monde gouvernemental on nie cette illégalité, et voici les raisons qu'on allègue, raisons que beaucoup jugeront sans doute un peu subtiles mais qu'il n'en est pas moins utile de connaître :

L'association cultuelle de Sains-les-Fressins réclame les biens de l'ancienne fabrique. Elle présente, à l'appui de cette réclamation, des statuts où elle affirme son intention d'assurer l'exercice du culte catholique, et sa possibilité de l'assurer par le ministère d'un prêtre catholique romain, qui n'est d'ailleurs pas un ecclésiastique de fantaisie, mais un prêtre véritable, curé depuis dix-huit ans de la paroisse intéressée. Les conditions extérieures de l'article 4 sont réalisées. Il est vrai que le prêtre dont il s'agit a été interdit par son évêque, lequel lui a même donné un successeur. Mais cette sentence d'interdit n'a pas été et n'avait d'ailleurs pas à être communiquée au ministre des Cultes. Donc, officiellement, il l'ignore. Donc, il ignore de même si le prêtre que présente la cultuelle a ou n'a pas la juridiction qui lui est nécessaire pour assurer l'exercice du culte. Il ne sait donc pas en réalité, entendez il ne sait pas authentiquement, officiellement, si la cultuelle de Sains-les-Fressins s'est constituée «en se conformant aux règles d'organisation générale du culte ». Il préjuge provisoirement en sa faveur parce qu'elle remplit les conditions extérieures de l'article 4. Il lui attribue donc les biens de la fabrique, mais bien

NARFON.

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entendu sous les réserves qui découlent de la loi elle-même. Le Conseil d'État jugera en dernier ressort de la question où le ministre ne croit pas devoir s'engager plus avant. Le Conseil d'État est investi de ce droit par l'article 8. Il suffira que l'une quelconque des parties intéressées lui défère le décret du 5 juin. Et si le Conseil d'État, faisant application de l'article 4 en tenant compte, au surplus, de toutes les «< circonstances de fait » aux termes de l'article 8, et par conséquent de la sentence d'interdit dont il sera extrêmement facile de lui prouver l'existence, estime qu'en effet la cultuelle ne s'est pas constituée en se conformant aux règles générales... etc., il annulera le décret du 5 juin, et tout sera dit. La loi sera sauve, et aussi les intérêts des ayants droit. Voilà l'opinion du gouvernement. Les motifs invoqués ne sont peut-être pas extrêmement concluants. Et le ministre aurait pu, semble-t-il, invoquer les mêmes ou à peu près pour refuser l'attribution, car la présomption en faveur de la cultuelle est précisément, dans ces motifs, ce qui paraît le moins raisonnable. Seulement, dans le cas de refus, suivi naturellement à brève échéance de l'attribution des biens litigieux à quelque établissement de bienfaisance, c'est la cultuelle lésée qui aurait eu le droit d'adresser un recours au Conseil d'État.

Mais l'aurait-elle fait? On en peut douter, car ce faisant, elle serait allée au-devant d'un échec certain. Or, j'ai des raisons de croire que M. Briand tient absolument à ce que le Conseil d'État soit mis en mesure de trancher un débat de cette sorte. L'intérêt qu'il y a est évident, si l'on veut bien admettre que le père de la loi de 1905 soit intéressé à faire la démonstration que le Conseil d'État, à supposer que la loi de 1905 eût été acceptée par le Pape, aurait interprété de la manière la plus orthodoxe les articles 4 et 8 combinés, et donc que cette loi, en investissant le Conseil d'État du

pouvoir de trancher sans appel, éventuellement, des questions de fait intéressant l'orthodoxie, donnait aux catholiques les garanties dont ils ont besoin à cet égard.

On sait d'ailleurs que c'est là justement ce que le Pape nie dans l'Encyclique Gravissimo, et que cette insuffisance de garanties est la raison la plus avouée, sinon la plus déterminante ou la plus connue, pour laquelle Pie X a rejeté les cultuelles, même sous la forme à la fois légale et canonique que proposait le vénérable archevêque de Besançon.

On voit par là à quel véritable mobile a dû obéir M. Briand en attribuant à une cultuelle qu'il sait fort bien être schismatique les biens d'une ancienne fabrique. Il serait tout à fait injuste, pour peu que l'on y réfléchisse, de l'accuser à ce propos de favoriser un schisme, d'ailleurs tout local, auquel il est par surcroît manifeste qu'il n'a aucun motif de s'intéresser. Il ne peut, en outre, douter que son décret du 5 juin, s'il est déféré au Conseil d'État, ne soit annulé ; et il semble enfin clair comme le jour qu'il n'a signé ce décret qu'avec cette arrière-pensée et ce désir.

Mais le décret du 5 juin sera-t-il déféré au Conseil d'État ? On ne comprendrait guère qu'il ne le fût point. Aux termes de l'article 15 du règlement d'administration publique du 16 mars 1906, il peut l'être par l'une quelconque des parties intéressées, soit par un paroissien un seul suffit Sains-les-Fressins, soit par le curé légitime de la paroisse

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et celui-là est assurément le mieux indiqué soit peutêtre par quelque établissement de bienfaisance qui réclamerait les biens indûment attribués à la cultuelle et qui serait donc certainement intéressé à faire annuler cette attribution 1.

1. Le curé et deux habitants de Sains-les-Fressins adressèrent plus tard effectivement un recours au Conseil d'Etat contre le décret du 5 juin. Et la cultuelle schismatique fut, sans aucune difficulté, dépossédée.

Mais, enfin, c'est normalement au curé légitime et aux paroissiens de Sains-les-Fressins qu'il appartient de se pourvoir devant le Conseil d'État. Aucune encyclique ne le leur défend. Et si, d'autre part, il ne peut y avoir pour les catholiques, comme pour le gouvernement, qu'un intérêt d'ordre spéculatif à ce que le Conseil d'Etat soit saisi, c'est tout de même fort intéressant.

LA RÉPONSE DU CONSEIL D'ÉTAT

A L'ENCYCLIQUE GRAVISSIMO

28 décembre 1910.

Cette réponse est d'hier. L'Encyclique Gravissimo est de l'année 1906. Et cependant le Conseil d'État ne saurait être accusé de négligence, car l'occasion ne lui avait pas encore été fournie d'établir expérimentalement l'inanité des motifs invoqués par Pie X dans ladite Encyclique pour s'opposer à ce que l'Église de France s'adaptat, selon le vœu de la quasi unanimité de ses évêques, à la loi du 9 décembre 1905. Ces motifs tenaient en un seul : l'autorité du pontife romain et des évêques n'était pas suffisamment sauvegardée dans la nouvelle législation; elle ne l'était pas, attendu que les garanties données à l'orthodoxie par l'article 4, qui ne permettait pas qu'une association succédât ès biens aux fabriques à moins de s'être conformée entièrement aux règles d'organisation générale du culte dont elle se proposait d'assurer l'exercice, se trouvaient pratiquement supprimées par l'article 8, lequel, prévoyant le cas où plusieurs associations réclameraient les mêmes biens, conférait au Conseil d'État le droit de trancher souverainement ce litige « en tenant compte de toutes les circonstances de fait ».

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